Publié par : gperra | 2 Mai 2012

Qui sont les anthroposophes ? Les différents cercles du milieu anthroposophique

Qui sont les anthroposophes ?

Les différents cercles du milieu anthroposophique

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De vrais-faux anthroposophes sont-ils parmi nous ?

La question de savoir qui sont les anthroposophes est simple, mais elle appelle une réponse complexe. Pour juger de son importance, qu’il me soit tout d’abord permis d’évoquer une anecdote judiciaire. Lors du procès qui m’a opposé à la Fédération des écoles Steiner-Waldorf, le 5 avril 2013, la Cour a entendu le témoignage de Henri Dahan, Délégué Général de cette institution représentative. Interrogé par la défense, celui-ci commence par répondre qu’il n’est pas anthroposophe, puisqu’il n’est pas membre de la Société Anthroposophique. Devant l’insistance de mon avocat, Henri Dahan finit par admettre qu’il est bien anthroposophe. Ainsi, nous voyons comment les hauts dirigeants des institutions issues de l’Anthroposophie, comme les écoles Steiner-Waldorf, jouent sciemment sur un certain flou régnant autour de l’identité des anthroposophes. Ce flou concerne les modes d’appartenance aux institutions anthroposophiques, mais aussi l’adhérence à la doctrine anthroposophique. A partir de quel degré d’adhésion intellectuelle se dit-on anthroposophe ? Et le fait de ne pas appartenir formellement à la Société Anthroposophique permet-il de prétendre ne pas l’être ? Le cas d’Henri Dahan est exemplaire, puisqu’il s’agit d’une personne adhérant complètement aux doctrines de Rudolf Steiner, pratiquant certainement de manière assidue des rituels anthroposophiques, comme les « méditations », adoptant certaines de leurs coutumes alimentaires, vestimentaires et hygiéniques, possédant (peut-être) un compte en banque à la NEF et achetant des produits Weleda, se faisant (probablement) suivre par un médecin anthroposophe, travaillant dans une institution Steiner-Waldorf… Mais qui n’a aucun problème à déclarer, sous serment, qu’il n’est pas anthroposophe ! Avant de se raviser… Comment une telle chose est-elle possible !?

A mon sens, les anthroposophes profitent des marges qui séparent le formel de l’informel en matière de rapports à l’Anthroposophie et à la Société Anthroposophique, à des fins de dissimulation. Je crois même que sont mises en œuvre des procédés d’élargissement de ces marges, afin de tromper la vigilance des gens. Cet habile stratagème a plusieurs avantages. D’une part, cela permet aux institutions issues de l’Anthroposophie de prétendre être totalement indépendantes à l’égard de la Société Anthroposophique, alors qu’en réalité il n’en est rien. D’autre part, cela permet à un grand nombre de gens d’adopter une identité d’anthroposophe sans même en prendre conscience, sans se rendre compte de la transformation qui s’est opérée en eux et dans leur vie. Tant qu’elles n’ont pas pris leur carte de la Société Anthroposophique, elles n’ont pas à s’avouer à elles-mêmes, ni à dire aux autres, qu’elles sont anthroposophes. Même une fois cet acte accompli, il est encore possible pour elles de ne pas se déclarer anthroposophes, puisque ce terme désigne plus, à leurs yeux, un idéal à atteindre plutôt qu’une identité sociale effective, comme nous le verrons. Une récente interview du clown anthroposophe suisse Dimitri illustre parfaitement cette impression de liberté que veut donner la Société Anthroposophique à ceux qui s’en approche :

« – Etes-vous un adhérent ?

– J´ai toujours une hésitation à le dire ainsi. Je ne suis pas membre de la Société anthroposophique, car j’aime ma liberté et mon indépendance. Mais ce qui est beau, c’est que l’Anthroposophie ne se limite pas à cela. On ne se sent jamais obligé d’une quelconque façon d’y adhérer. Cela offre une liberté merveilleuse. »

Ce clown est en réalité un triste sir qui cache volontairement une appartenance très étroite à l’Anthroposophie en prétextant de sa non-adhésion à la Société Anthroposophique. Il est loin d’être le seul à agir ainsi. Ce phénomène pourrait être repéré par exemple en ce qui concerne une personnalité médiatique comme Pierre Rabhi, et son mouvement Colibris. En effet, lorsque Rabhi est interrogé, il affirme qu’il n’est pas anthroposophe. Pourtant, dans son domaine agricole, il organise des stages de Biodynamie, la méthode d’agriculture magico-religieuse de Rudolf Steiner, à laquelle il fut très tôt initié, ainsi qu’il le raconte dans son ouvrage intitulé Du Saharah aux Cévennes. On m’avait d’ailleurs donné ce livre à lire à l’âge de 16 ans, lorsque j’étais élève dans une école Steiner-Waldorf. (Les anthroposophes adorent ce genre de caution de « personnalités du monde extérieur », comme ils les appellent, qui n’ont en fait absolument rien d’extérieur à leur mouvement). De plus, bon nombre de personnalités de son mouvement sont des anthroposophes. Et Pierre Rabhi donne fréquemment des conférences dans des institutions liées à l’Anthroposophie, comme les écoles Steiner-Waldorf. Son mouvement figure même sur la liste des amis et soutiens de la Fédération des Écoles Steiner-Waldorf. Or, selon moi, il est absolument impossible de pratiquer – et encore moins d’enseigner – la Biodynamie sans une adhésion totale à la doctrine ésotérique de Steiner. Il faut même pour cela s’être engagé dans des pratiques cultuelles et magiques de l’Anthroposophie. Comment donc, le sachant, pourrait-on considérer que Pierre Rabhi ne serait pas anthroposophe ?!

Par contre, la réponse à cette question sera selon moi inverse en ce qui concerne quelqu’un comme Jean-Marie Pelt, le fameux botaniste et chroniqueur de France-Inter. Certes, ce dernier soutient publiquement les institutions anthroposophiques. Il a même pris ouvertement la défense des écoles Steiner-Waldorf. Il est très probablement en lien permanent avec des dirigeants du M.A.B.D. (Mouvement d’Agriculture Biodynamique), ainsi que certains des dirigeants de la Société Anthroposophique. (Jean-Michel Florin, Président du M.A.B.D. est membre de la Société Anthroposophique et de son École de Science de l’Esprit). Mais Jean-Marie Pelt n’a jamais fait preuve, à mon sens, de la moindre compréhension profonde de la doctrine anthroposophique et n’a pas modifié sa manière d’être comme l’aurait fait quelqu’un devenant un anthroposophe. Cela m’est apparu de manière particulièrement nette lors du congrès du 22 novembre 2008, auquel je participais (Agriculture et Éthique du Vivant). Jean-Marie Pelt y donnait une conférence et la salle était bondée d’anthroposophes. Il avait accepté de faire pour eux une réduction importante sur le prix habituel de sa prestation. Il y parla de son dernier livre (Nature et spiritualité, en collaboration avec Franck Steffan – Éditions Fayard) consacré aux rapports religieux et mystiques des hommes à la Nature. On aurait pu s’attendre à des connexions profondes avec les anthroposophes sur ce sujet. Mais il n’en fut absolument rien. La plupart des participants restèrent très polis, mais une grande vague de déception souleva la salle lorsqu’on se rendit compte que les propos de Jean-Marie Pelt s’apparentaient à un tiède œcuménisme spiritualiste, et ne rejoignait que de manière très lointaine les thèses ésotériques de Steiner en matière de relation de l’Homme à la Nature. De plus, le ton qu’il adoptait et la forme d’humour dont il faisait preuve étaient tellement aux antipodes des attitudes des anthroposophes que ceux-ci en étaient tout autant stupéfaits qu’agacés. L’ésotérisme steinerien est pour Pelt un objet de curiosité et d’intérêt évident, mais je ne le crois pas à proprement parler anthroposophe. Pour l’être au sens fort, il devrait non seulement adhérer de façon un peu plus précise à leurs idées et soutenir les institutions anthroposophiques, comme il le fait, mais il faudrait également que son mode de vie et son comportement aient été modifiés profondément par l’Anthroposophie, ce qui ne semble pas être le cas. A l’occasion de ce congrès, Antoine Dodrimont, Président de la Société Anthroposophique en France, donna d’ailleurs à Jean-Michel Florin (Président du Mouvement d’agriculture Bio-Dynamique) certaines instructions sur la manière dont il fallait solliciter à l’avenir les contributions de Jean-Marie Pelt, afin de ne pas scandaliser les anthroposophes, qui ne supportent pas d’entendre un autre discours que celui des thèses steineriennes. Ainsi, il existe beaucoup de gens qui, comme Pelt, sont des proches de l’Anthroposophie, prêts à la défendre, en raison d’une accointance générale envers l’ésotérisme et le spiritualisme, mais sans connaître vraiment l’Anthroposophie, et surtout sans adhérer à des modes de pensée et des comportements constitutifs de leur identité.

Afin de rendre au lecteur perceptible toute la complexité de cette question préliminaire, qu’il nous soit permis d’évoquer un autre cas de connivence entre une personnalité connue et l’Anthroposophie, à savoir le cas de l’écrivaine Nancy Huston. Celle-ci se présente en effet comme une personnalité libre et indépendante, n’appartenant aucunement aux cercles des anthroposophes. C’est à ce titre qu’elle a dernièrement pris la défense d’une école Steiner-Waldorf canadienne (La Roselière). Elle admet avoir été élève dans une école Steiner-Waldorf lorsqu’elle était adolescente (lire sa biographie parue aux Éditions Actes Sud), mais en aucun cas être devenue elle-même une anthroposophe. Pourtant, lorsqu’on lit attentivement ses écrits, ou ses prises de positions publiques, on s’aperçoit qu’elle est en fait bien plus imprégnée de la doctrine anthroposophique qu’elle ne veut bien l’avouer publiquement. Simplement, il faut avoir été, comme moi, anthroposophe, pour le repérer derrière les formules romantiques ou poétiques qu’elle utilise. Ainsi, dans certaines tournures stylistiques, certaines représentations qu’elle utilise, dans son vocabulaire, apparaissent en demi-teinte des concepts ésotériques typiquement steineriens. Elle serait donc, à mon sens, une anthroposophe avançant masquée dans la société civile, sachant travestir ses idées grâce à une plume agile. Les anthroposophes ont d’ailleurs un nom de code pour ce type de personnes. Ils les appellent « les grands témoins », ou « les passeurs bienveillants« . Ce vocable désigne les personnalités qui ne se sont pas coupées – comme la plupart des anthroposophes – de la société et des gens normaux, et qui sont susceptibles de faire entendre le discours des anthroposophes à l’extérieur des cercles internes du milieu anthroposophique, en lui conférant des accents audibles. Ils constituent aussi une sorte d’armée de réserve que les instances de l’Anthroposophie sonnent en cas de besoin urgent, c’est-à-dire lorsque leurs institutions sont menacées et/ou ouvertement désignées comme sectaires.

Enfin – comme si le sujet n’était pas déjà suffisamment complexe – il y a aussi les personnalités opportunistes, capables de défendre les anthroposophes par intérêt personnel. On peut se demander si la lettre écrite par Jack Lang, ancien Ministre socialiste, en vue de défendre les écoles Steiner-Waldorf, n’entrerait pas dans la logique de cette catégorie, à moins que le fait d’avoir une nièce impliquée dans les écoles Steiner-Waldorf ait pu influer certaines de ses décisions au moment où, en 2000, la société française avait failli prendre conscience du caractère sectaire de ces institutions.

Comment reconnaître un anthroposophe ?

La question est donc de savoir comment s’y retrouver dans cette jungle constituée de multiples figures : les sympathisants de l’Anthroposophie qui ne la connaissent pas vraiment, les anthroposophes masqués qui ne veulent pas avouer publiquement être des leurs, ceux qui ne font que fréquenter leurs institutions, ceux qui y sont engagées, ceux qui ont leur carte de la Société Anthroposophique, les membres de l’École de Science de l’Esprit (un grade supérieur au sein de la Société Anthroposophique, comme nous le verrons), etc. En effet, il n’est pas possible de dire précisément de telle ou telle personne qu’elle est anthroposophe en se basant seulement sur les croyances qu’elle professe. Il s’agit aussi de tournures de pensée, de modes de vie, de comportements et de types d’implications dans les institutions anthroposophiques. Cet article a pour ambition de tenter d’éclaircir ce flou régnant autour de l’identité des anthroposophes.

Les trois modes d’adhésion à l’anthroposophie

Il y a selon moi trois aspects caractérisant l’adhésion à l’Anthroposophie :


– l’adhésion intellectuelle ;

– l’adhésion sociale ;

– l’adhésion comportementale.

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a ) L’adhésion intellectuelle

Elle comporte plusieurs aspects :

– l’adoption de certaines idées ésotériques générales ;

– l’adhésion à certaines idées ésotériques spécifiques à Rudolf Steiner ;

– l’adhésion à certaines tournures d’esprit ;

– l’adoption d’un vocabulaire spécifique de l’Anthroposophie.

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b) L’adhésion sociale

Elle peut comporter plusieurs aspects :

– fréquenter une des institutions issues de l’Anthroposophie : école Steiner-Waldorf, crèche d’inspiration Steiner-Waldorf, groupe d’éveil et de jeux pour les tout-petits, N.E.F., M.A.B.D., Communauté des Chrétiens, groupes d’étude de la Société Anthroposophique, centre de formation anthroposophique comme l’Institut Rudolf Steiner, ou Didascali (pédagogie), centre de formation à la peinture Hauschka, etc. ;

– suivre les conférences de la Société Anthroposophique ;

– suivre les conférenciers indépendants professant la doctrine de Rudolf Steiner ou se référant notamment à lui ;

– suivre un atelier artistique d’inspiration anthroposophique : « Eurythmie », mime, théâtre, peinture, modelage, musique, etc ;

– avoir recours aux services d’un praticien de la santé et du domaine médico-social lié à l’Anthroposophie : thérapeute, conseiller diététique, orthophoniste, infirmier, babby-sitter, nounou, etc.

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c) L’adhésion comportementale 

Elle peut comporter plusieurs aspects :

– l’adoption de pratiques méditatives spécifiques aux anthroposophes ;

– l’adoption d’habitudes alimentaires spécifiques aux anthroposophes (végétarisme ou tendance au végétarisme, consommation de produits bio Demeter) ;

– l’adoption de pratiques éducatives spécifiques aux anthroposophes;

– l’adoption de comportements hygiéniques spécifiques aux anthroposophes (consommation de produits homéopathiques de la firme Weleda, etc.) ;

– l’adoption de pratiques cultuelles spécifiques aux anthroposophes : recours aux sacrements de la Communauté des Chrétiens, recours à l’Eurythmie et à certains de ses gestes comme modes d’interventions cultuelles, recours à certains textes de Steiner comme supports de cérémonies religieuses, etc.  ;

– l’adoption de comportements vestimentaires spécifiques à l’Anthroposophie (un certain style de vêtements, de couleurs, etc) ;

– l’adoption de critères esthétiques ou de pratiques décoratives spécifiques aux anthroposophes, parfois issus d’indications données par Rudof Steiner lui-même (couleurs des murs, coupe de cheveux, etc) ;

– l’adoption de comportements sexuels spécifiques aux anthroposophes (indiqués notamment dans le livre d’Athys Floride, Ed. Novalis), ou donnés en exemple dans certains cercles fermés de l’Anthroposophie ;

– le financement, par le biais de dons ou de legs, d’institutions liées à l’Anthroposophie.

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On peut reconnaître un anthroposophe au fait qu’il adopte un ou plusieurs de ces aspects intellectuels, sociaux ou comportementaux. Plus ceux-ci sont nombreux, plus la personne est anthroposophe.

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Les différents cercles de l’Anthroposophie

Il existe donc un grand nombre de gens qui, à des distances variables, gravitent autour de l’œuvre de Steiner et/ou de la Société Anthroposophique. Afin de comprendre la structure et l’étendue de l’Anthroposophie, puis parvenir à déterminer qui sont réellement les anthroposophes, il est nécessaire de tracer une géométrie différenciée des personnes concernées par ce phénomène. Ce n’est qu’ainsi que l’on s’apercevra de son étendue et qu’on comprendra son pouvoir, lequel s’étend selon moi, en France, bien au delà des quelques 1300 adhérents de la Société Anthroposophique en France. Il faut différencier au moins 5 cercles, en partant du plus large pour arriver au plus restreint. On peut pour cela s’appuyer sur des signes extérieurs d’appartenance, qui sont tout à fait identifiables et qui permettent de dire auquel de ces cercles une personne appartient :

  • Le premier cercle : les lecteurs superficiels de Steiner. Il touche de nombreuses personnes qui n’ont presque jamais entendu parler de la Société Anthroposophique et qui n’auraient de toute façon pas eu l’intention d’y adhérer. Elles trempent dans différentes formes d’ésotérismes, ou prônent les médecines douces, ou certains modes d’alimentation radicaux. Parmi d’autres lectures, elles lisent Steiner. Ainsi, j’ai été très étonné d’apprendre que ma professeur de Yoga, à l’époque où j’ai pratiqué cette discipline entre 2007 et 2009, qui pourtant se revendiquait de la philosophie indienne du Kundalini, donnait à ses élèves, pour le temps de Noël, des indications de méditations que l’on trouve chez Steiner. Chez elle, la lecture de cet auteur pouvait s’amalgamer sans aucun problème à ses convictions bouddhistes et yogiques. Sans doute aurait-elle été très surprise si je lui avais montré des passages précis où Steiner condamne expressément la pratique du Yoga et s’oppose à certains aspects de la conception bouddhiste de la réincarnation. Il n’y avait aucun problème pour elle, à condition de ne pas pousser trop loin l’examen des doctrines, à conjuguer ses croyances orientales aux idées de Rudolf Steiner. Une autre fois, c’est ma professeur de sculpture, de l’atelier municipal de ma commune, adepte de naturopathie, qui déclarait qu’elle s’offrait une à deux fois par an « un Steiner ». Nombreux sont ainsi les adeptes de différents courant plus ou moins New-Age intégrant tout naturellement Steiner, sans se rendre compte de l’exigence d’exclusivité intrinsèquement contenu dans l’Anthroposophie, ni même de l’opposition radicale de cet auteur à certains des thèmes auxquels ils adhèrent. A titre d’exemple, on peut mentionner le thème de l’entrée dans l’ère du Verseau, dont les courants New-Age de toutes sortes annoncent l’imminence, tandis que Steiner affirme dans toute son œuvre que l’actuelle civilisation n’en serait qu’au commencement de l’ère des Poissons (Lire à ce sujet le livre de Christian Lazaridès, Vivons-nous au commencement de l’ère des Poissons, Ed. EAR.). Ainsi, Steiner est-il lu et apprécié par de nombreuses personnes qui ne font pas preuve de beaucoup d’esprit critique ni de cohérence vis-à-vis de leur propre système de pensée. Ici, les signes d’appartenance extérieurs sont peu nombreux : quelques ouvrages de Steiner dans sa bibliothèque, des produits Weleda dans sa salle de bain, une consommation de produits biologiques, des vêtements de style New-Age, etc. Pour me faire comprendre, je dirais que ce sont tous les gens qui fréquentent le Salon Marjolaine une fois par an. La Société Anthroposophique est parfaitement consciente qu’il s’agit là d’un vaste réservoir d’adhésion et de soutien qu’il s’agirait de toucher, car ce sont les plus perméable à ses points de vue. C’est pourquoi elle lance régulièrement des appels dans sa direction, comme par exemple la pétition Eliant qui, à mon sens, n’a pas d’autres but que de promouvoir l’Anthroposophie derrière un combat apparent contre l’interdiction de certains médicaments homéopathiques.

    Les anthroposophes ont ainsi un véritable flair qui leur permet de sentir chez les personnes auxquels ils s’adressent leurs centre d’intérêts et y adapter leurs discours promotionnels, profitant du fait qu’ils ont de nombreuses cordes à leur arc. Par exemple, lorsque des parents viennent se renseigner auprès d’une école Steiner-Waldorf, le pédagogue anthroposophe saura repérer le type de discours adéquat susceptible de les décider à y inscrire leur enfant :

    – Vous accordez beaucoup d’importance au respect de l’environnement ? Ici, la cantine est 100% biologique vous savez !

    – Vous êtes en révolte contre le moule de l’Éducation Nationale ? Ici, nous respectons l’individualité de chaque élève : accueillir chaque enfant comme une personne unique est notre devise !

    – Vous n’approuvez pas le laxisme de certains courants pédagogiques alternatifs : ici nos enfants doivent respecter des règles et suivre des « rituels » qui vont structurer leurs apprentissages ;

    – Vous trouvez que l’on demande trop de travail aux enfants et qu’on les enferme dans un carcan où ils ont du mal à s’épanouir ? Notre pédagogie accorde une grande importance au libre jeu, que le philosophe allemand Friedrich Schiller a remarquablement théorisé dans ses Lettres pour une éducation esthétique de l’humanité (et que Rudolf Steiner, le fondateur de notre pédagogie, a développé) ;

    – Vous êtes ouverts à une approche spiritualiste ? Ici, nous cultivons une forme de pédagogie basée sur le rapport de l’homme à la dimension spirituelle de l’être humain, grâce à l’anthropologie spirituelle de Rudolf Steiner, qui a élargit l’anthropologie traditionnelle !

    – Vous vous sentez proches de la Nature et vous voudriez que votre enfant le soit aussi ? Ici, nous respectons les rythmes du cosmos et nous développons une approche de la nature pleine de respect et de vénération !

    – Vous êtes Chrétiens ? Ici, nous fêtons toutes les fêtes traditionnelles du Christianisme, comme la Saint Jean, la Saint Michel, la Saint Antoine, etc !

    – Vous êtes de tendance non-confessionnelle ? Nos écoles ne sont pas basée sur une confession religieuse particulière, mais nous ouvrons l’esprit des enfants à toutes les formes d’expressions religieuses, en leur racontant des mythes et des légendes appartenant à toutes les confessions et toutes les traditions ! Par exemple, nous leur racontons tout aussi bien la mythologie grecque qu’égyptienne, ou les récits de la Bible, etc.

    – Vous êtes Bouddhiste ? Notre pédagogie se fonde sur l’Anthroposophie de Rudolf Steiner, qui accorde une grande importance à la loi du karma et de la réincarnation.

    – Vous désapprouvez les formations intellectuelles trop poussées ? Ici, nous faisons faire aux enfants un grand nombre d’activités pratiques et de travaux manuels !

    – Vous avez une sensibilité artistique ? Ici, les enfants touchent à tous les arts !

    – Vous voudriez que vos enfants soient ouverts aux sciences ? Savez-vous que notre démarche d’apprentissage des disciplines scientifiques donne d’excellents résultats, en privilégiant l’approche sensible sur la théorie, un peu comme la démarche intitulée La main à la patte. Ça vous dit quelque chose ?

    – Vous êtes d’origine étrangère et avez une sensibilité cosmopolite ? Ici, nous pratiquons l’apprentissage des langues étrangères dès le CP et notre pédagogie est répandue à travers le monde entier ! Dans les « Grandes Classes« , nous organisons toujours un voyage de classe à l’étranger.

    Quel que soit votre centre d’intérêt spécifique, les pédagogues anthroposophes sauront le repérer et sortir de leur vaste panoplie le discours qui saura vous séduire et vous convaincre.

    Toutefois, ce hiatus entre des anthroposophes purs et durs, à la doctrine rigide et spécifique (comme nous le verrons dans notre étude du « quatrième cercle ») et des sympathisants aux idées « écolos » et « new-age » ne tient pas à la seule paresse intellectuelle de ces derniers. Les anthroposophes savent en effet les approcher avec des discours consensuels et des attitudes apparemment ouvertes à leurs manières d’être, de vivre et de voir. Ainsi, le Président de la Société Anthroposophique en France, Antoine Dodrimont, n’hésitait pas à se rendre, par exemple, au Congrès des amis de Gitta Mallasz, l’auteur des Dialogues avec l’Ange, alors que l’Anthroposophie qualifierait sans doute très négativement ce genre de courant spiritualiste, le taxant de « luciférien ». De même, lorsque je collaborais étroitement avec lui, il se rendait parfois à des conférences ou des rassemblements d’autres mouvements religieux, ou des conférences, comme celles des Frères Dominicains, où il ne manquait pas de faire quelques petites interventions polies, tentant de fraterniser. Ainsi, quand les anthroposophes s’adressent aux sympathisants, ils le font en sachant gommer toutes leurs aspérités. Cette caractéristique est à mon sens propre à toute cette mouvance du « nouvel age », où l’on s’efforce constamment de présenter des apparences chaleureuses et séduisantes.

    Il faut également ajouter que l’attrait exercé par les anthroposophes sur ce premier cercle ne tient pas seulement à un processus de séduction. Une raison plus profonde est à l’œuvre. Pour la décrire, il nous faut considérer l’un des aspects actuels des religions traditionnelles. Il s’agit du « vieillissement » des comportements, des habitudes et des rituels. Ceux-ci semblent avoir progressivement perdu leur sens au niveau de leur manifestation sensible. Les pratiques ne semblent plus habitées. Pour me faire comprendre, je peux évoquer par exemple ce que l’on est susceptible de ressentir lors d’une messe catholique traditionnelle, en observant les gestes du curé : ceux-ci sont extrêmement précis, méticuleux, répondant à des exigences canoniques millénaires. Mais ils ont aussi quelque chose de mécanique, de même que la voix du prêtre. Une certaine uniformité semble avoir envahi le rituel, donnant l’impression que celui-ci n’est plus vivant. Au contraire, lorsque les anthroposophes font quelque chose, que ce soit un rituel comme un « Acte de consécration de l’homme » de la Communauté des Chrétiens, une préparation biodynamique, un spectacle d’eurythmie, ou tout simplement un de leur discours lors d’une conférence, vous pouvez avoir l’impression que leurs gestes et leurs voix sont habités, sont pleins de vie et de sens. Rien de mécanique ne semble s’en être emparé. Cela tient d’une part au fait que nous sommes en présence d’une religion encore jeune, dont les assises conceptuelles viennent tout juste d’être posées et qui enthousiasment encore ceux qui les ont reçu. Et cela tient d’autre part au fait que Rudolf Steiner a donné beaucoup d’indications visant précisément à travailler consciencieusement à ne pas laisser ce qui est « mécanique » s’insinuer dans la pratique, dans les gestes, dans les manières de parler, dans les rituels, etc. Les anthroposophes ont ce don de savoir présenter des gestes ou des discours en apparence plein de sens et de vie ! Cela permet d’opérer une profonde séduction, quoique celle-ci ne soit pas toujours vécue de manière consciente par ceux sur qui elle s’exerce, ni même par ceux qui l’exercent. Toutefois, un regard plus exercé décèlerait sans doute aussi que ces gestes, ces postures, ces discours et ces pratiques aux apparences pleins de vie et de sens sont en réalité également frappés d’un processus de sclérose. Quelque chose de faux y est à l’œuvre. Certes, on ne le repère pas aussi facilement qu’on ne peut le faire dans le contexte d’une religion traditionnelle. Car le processus en est encore à ces débuts. Mais la mort y est présente. On le perçoit dès lors que l’on se rend compte que les anthroposophes répètent toujours les mêmes contenus. Comme il y en a beaucoup et qu’ils sont difficiles à saisir, cela prend du temps avant d’en avoir fait le tour. Mais incontestablement, la source s’est tarie. Dans un ou deux siècles, il est probable que plus personne ne pourra s’y laisser prendre, sinon ceux qui ont un grand besoin d’être trompés. De plus, si l’on croit à l’existence d’une réalité spirituelle, il faudrait se rendre compte que cette manière d’agir des anthroposophes signifierait une corruption de l’âme : l’utilisation de la présence du « spirituel » au sein-même du sensible à des fins de séduction, de suggestion et d’emprise représente une forme de perversion du lien à la spiritualité.

    Le premier cercle est donc constitué de personnes qui approchent l’Anthroposophie en ne percevant en elle que les aspects consensuels qu’elle veut bien leur montrer, se laissant séduire par la manière dont les anthroposophes savent incarner de manière (apparemment) vivante le spirituel dans le sensible.

  • Le deuxième cercle : les sympathisants du « mouvement anthroposophique ». Il s’agit des personnes qui fréquentent de près ou de loin les différentes institutions, entreprises et associations issues de l’Anthroposophie (ce que les anthroposophes nomment le « Mouvement anthroposophique »). Ces institutions ne sont que partiellement indépendantes de la Société Anthroposophique, en ce sens que leurs membres dirigeants sont bien souvent des anthroposophes membres de la S.A.U. En tant que membre de la Société Anthroposophique en France, je pouvais souvent voir dans le bulletin que des réunions étaient organisées entre ces différentes institutions, à la demande des dirigeants. D’ailleurs, ces organismes peuvent se soutenir financièrement les uns les autres. Les produits Weleda, par exemple, passent régulièrement des annonces publicitaires dans les revues anthroposophiques. Ces institutions issues de l’Anthroposophie sont très nombreuses et concernent tous les domaines de la vie courante. Dans certains lieux de France où d’ailleurs, la concentration de toutes ces institutions ou de ces pratiques parallèles a pu générer des systèmes sociaux anthroposophiques entièrement clos sur eux-mêmes, des sortes de « villages Steiner ».

    Les personnes qui fréquentent ces différentes institutions se déclarent rarement anthroposophes. Par exemple, les parents d’une école Steiner-Waldorf ne se disent pas anthroposophes, mais leur fréquentation de ces écoles font qu’ils adhèrent (ou finiront par adhérer) à un certain nombre d’idées de Steiner. De même, ceux qui consomment des produits Weleda, ou qui possèdent un compte à la NEF. Les revues internes de ces institutions ne manquent d’ailleurs jamais de faire de discrètes mais régulières allusions à Rudolf Steiner et à son œuvre. Discrètes, car l’Anthroposophie contient des aspects susceptibles de déranger l’opinion publique, comme une doctrine raciste, ou un ésotérisme des plus étranges. Quand les dirigeants anthroposophes s’adressent au public, ils préfèrent présenter Steiner comme un philosophe ou un pédagogue innovant du début du XXème siècle. Et si l’on pointe les aspects problématiques de sa doctrine, les plus malins n’hésiterons pas à dire qu’ils ont pris leur distance par rapport à des propos qu’il s’agit de recontextualiser. Mais en réalité, les anthroposophes ne relativisent jamais ni ne savent en aucun cas se distancer des affirmations de Rudolf Steiner, quelles qu’elles soient. Pour eux, Steiner a fait descendre sur la Terre des vérités éternelles qui ne sauraient êtres remises en question. Aussi s’indignent-ils en interne dès qu’ils apprennent que leurs dirigeants, à des fins de communication publique, se seraient distancé de tel ou tel aspect de la pensée du Maître. Cela donne parfois lieu à des querelles internes mémorables et des règlements de comptes à couteaux tirés. Ainsi, lorsque la Fédération des écoles Steiner-Waldorf, dans le cadre de sa recherche-action entreprise avec la collaboration de René Barbier, avait tenté en 2006 de justifier les pratiques religieuses anthroposophiques en vigueur dans leurs écoles, elle avait pensé judicieux d’adhérer (extérieurement) au concept de « spiritualité laïque ». Cependant, lorsque René Barbier présenta ce concept lors d’un congrès parents-professeurs, allant jusqu’à parler de « spiritualité athée », cela provoqua une indignation générale de la part des parents et des professeurs présents dans la salle, convaincus que la pédagogie Waldorf ne saurait s’appuyer sur autre chose qu’une croyance au « monde spirituel » et aux entités divines que Steiner décrit dans ses ouvrages théosophiques (NB : les parents qui participent à ce genre de congrès ne sont pas représentatifs de l’ensemble des parents qui inscrivent leurs enfants dans les écoles Steiner-waldorf : il s’agit des plus convaincus, de ceux qui auront pour mission d’aider à la conversion progressive des autres). En effet, l’athéisme est considéré par Steiner comme une maladie. Certains dirigeants de la Fédération faillirent bien perdre leurs postes à cette occasion et il fallu toute la stratégie diplomatique rusée et subtile d’un Jacques Dallé pour rectifier le tir, dans une lettre fameuse de la Fédération, que je cite dans mon témoignage paru sur le site de l’UNADFI. De même, lorsqu’en 2002, les dirigeants de la NEF prirent publiquement leurs distances avec Rudolf Steiner, afin de se donner une image plus respectables, une revue comme l’Esprit du Temps, représentante de l’orthodoxie anthroposophique, n’hésita pas à leur demander des comptes. Mais ces querelles internes et ces accusations de trahison ne parviennent que rarement aux oreilles du public. On remarquera d’ailleurs qu’un dirigeant de l’Anthroposophie ne dira jamais publiquement lui-même que son institution a pris ses distances par rapport à l’Anthroposophie : il risquerait aussitôt sa place. Il fera donc tenir ce genre de propos par son avocat. Ainsi, il existe un nombre considérable de gens qui, par le biais de ces institutions intermédiaires, ont une approche de la pensée de Rudolf Steiner à travers l’image assez consensuelle qu’elles veulent en donner : celle d’un philosophe et innovateur progressiste génial du début du XXème siècle, précurseur des médecines douces et des pédagogies alternatives. Dans le cas des personnes appartenant à ce deuxième cercle, les signes d’appartenance à l’Anthroposophie sont déjà plus nombreux : quelques livres de Steiner dans la bibliothèque, une présence majoritaire de produits Weleda ou Hauchka dans la salle de bain, des vêtements New-Age, quelques symboles chrétiens, des décorations comme des bougies en cire d’abeille pure ou, à Noël, une couronne de l’Avent, etc. Appartenir à ce cercle ne demande pas d’engagement exclusif à l’égard de l’Anthroposophie. On peut donc y rencontrer des personnes qui ont d’autres centres d’intérêts. Par exemple, des pratiquants d’une religion, ou d’une autre spiritualité, pour qui l’Anthroposophie ne sera qu’un centre d’intérêt annexe, quoique important. C’est la raison pour laquelle il n’est pas facile de percevoir le caractère de dérive sectaire de l’Anthroposophie : elle a su s’entourer de deux premiers cercles de sympathisants qui ne la vivent pas nécessairement de manière sectaire. Mais en réalité, l’exigence d’exclusivité à l’égard de la doctrine de Rudolf Steiner et des modes de vie qu’il a proposé va aller s’intensifiant à mesure que l’on se rapproche du noyau. Pour user d’une comparaison, on pourrait dire que l’Anthroposophie fonctionne un peu de la même manière que la force gravitationnelle régissant le mouvement des planètes : tant qu’on se trouve encore à une certaine distance, on ne fait que tourner autour. Une fois la limite franchie, on tombe vers elle de plus en plus vite.

  • Le troisième cercle : les anthroposophes non déclarés. A proximité de la Société Anthroposophique gravitent encore un grand nombre de personnes qui ont toutes les caractéristiques des anthroposophes, mais qui n’ont pas franchi le pas constituant d’adhérer formellement à celle-ci. Les raisons de cette hésitation sont diverses. Il peut s’agir de la répugnance à s’engager dans une institution dont les déboires, les conflits internes et les insuffisances sont parvenus à leurs oreilles. Il peut aussi s’agir d’une faiblesse dès lors qu’il s’agit de s’engager dans quelque chose sérieusement. Il peut également s’agir de la répugnance à cotiser (la somme étant assez conséquente). Il peut enfin s’agir de se donner l’impression, pour ne pas dire l’illusion, d’être libre. Cependant, ces anthroposophes non déclarés ressemblent comme deux gouttes d’eau à des anthroposophes ordinaires. J’en ai connu un certain nombre. Ils participent souvent à des groupes de lecture d’ouvrages de Rudolf Steiner, parfois même dans les locaux de la Société Anthroposophique. Ils lisent très régulièrement du Steiner. Ils fréquentent la plupart du temps des anthroposophes et des institutions issus de l’Anthroposophie. Seuls deux points divergent : la méditation et la permission de tenir des conférences. Ces anthroposophes non déclarés n’ont en effet pas nécessairement une pratique assidue de la méditation anthroposophique. Ils ne méditent donc qu’occasionnellement. C’est l’insistance de la Société Anthroposophique envers ses membres sur cette question qui transforme les anthroposophes déclarés en méditant journaliers. Ils sont également rarement autorisés à faire des conférences dans les institutions liés à la Société Anthroposophique. Pour user d’une comparaison, je dirais volontiers que ces anthroposophes non déclarés constituent la couche atmosphérique de la Société Anthroposophique. Ils se croient, vis-à-vis d’elle, libres comme l’air, mais sont prisonniers de son champs d’attraction, jusqu’à frôler sa surface.

  • Le quatrième cercle : les membres de la Société Anthroposophique. La chute définitive commence avec l’adhésion formelle à la Société Anthroposophique. Cette dernière est constituée de branches (groupes d’anthroposophes se réunissant une à deux fois par mois pour étudier les œuvres de Steiner). Il existe aussi des « membres indépendants », c’est-à-dire qui ne sont rattachés à aucune branche. Jusqu’à une époque assez récente, on ne pouvait devenir membre que si l’on était « parrainé »  par une personne déjà membre. Il y avait donc dans l’adhésion à la Société Anthroposophique une sorte de transmission apostolique. Mais les conditions se sont assouplies et le Président de la S.A. peut faire office de « parrain » lors de l’admission. Les cas des membres indépendants reste cependant assez rare et ceux-ci sont fortement incités à se rattacher à une branche, leur statut étant considéré comme transitoire.

    Étrangement, les membres de la S.A. ne se disent pas forcément anthroposophes, où alors avec une certaine hésitation, car ils ne savent pas trop s’il est question d’un idéal à atteindre ou de l’appartenance à un corps constitué. Peu nombreuses sont finalement les personnes qui diront ouvertement d’elles-mêmes qu’elles sont anthroposophes, même parmi les membres de la Société Anthroposophique. Beaucoup préféreront l’appellation de « membres » (de la Société Anthroposophique). En outre, même parmi les membres de cette Société Anthroposophique, on doit distinguer des degrés différents d’appartenance et d’implication. Certain iront chaque semaine à une réunion de leur branche, d’autres, peu nombreux, n’y mettront jamais les pieds. A coté des « branches » et des « membres indépendants » existent aussi des « groupes de travail ». Ces derniers sont rattachés de manière moins formelle à la S.A., en ce sens qu’il n’ont pas besoin d’avoir un Président et un Trésorier pour se gérer, et que tous les membres qui fréquentent un « groupe de travail » n’ont pas obligation d’être préalablement membres de la S.A. Pour attirer les jeunes, la S.A.U. (U. pour Universelle) a mis en place dernièrement une structure encore plus souple et informelle appelé la « plateforme », à laquelle il est possible d’adhérer jusqu’à 35/40 ans sans payer de cotisation ni devenir officiellement membre. La constitution de structures intermédiaires informelles est donc une particularité de la Société Anthroposophique, qui sait créer des sortes de paliers pour attirer jusqu’à elle de nouveaux membres. Elle a en effet compris que beaucoup de personnes attirés par l’Anthroposophie répugnent dans un premier temps à adhérer à la Société Anthroposophique en raison de la perception du caractère bizarre et sectaire du comportement de ses vieux membres. Il faut donc d’abord les habituer et les rassurer, en leur proposant une structure où ils pourront s’intégrer progressivement. Lentement mais sûrement, ils s’accoutumeront aux discours et aux mœurs des vieux anthroposophes, éteindront leur sens critique et leur faculté de raisonner. Car devenir un anthroposophe ne peut qu’être une question d’habitude et d’acclimatation, tant ces gens sont souvent différents des autres membres de la société (Lire à ce sujet mon article : L’emprise de l’Anthroposophie). Je dirais volontiers que devenir anthroposophe est quelque chose de comparable au fait de devenir Japonais pour un Européen. Il faut intégrer progressivement d’autres valeurs, d’autres normes, d’autres coutumes, un autre langage, une autre esthétique, une autre alimentation, un autre environnement, une autre manière de vivre et d’entrer en relation avec ses semblables, etc. Il existe même une typographie anthroposophique et un style d’entêtes pour tous les documents et courriers émanant d’une institution du mouvement anthroposophique. Et certains ouvrages anthroposophiques préconisent une sexualité spécifiques. Devenir anthroposophe ne se fait donc pas en un jour ni en signant un formulaire d’adhésion.

    La Société Anthroposophique est nationale, mais ne se considère pas comme une émanation du pays où elle se trouve. Elle se conçoit plutôt comme une colonie d’anthroposophes en terre étrangère, comme le révèle bien le fait qu’on parle de Société Anthroposophique en France et non de Société Anthroposophique de France. Cette distinction explique selon moi toutes les attitudes de défiance des anthroposophes à l’égard des institutions, de la culture et même de la langue du pays dans lequel ils s’installent, considérant finalement la Suisse et l’Allemagne comme leur seule et véritable partie spirituelle. Et l’Allemand la seule langue capable d’exprimer véritablement la richesse spirituelle de l’Anthroposophie. Un tour de force de Rudolf Steiner a d’ailleurs consisté selon moi à faire que la langue allemande soit considérée par les anthroposophes comme une sorte de nouvelle langue sanskrite, c’est-à-dire une langue où l’harmonie des sons et de la substance spirituelle aurait quelque chose d’exceptionnel et de magique. C’est la raison pour laquelle, dans les réunions des branches ou dans les cercle plus fermés encore de la Société Anthroposophique, on lit toujours une fois en français, puis une autre fois en allemand les textes ou les citations de Steiner, même quand presque personne de l’assistance ne maîtrise la langue germanique. Car il ne s’agit pas tant de compréhension que d’incantations.

    Plus exactement, c’est l’Anthroposophie elle-même qui est considérée par les anthroposophes comme leur patrie. Le fait que cette dernière puisse se confondre avec la nation germanique tient au fait que Rudolf Steiner, dans sa doctrine ésotérique, associe fortement l’une et l’autre, tout en maintenant leurs distinctions (dans le monde spirituel, il y aurait une entité spirituelle du peuple allemand et une entité spirituelle de l’Anthroposophie, qui auraient des relations très étroites, voire qui pourraient être confondues à  un certain niveau). Il faut donc à mon sens comprendre – et ceci est très important – que l’adhésion à l’Anthroposophie est une forme d’appartenance nationale, même s’il n’y a pas (encore) d’Etat anthroposophique sur cette planète. L’Anthroposophie est une culture nationale. Que l’on n’y soit né parce que ses parents étaient des anthroposophes, ou que l’on y soit entré pour s’y faire « naturalisé », l’Anthroposophie est bien plus qu’un courant religieux et civilisationnel pour ceux qui s’y trouvent engagé : c’est une appartenance nationale !

    Quand j’ai demandé à devenir membre de la Société Anthroposophique, à 25 ans, on m’a expliqué que si je faisais une telle demande, c’était très probablement parce que quelques siècles plus tôt, au cours de mon existence cosmique entre deux incarnations, je faisais partie des quelques élus qui avaient eu la chance d’être des élèves de la haute entité que les anthroposophes nomment Michaël (Rudolf Steiner, Le Karma I, Ed. EAR.).

    Dans ce cercle, les signes extérieurs d’appartenance à l’Anthroposophie se multiplient : une bibliothèque entière consacrée aux ouvrages de Steiner, une pharmacopée exclusivement constituée de produits Weleda, un lieu de résidence redécoré en fonction de l’esthétique propre aux anthroposophes (aussi peu d’angles droits que possible, une prédominance de teintes mauves, violettes, pourpres et roses, des boiseries), la présence d’une photographie du Goetheanum et/ou de Rudolf Steiner, de nombreux symboles chrétiens, et enfin un espace de médiation. La principale caractéristique des anthroposophes consiste selon moi en effet dans le fait qu’ils pratiquent les méditations préconisées par Rudolf Steiner, en particulier « La Pierre de Fondation », « La Rose-Croix » (Rudolf Steiner, La Science de l’Occulte, Ed. Triades), « Le Semainier » (Rudolf Steiner, Le Semainier, Ed. Triades), « Le Calendrier de l’Âme » (Rudolf Steiner, Le Calendrier de l’âme, Ed. EAR) et les « Douze Harmonies Zodiacales » (Rudolf Steiner, Les Douze Harmonies Zodiacales, Ed. Triades.). Certains anthroposophes, les plus sérieux, pratiquent en outre les exercices de méditation destinés à leur permettre de devenir « clairvoyants » contenus dans l’ouvrage intitulé l’Initiation (Ed. Triades). Cependant, comme ces derniers sont très nombreux, le livre contenant environ un exercice par page, ils ne peuvent en pratiquer que quelques uns. C’est pourquoi les anthroposophes privilégient bien souvent la série de méditations appelée « Les six exercices » (Ed. Les Trois Arches), sur lesquels Rudolf Steiner a particulièrement insisté et au sujet desquels il a donné des indications plus précises qui les rendent praticables, contrairement aux autres. Ces anthroposophes ont tendance cependant à oublier que ces « six exercices » sont normalement précédés de trois recommandations, parmi lesquelles se trouvent le fait de ne pas mentir et de s’intéresser activement aux autres. Un jour que je demandais des précisions à un éminent anthroposophe au sujet de la recommandation consistant à ne pas mentir, celui-ci me répondit : « Oui d’accord, mais on n’est pas obligé de tout dire non plus ! ». Ainsi, le mensonge par omission est bien souvent devenu, chez les membres de la Société Anthroposophique, une forme plus élaborée et plus raffinée encore de mensonge. Quant à s’intéresser aux autres, cela signifie, dans la pratique, les observer comme des animaux de laboratoires en appliquant à leurs comportements des catégories de la doctrine anthroposophique (« flegmatique », « colérique », « luciférien », « ahrimanien », etc).

    Les anthroposophes se doivent autant que possible d’être végétariens et de ne jamais boire d’alcool, car ces aliments contrecarreraient les résultats de leurs pratiques méditatives. Ils possèdent une carte rose de membre de la Société Anthroposophique, signé de la main du Président du Comité Directeur de Dornach, qu’ils gardent précieusement. Quand il s’agit d’une famille, il n’est pas rare que les enfants portent systématiquement des prénoms comme Michaël, Sophia, Gabriel, Théo, Théa, Maria ou Marie. Ces derniers sont en même temps les noms d’entités spirituelles importantes de la cosmologie de Steiner. Ils peuvent aussi donner des prénoms chrétiens plus traditionnels, avec parfois des petites fantaisies dans le choix de prénoms bibliques peu connus et difficiles à porter. Leurs vêtements sont souvent d’un style dépassé, voire « ringards ». Ils affectionnent pour ceux-ci les couleurs comme le violet, le mauve, le pourpre, le rose et le mauve. Cependant, la teinte générale de leurs accoutrements sera plutôt terne : grise, brune ou couleur marronâtre. Ils aiment le bois, autant pour l’esthétique intérieur de leurs logement que pour l’architecture de ces derniers.

    On les reconnaît en outre à leur manière particulière d’élever leurs enfants en respectant quelques principes strictes : pas de télévision au domicile, des jouets en bois, pas de vaccinations, même celles qui sont obligatoires, etc. Les parents anthroposophes laisseront leurs enfants développer certaines maladies infantiles parfois graves, comme la rougeole ou la coqueluche, sans pratiquement les soigner, estimant qu’elles ont un rôle bénéfique du point de vue spirituel (Lire à ce sujet Mon enfant, sa santé, ses maladies, Ed. Triades). Ils leur feront dire (ou leur diront) des prières de Rudolf Steiner le matin et le soir, leur feront respecter certaines fêtes traditionnelles chrétiennes revisitées et réorganisées par l’Anthroposophie, comme Noël (Steiner a même donné des indications spécifiques très précises sur la manière dont il faut décorer un sapin de Noël, avec 33 roses rouges et les signes des planètes disposés dans un certain ordre), Pâques, la Saint-Michel et la Saint-Jean, etc. Pas ou peu de pratique sportive, des livres pour enfants issus des maisons d’édition anthroposophiques et pas de bandes-dessinées ni de manga, une alimentation plutôt végétarienne, pas de sorties au cinéma, pas de télévision, etc. Bien sûr, autant que possible, ces enfants feront leur scolarité dans une école Steiner-Waldorf. Ces enfants-anthroposophes iront côtoyer, au sein des écoles Steiner-Waldorf, où ils sont bien souvent en minorité, des enfants « ordinaires » qu’ils auront pour mission inconsciente d’approcher afin de convertir les plus réceptifs, en collaboration avec leurs professeurs faisant de même.

    Les anthroposophes adhèrent en outre, souvent inconditionnellement, à un certain nombre de croyances, parfois vécues comme des dogmes. Il s’agit d’un syncrétisme, un mélange de croyances chrétiennes, hindoues, bouddhistes et animistes, ou autres, associées à d’autres croyances spécifiques à Rudolf Steiner. Pour résumer la chose de manière un peu caricaturale, on pourrait dire que les anthroposophes croient aux Gnomes, à l’Esprit christique du Soleil et à la Réincarnation. Plus sérieusement, nous tentons ici de fournir ci une liste de ces croyances qui se voudrait exhaustive et synthétique, mais il est probable que nous en oublions certaines. Nous pouvons les grouper en cinq catégories :

    – Les croyances anthroposophiques concernant la nature humaine : la croyance en la loi du karma et de la réincarnation, la croyance aux « âmes-soeurs », la croyance en l’existence de « grands initiés » guidant le développement de l’humanité (Bouddha, Manès, Christian Rose-Croix, Scytianos, Rudolf Steiner, etc), la croyance en l’existence de sept corps constituants de l’homme (« physique », « ethérique », « astral », « Moi », « Soi-Spirituel », « Esprit de vie », « Homme-Esprit »), la croyance aux quatre tempéraments (« mélancolique », « flegmatique », « sanguin » et « colérique »), la croyance en l’influence des signes du Zodiac sur les hommes et sur les plantes (méthode « biodynamique »), la croyance aux chakras, la croyance aux auras, la croyance en la possibilité de devenir clairvoyant par la pratique régulière des méditations anthroposophiques, la croyance également en une efficacité de la simple lecture des conférences de Rudolf Steiner pour devenir clairvoyant ou se préparer à le devenir, la croyance en l’efficacité de la méthode dite « goethéenne » pour saisir les phénomènes du vivant dans la Nature, la croyance à la possibilité de développer trois degrés de clairvoyance (appelés « Imagination », « Inspiration » et « Intuition »), la croyance au caractère philosophiquement établi des fondements dits « épistémologiques » de l’Anthroposophie, la croyance enfin à la possibilité de développer une « pensée pure » ouvrant l’accès au « monde spirituel », etc. Ajoutons également la détestation du scientisme, du matérialisme, du communisme, et de ce qu’ils appellent « les sciences modernes de la nature ».

    Les croyances anthroposophiques concernant l’univers : la croyance en l’existence de trois mondes (« Monde des corps », « Monde des âmes » et « Monde des esprits »), la croyance aux quatre éléments (terre, eau, air, feu), la croyance aux êtres élémentaires (« les gnomes », les « ondines », les sylphes » et les « salamandres »), la croyance à l’existence de quatre « éthers » (de chaleur, de lumière, de son et de  vie), la croyance en des incarnations successives passées de la Terre (sous formes calorique, gazeuse, aqueuse et terrestre que Steiner nomme : « Ancien Saturne », « Ancien Soleil », « Ancienne Lune » et « Terre »), la croyance à trois incarnations ultérieures de la Terre sous d’autres formes (que Steiner nomme « Jupiter », « Vénus » et « Vulcain »), la croyance en une cosmologie bizarre et à une conception de l’espace-temps complexe qui feraient s’arrêter le cosmos à la planète Saturne (lire l’article de Jean-François Theys : La cosmologie chimérique de Rudolf Steiner).

    – Les croyances anthroposophiques en des entités divines ou supérieures : la croyance en l’existence des Hiérarchies célestes (« Anges », « Archanges », « Archées », « Exusiaï », « Dynamis », « Kyriotetes », « Trônes », « Chérubins » et « Séraphins »), la croyance aux anges-gardiens, le croyance en la nature divine du Christ et son lien avec le Soleil (le Christ comme dieu solaire), la croyance en la Trinité (Père, Fils, Saint-Esprit), la croyance en une trinité des forces du Mal (« Lucifer », « Ahriman », « Soradt »), la croyance en l’existence des démons, la croyance aux « âmes-groupes » des animaux, des plantes et des minéraux, etc.

    – Les croyances en des prophéties anthroposophiques : la croyance en la séparation à venir de l’humanité en deux races : celle des « bons » et celle des « méchants », la croyance en une évolution réglée par des cycles régis par le nombre sept, la croyance au rôle rédempteur du Christ dans l’évolution de la Terre et de l’humanité, la croyance en l’existence des continents engloutis de l’Atlantide et de la Lémurie, la croyance en certaines prophéties anthroposophiques, comme le développement des trois occultismes de l’avenir (« thérapeutique », « mécanique » et « eugénique » qui permettront de créer des machines sans carburants, une médecine magique et un contrôle magique des naissances quand l’humanité, au sixième millénaire, sera frappée d’infertilité), ou la future incarnation d’Ahriman venant après celle du Christ et de Lucifer (la date n’est jamais précisée clairement et oscille entre un événement imminent ou prévu pour le 3ème millénaire), ou la « culmination anthroposophique » sensée avoir commencé depuis la fin du siècle dernier et marquer le triomphe culturel de l’Anthroposophie (les anthroposophes commencent à avoir bien du mal à expliquer comment il se fait qu’elle semble ne pas avoir eu lieu), ou qu’à partir d’une certaine époque l’organe de reproduction de l’être humain ne sera plus le sexe mais le larynx, etc., la croyance en l’existence de deux groupes d’âmes élues que Steiner nomme les « Platoniciens » et les « Aristotéliciens », la croyance en des rythmes qui viendraient régler l’histoire de l’humanité (comme celui des 33 ans et celui des 666 ans, notamment), la croyance en la loi des septaines dans la vie humaine.

    – Les croyances en des secrets anthroposophiques : Ici je veux parler de la croyance en certains secrets historiques, comme les diverses incarnations de telle ou telle personnalité, comme Novalis, qui aurait aussi été le peintre Raphaël et Saint Jean l’Apôtre, ou Marx, qui aurait été un baron au Moyen-Âge (que Engels aurait dépossédé de ses propriétés), ou Victor Hugo qui aurait été un grand initié irlandais, ou Perceval, qui aurait été Manès, ou un des professeurs de Steiner, Karl Julius Schröer, qui aurait été Platon, et le père de ce dernier qui aurait été Socrate, ou Steiner lui-même qui aurait été Saint Thomas d’Aquin, ainsi que le personnage de Sigune, et avant cela Aristote, et avant encore Enkidu (l’ami de Gilgamesh dans l’épopée sumérienne), ou Lord Bacon de Vérulam, qui aurait été le monarque de Gondischapur, inspiré par le démon Soradt, etc. La littérature anthroposophique fourmille littéralement de révélations sur les incarnations passées d’un grand nombre de personnalités historiques, ou celles de proches de Steiner (l’anthroposophe Thomas Meyer s’est fait une spécialité de ces derniers cas). A ces secrets occultes concernant les incarnations de différentes personnalités, il faut aussi ajouter des secrets ésotériques concernant des événements historiques, comme l’influence suprasensible du VIIIème Concile œcuménique, ou les causes réelles du déclenchement de la Première Guerre Mondiale, où l’avènement de la Révolution Française, ou l’assassinat de Kaspar Hauser, etc. Les anthroposophes possèdent ainsi une vaste grille d’interprétation ésotérique de l’Histoire qui leur est absolument spécifique. Ils ont en leur possession un roman historique tout aussi vaste et passionnant que le Da Vinci Code de Dan Brown, à la différence près qu’ils y croient.

    Chacune de ces croyances a donné lieu à des développements et des commentaires considérables de la part de Rudolf Steiner et de ses successeurs, dans le but de les présenter comme des vérités et non précisément comme des croyances. Mais pour les avoir étudiées toutes longuement et en détails, je peux affirmer qu’aucun des arguments sensés les justifier n’est en droit d’emporter une adhésion définitive ou de recevoir le caractère de preuve. Et ce n’est pas faute d’avoir essayer, comme en témoigne nombre de mes articles de l’époque où j’étais anthroposophe, tentant de comprendre ce qu’avait de spécifique la médiatation anthroposophique, par exemple, avant que je me rende compte qu’il n’y avait en réalité pas grand chose à comprendre et que l’écran de fumée des mots de Rudolf Steiner ne cachait pas de biens grands secrets. En effet, au regard d’une pensée rigoureuse et honnête avec elle-même, jamais aucune de ces croyances ne s’est présenté avec un caractère d’évidence (au sens philosophique du terme), mais toujours avec le statut d’hypothèse (intéressante ou non, probable ou improbable selon les cas, ou selon notre désir d’y croire). Mais l’Anthroposophie consiste précisément à affirmer le caractère véridique de ces croyances et à les véhiculer parmi les anthroposophes comme si elles étaient des évidences. Le tour de force de Rudolf Steiner a consisté à transformer en catégories de départ, en préalables d’observation, des hypothèses qui n’étaient pas entièrement justifiées de point de vue de la pensée. Or il est évident que si vous vous mettez à observer le monde avec des catégories préétablies, vous allez vous mettre à faire rentrer tout les phénomènes dans ces catégories. Par exemple, si vous vous mettez à observer le monde en rangeant chaque phénomène sous les catégories du « luciférien » ou de l’ « ahrimanien », vous allez voir Lucifer et Ahriman partout. Mais l’existence de ces deux entités n’est en réalité nullement validée ainsi. Vous en avez seulement l’impression. Les anthroposophes et Rudolf Steiner lui-même ont ainsi systématiquement transformé en croyances  et présenté comme des vérités ce qui n’était en réalité que des hypothèses. Que ces hypothèses puissent un jour s’avérer justifiées est une possibilité. Mais elles ne pourraient l’être que par le biais d’un travail de la pensée sincère et honnête avec lui-même. Or, les anthroposophes interdisant dans leurs cercles de douter de leurs croyances, et donc de présenter ces dernières comme des hypothèses, ils se ferment eux-mêmes toutes possibilités de validation éventuelle de leurs propres hypothèses. Ils ont ainsi constitué une religion.

    Il faut aussi ajouter que les anthroposophes membres de la Société Anthroposophique possèdent des rituels spécifiques, ce qui confirme le caractère religieux de cette institution. Elle s’en défend en prétendant qu’elle serait une association basée sur le travail intellectuel, mais il n’en est rien. Les cultes anthroposophiques ne sont pas désignés comme tels par les anthroposophes. Ils peuvent notamment être réalisés par la combinaison de certains mantras avec les gestes de l’eurythmie. Par exemple, chaque année, les anthroposophes réalisent, lors de l’ouverture de leur Assemblée Générale, une cérémonie aux morts, au cours de laquelle les défunts sont évoqués par la réalisation des gestes eurythmiques correspondants aux voyelles et aux consonnes des noms et prénoms des membres décédés. Cette cérémonie est ensuite suivie de la lecture du texte de « lecture pour les morts », qui est une sorte de rituel incantatoire proche d’une messe anthroposophique pour les défunts. Si je mentionne spécifiquement ce texte, parmi de nombreux autres, c’est qu’il est selon moi tout-à-fait révélateur du caractère religieux de la Société Anthroposophique. En effet, quel est le trait spécifique d’une religion, sinon qu’elle considère que les liens contractés avec elle du vivant de la personne perdurent après sa mort ? Or c’est précisément ce qui se produit chez les anthroposophes : les personnes décédés qui étaient membres de la Société Anthroposophique sont souvent désignées par le terme « nos morts » (Lire à ce sujet Rudolf Steiner et nos morts, Ed. Triades et Michael Debus et Gunhild Kacer, Sur la mort, les funérailles et les défunts, Éditions Société Anthropospophique, Branche Paul de Tarse). La communauté anthroposophique est sensée se prolonger dans l’au-delà. La disparition de chaque anthroposophe qui décède de par le monde sera d’ailleurs signalée en temps réel dans l’une des entrées du Goetheanum, sur un panneau d’affichage précisant qu’untel ou untel « a franchi le seuil » (presque comme l’affichage du CAC 40 à la Bourse). Il aura en outre sa biographie rédigée et publiée dans le bulletin national de la Société Anthroposophique de son pays d’appartenance, voire, s’il a été un membre éminent, dans la revue de la Société Anthroposophique Universelle. Ces nécrologies systématiquement publiées dans les Nouvelles ou autres revues internes créent un lien affectif redoutablement efficace : bien souvent, le membre de la Société Anthroposophique proche de la démission recule au dernier moment à la perspective qu’il n’aura plus droit à cette page élogieuse retraçant sa biographie au moment de son décès. Cela peut paraître ridicule, mais qui ne préfère pas quitter ce monde en laissant de lui une trace écrite de son existence dans les annales d’une institution communautaire destinée à perdurer ? Ainsi, c’est finalement sur la peur de la mort et le désir d’éternité de notre ego que joue avec finesse la Société Anthroposophique pour s’attacher ses membres. C’est sans doute notamment pour cette raison que l’ambiance générale qui se dégage de chacune des réunions de la Société Anthroposophique n’inspire jamais la gaîté ni la joie, mais celle de cérémonies mortuaires. Comme si la volonté de faire perdurer leurs petites personnes par delà le seuil de la mort de cette manière malsaine et aliénante finissait par créer, au sein de cette institution, une prégnance et une domination du monde des morts sur celui des vivants. Le terme de « vampires », que j’ai utilisé dans mon article intitulé Le milieu anthroposophique, une animalisation de la vie de la pensée, peu après ma démission, prends également un sens au regard des considérations qui précèdent.

    Pour les membres de la Société Anthroposophique, l’exigence d’exclusivité à l’Anthroposophie est d’ordre implicite. Au niveau de leur discours, les anthroposophes vous disent souvent qu’il n’y a pas d’autre obligation pour vous que d’être un honnête homme, qu’il n’y a aucun interdits, etc. Le mot liberté est sur toute les langues anthroposophiques ! Il n’y aurait même aucun problème à être membres de la Société Anthroposophique tout en appartenant à une autre religion. Et l’on cite quelque cas d’anthroposophes bouddhistes (comme Ha Vin Tho) ou musulmans (comme Ali Gerbhi) que l’on exhibe triomphalement lors de certains congrès pour bien montrer à quel point on a l’esprit ouvert. Les anthroposophes revendiquent ainsi pour l’Anthroposophie une sorte de rang supérieur aux simples religions, de spiritualité universelle capable de les comprendre et les embrasser toutes. Dans les faits, les choses se passent autrement : par de nombreuses allusions, par des remarques, par des attitudes, par certains écrits, on vous fait comprendre qu’il n’est très bon pour vous d’aller voir ailleurs :

    – Vous pratiquez le yoga ? Savez-vous que Steiner a dit que c’est dangereux pour votre corps éthérique et même pour votre corps physique ? Mieux vaut se diriger vers l’eurythmie.

    – Vous avez une activité sportive ? Savez-vous que c’est contre-indiqué à celui qui aspire à la clairvoyance ? Pas la gymnastique Bothmer cependant.

    – Vous vous intéressez à un autre courant spiritualiste ? Attention car ça ressemble à une secte ! (Le comble !)

    – Vous êtes resté attaché à votre religion d’origine ? Avez-vous lu ce que Steiner a dit des insuffisances de ce culte dans tel cycle de conférence ? Mais si tenez absolument à conserver une pratique religieuse, il me semble que le culte de la Communauté des Chrétiens, fondée par des disciples de Rudolf Steiner, propose une approche des sacrements qui réponds mieux aux exigences de l’homme moderne.

    – Vous buvez de temps en temps de l’alcool ? Bien sûr vous êtes libre, mais savez-vous que Steiner a dit dans tel cycle de conférence que cette boisson appartient aux états de conscience passés de l’humanité ?

    – Vous mangez de la viande ? Si vous êtes incapable de vous en passer nous comprenons, mais cela va constituer pour vous un handicap pour avoir des perceptions spirituelles.

    – Vous dansez le Rock ? Pourquoi pas, mais d’après Steiner il s’agit d’une danse basée sur des rythmes africains qui dénaturent les corps éthériques des occidentaux.

    – Vous avez du plaisir à lire des livres comme la saga des Harry Potter ou Le Seigneur des Anneaux ? C’est parfaitement votre droit, mais ne savez-vous pas quelles forces maléfiques se cachent derrière l’écriture de tels ouvrages, que tel auteur a d’ailleurs très bien dénoncé dans le numéro d’une revue anthroposophique que je peux vous prêter. En revanche, je vous recommande Momo ou L’Histoire sans fin de Michaël Ende (qui est un auteur anthroposophe).

    – Vous vous intéressez à la politique ? Moi je n’ai pas confiance en tout ces gens-là. En revanche, je trouve que Pierre Rabhi et son association « Colibri » propose une alternative pertinente conforme aux exigences du monde actuel. D’ailleurs, si ça vous intéresse, il vient faire prochainement une conférence à l’école Rudolf Steiner de Verrières-le-Buisson et c’est un fermier qui a pratiqué la méthode biodynamique ! Il est proche de nos milieux vous savez.

    – Votre médecin-traitant vous a prescrit des médicaments homéopathiques sans spécifier qu’ils doivent être de la firme Weleda ? C’est embêtant pour vous car les médicaments homéopathiques ordinaires possèdent moins de forces de guérison. Il n’ont pas été « dynamisés » vous comprenez. Je vous recommande un très bon médecin anthroposophe qui exerce dans tel quartier. Quand la législation française est trop liberticide, il vous indiquera comment faire venir vous-mêmes certains médicaments directement de Suisse. Si vous êtes en dépression, il est possible qu’il vous prescrive de manger de la salade spécifiquement broyée avec une machine allemande dont le prix est de 500 Euros. Si vous n’avez pas les moyens de vous l’acheter, je pourrais vous prêter la mienne.

    – Vos enfants regardent la télévision ? Je vous recommande un numéro de l’excellente revue de médecine anthroposophique qui dénonce les effets dévastateur de la télévision sur le psychisme des enfants.

    – Vous allez de temps en temps au cinéma ? Je crois que Rudolf Steiner explique que cela rend nos yeux éthériques semblables à ceux des grenouilles et que c’est très mauvais pour notre karma car, lors de la rétrospective post-mortem, les moments où vous avez regardé des films constituent des sortes de trous dans la mémoire de notre existence révolue… Il faut que je retrouve le passage et je vous en ferait une photocopie !

    – Etc. Rien n’est interdit, mais tout est présenté comme contre-indiqué. Vous êtes libres, mais vous vivez dans la culpabilité ou dans la crainte si vous ne suivez pas les recommandations du Maître. Ce procédé est très habile : des interdits clairement affichés engendrent des oppositions, tandis que des conseils et des mises en garde sont mieux assimilés. La Société Anthroposophique réalise donc bien les trois conditions définies par le sociologue Émile Durkheim pour être qualifiée de religion :

    – l’existence d’un ensemble de croyances constituant un système solidaire ;

    – l’existence de rituels ;

    – l’existence d’une communauté. (Lire à ce sujet Émile Durkheim, Formes élémentaires de la vie religieuse, Ed. Le livre de Poche, p. 103-109 : « Une religion est un système solidaire de croyances relatives a des choses sacrées (…) qui unissent en une même communauté morale (…) tous ceux qui y adhèrent. »).

    Cependant, le problème de départ de l’Anthroposophie est qu’elle est une religion qui ne veut pas s’avouer en être une. Cela crée une profonde insincérité de la pensée vis-à-vis d’elle même. Cette insincérité fondamentale est à l’œuvre chez Rudolf Steiner lui-même. Elle est également présente dans toutes les réalisations de l’Anthroposophie, comme la pédagogie Steiner-Waldorf. Celle-ci n’est en effet pas une véritable méthode pédagogique, puisque ses préalables anthroposophiques sont des croyances. Les pédagogues anthroposophes tentent constamment de masquer ce fondement religieux et non pédagogique de leur activité. Dans leurs présentations de leur méthode, ils disent ainsi qu’elle se fonde sur une « anthropologie ». Or il n’en est rien : l’anthropologie est une discipline scientifique. Leur fondement n’est pas une anthropologie, mais l’Anthroposophie, c’est-à-dire une religion. C’est d’ailleurs pour cette raison que les méthodes et conseils pédagogiques de Rudolf Steiner sont reproduits à l’identique depuis la fondation de la première école : étant des éléments d’une Révélation, ils ne peuvent être ni discutés, ni justifiés, ni subir d’évolution, comme pourraient l’être les éléments d’une pédagogie issue d’une anthropologie qui serait réellement scientifique. Il en va de même pour toutes les autres applications de l’Anthroposophie, comme la méthode biodynamique en agriculture, ou autre. Qu’elles puissent avoir donné certains résultats probants ne change rien à ce problème de fond que nous décrivons : ayant pour fondation une religion et non une science, ces postulats sont pensés et appliqués comme des pratiques religieuses. Qu’est-ce qui différencie en effet une science d’une religion ? C’est le fait  que les affirmations de départ soient susceptibles d’une reprise par la pensée. Les postulats d’une science peuvent être réexaminés, critiqués, approfondis, prolongés, précisés, corrigés, etc. Les postulats d’une croyance sont donnés tels quels et ne peuvent plus être ressaisis par la pensée. La philosophie est une discipline scientifique car les postulats des philosophes, même lorsqu’ils sont présentés par ces derniers comme des éléments d’une doctrine, même lorsqu’ils sont livrés au départ comme des intuitions sans justifications, peuvent faire l’objet d’une reprise ultérieure par la pensée. Ce n’est pas le cas avec la pensée de Rudolf Steiner et c’est la raison pleinement justifiée pour laquelle, en dépit de toutes ses tentatives et de nombreux ouvrages à prétention épistémologique, il n’a pas été admis dans la communauté des philosophes et des scientifiques. Il suffit de lire par exemple la manière dont, dans la Philosophie de la Liberté, ce dernier affirme l’existence d’une « pensée pure », c’est-à-dire d’une pensée d’essence extra-personnelle qui ne serait pas produite par les individus pensants mais qui traverserait l’essence des choses : l’existence d’une telle réalité est possible, mais Rudolf Steiner a le tort de la présenter comme une évidence indiscutable qu’il ne prend même pas la peine d’expliciter ni de clarifier. Toute son œuvre contient des affirmations péremptoires de ce genre. Dans son effort pour penser de manière authentique, le véritable philosophe tend la perche à son lecteur pour tenter de le hisser jusqu’aux sommets des intuitions et des concepts auxquels il s’est lui-même élevé. Il espère un partage d’égal à égal des idées qu’il tente de saisir. Steiner, quant à lui, même lorsqu’il fait œuvre de philosophe, parle toujours depuis des hauteurs vers des destinataires restés en bas. Il ne les attire pas vers le lieu des connaissances qu’il divulgue, mais fait descendre jusqu’à eux ses « vérités ». Il ne provoque aucune dynamique de la pensée chez ceux qui le lise, aucun processus ascensionnel de la raison, mais au contraire une profonde passivité. Contrairement à certaines idées véhiculées dans le milieu anthroposophique selon lesquels la pensée du Maître aurait été trahie par des successeurs trop paresseux pour penser par eux-mêmes, s’appuyant en cela sur des déclarations de Rudolf Steiner se plaignant ouvertement du suivisme et de la passivité de ses disciples, je pense que c’est l’Anthroposophie elle-même qui instaure cette passivité de la pensée. Avec Steiner, c’est toujours « qui m’aime me suive », « qui s’intéresse à mes idées doit devenir mon disciple ». C’est pourquoi son œuvre n’a pas engendré de continuateurs, mais seulement des suiveurs. Les préalables de base de l’Anthroposophie et de ses applications pratiques, comme la pédagogie Steiner-Waldorf, reposent ainsi sur des postulats religieux non scientifiques qui ne peuvent pas faire l’objet d’une reprise par la pensée. Les anthroposophes ne le remarquent pas, car ils confondent reprise et répétition. Les anthroposophes répètent Steiner inlassablement, mais jamais ils ne le reprennent. Certes, on peut lire Steiner et avoir l’impression de le comprendre. Mais on peut très difficilement le reprendre, c’est-à-dire ressaisir et prolonger l’intuition initiale de sa pensée. A cette difficulté s’ajoute le fait qu’il est très mal vu et quasiment interdit par les anthroposophes de se livrer à une telle tentative. C’est pourquoi les postulats de l’Anthroposophie n’évoluent pas depuis un siècle. Et ils n’évolueront jamais ! En cela réside selon moi la raison profonde pour laquelle l’Anthroposophie n’a pu faire l’objet d’une intégration dans le champs des disciplines universitaires traditionnelles. Ce n’est pas le manque d’ouverture d’esprit de l’Université qui a fermé l’accès de cette dernière à l’Anthroposophie, comme le prétendent sans cesse Rudolf Steiner et les anthroposophes. L’Anthroposophie s’est elle-même fermé les portes de l’Université en se constituant en tant que religion. Le fait que ni l’Anthroposophie ni ses applications pratiques n’avouent être ce qu’elles sont, ni publiquement ni à elles-mêmes, à savoir des croyances constitutives d’une religion, les place dans la nécessité du mensonge. Cette nécessité constante de mentir, de dissimuler, de tromper, de séduire pour maintenir de fausses apparences, pour brouiller les pistes et tricher avec ce qu’on est vraiment, est ce qui fait selon moi de l’Anthroposophie une dérive sectaire et non une simple religion.

    Le caractère de dérive sectaire de l’Anthroposophie est aussi, selon moi, ce qui explique ses incohérences doctrinales et sa capacité d’alliance avec toutes sortes de mouvances similaires du New-Age : une religion peut être critiquée sur de nombreux points, mais son but essentiel est la promulgation de vérités précises auxquelles elle croit, tandis que la finalité ultime de l’Anthroposophie n’est pas tant la propagation d’une doctrine que la captation de nouveaux adeptes.

  • Le cinquième cercle : les membres de l’École de Science de l’Esprit. Au-dessus des simples anthroposophes, on trouve ceux qui appartiennent à l’École de Science de l’Esprit, c’est-à-dire les membres de la Société Anthroposophique qui sont admis à écouter les « leçons » de la « classe », c’est-à-dire le culte secret au cours duquel sont lues certaines conférences de Steiner, accompagnées de mantras considérés comme plus particulièrement sacrés, qu’ils auront le devoir de méditer régulièrement et de ne divulguer à personne. On est accepté à ce niveau après un long entretien avec un « Lecteur de classe », pouvant prendre un caractère très intime. Quand j’ai demandé à intégrer ce cercle, on m’a posé ainsi posé des questions sur mon éventuel rapport passé aux drogues, mais aussi sur ma famille et leur degré d’adhésion à l’Anthroposophie, etc.

    Aux signes de reconnaissances extérieurs traditionnels des anthroposophes du cercle précédent s’ajoute la méditation de textes spécifiques, les mantras de l’École de Science de l’Esprit. L’anthroposophe les note dans un carnet qu’il doit garder secret. Ce dernier relève du culte, car il n’a pas de raison d’être, compte tenu de la publication publique de ces leçons par les éditions anthroposophiques elles-mêmes il y a quelques années. Cette publication était rendu nécessaire par l’entrée de l’ensemble des ouvrages de Rudolf Steiner dans le domaine public. Pour autant, malgré cette accessibilité des mantras et des leçons de la « Classe », les anthroposophes membres de l’École de Science de l’Esprit ont délibérément conservé l’habitude du secret concernant ces textes. Par exemple, si vous n’avez pas pu assister à une leçons et que, de ce fait, il vous manque un mantra, vous devez vous adresser à un autre membre de cette école, qui devra à son tour formuler auprès du lecteur l’autorisation de vous divulguer son contenu. Quoique absurde au regard de la nouvelle situation, conserver cette habitude remontant à Rudolf Steiner perpétue ainsi une tradition, un mystère, qui atteste du caractère religieux de cette soit-disant « Université ».

    Le membre de l’École de Science de l’Esprit possède, en plus de la carte rose de membre de la Société Anthroposophique, une carte bleue, qui lui permet de se rendre une fois par mois aux leçons. Chaque fois qu’il franchi le seuil de la pièce où il les entendra, il devra présenter sa carte, même s’il est un membre de l’école depuis des dizaines d’années. Ces mantras pris en eux-mêmes sont incompréhensibles sans les conférences explicatives qui les accompagnent (les fameuses « leçons » de la « Classe »). Appartenir à ce cercle est considéré à la fois comme un devoir et un honneur. Celui qui en devient membre devra méditer régulièrement toute sa vie les mantras de cette école, ne jamais en révéler le contenu à des non-membres et « défendre l’Anthroposophie si elle est attaquée ». Ce dernier impératif est une sorte de commandement moral absolu. Avec l’exigence de méditer inlassablement les mêmes mantras et de les garder strictement secrets, il est le seul impératif catégorique imposé par Steiner. Cela permet de comprendre avec quelle rage les anthroposophes qui appartiennent à cette école peuvent se comporter à l’égard d’une personne qui serait perçue comme un « ennemi de l’Anthroposophie ». Lorsque j’ai posé ma démission de la Société Anthroposophique en 2009, cette dernière a été perçue comme inacceptable, précisément en raison du fait que j’appartenais à l’École de Science de l’Esprit. Elle devenait une grave trahison. Il y a en effet beaucoup d’anthroposophes ordinaires qui démissionnent de la Société Anthroposophique sans que cela ne pose de problème, mais il en va tout autrement des membres de cette école ésotérique partageant certains secrets. Au sein de cette École de Science de l’Esprit, différentes Sections Professionnelles (« pédagogie », « agriculture », « arts », « belles-lettres », « eurythmie », « sciences sociales », « médecine », « art dramatique », etc.) réunissent les membres en fonction de leurs activités professionnelles. Elles sont dirigées par des personnes qui auront un grand pouvoir et une ascendance importantes sur les simples membres. En plus de tous les signes d’appartenance précédemment mentionnés, ces anthroposophes de haut niveau possèdent certains textes de méditation spécifiques à leur « Section Professionnelle » de rattachement, qu’il est impossible de se procurer par ailleurs. Un élément particulièrement grave de l’auto-contrôle permanent exigé par Rudolf Steiner à tous ceux qui intègrent la « Classe » est le fait qu’il est même interdit de penser (!) les mantras de l’Ecole de Science de l’Esprit en présence d’une tierce personne qui ne ferait pas partie de ce cercle. En effet, parmi les « Leçons », l’une d’entre elle insiste sur le cas d’un adepte de Steiner qui avait pris le risque de méditer intérieurement un mantra dans une chambre d’hôtel en compagnie d’un médium qui aurait ainsi pu percevoir le texte par télépathie, lui faisant ainsi perdre tout pouvoir. A mon sens cet incident, devenu mythique chez les anthroposophes à force d’être inlassablement relu depuis un siècle aux membres de l’École de Science de l’Esprit, a surtout pour fonction de créer une forme de paranoïa interne.

    Pour ce cercle, l’exigence d’exclusivité à l’égard de l’Anthroposophie devient explicite. Les « leçons » de la classe contiennent en effet des passages qui peuvent être terrifiants pour l’adepte, car il vous font comprendre que vous pouvez être renvoyés de cette école sur simple décision non-motivée du Comité Directeur du Goetheanum. On peut leur retirer leur carte de membre de l’École sans avoir à donner la moindre justification. Cette décision n’est toutefois pas fréquente et reste le plus souvent à l’état de menace latente. Un autre système de menace latente pèse sur ces membres lorsqu’ils sont admis à faire des conférences. En effet, donner des conférences est une sorte de grade supérieur chez les anthroposophes. L’auditeur qui vient assister à une conférence anthroposophique croit participer à une communication intellectuelle, alors qu’il s’agit en fait d’une messe anthroposophique, d’une cérémonie religieuse où les concepts anthroposophiques doivent être consommés et assimilés (et non réfléchis) comme le communiant absorbe le corps et le sang du Christ. Quand vous êtes autorisé à tenir des conférences anthroposophiques, vous devenez donc un pasteur des idées de Steiner. Les mots qui sortent de votre bouche sont transsubstantiés ! Il est donc préférable qu’une telle fonction soit dévolue à des membres de l’École de Science de l’Esprit. Aussi, un membre de la Classe qui ne respecterait pas l’exigence d’exclusivité à l’Anthroposophie peut également être interdit temporairement ou définitivement de faire des conférences. Ce cas de figure peut se produire lorsque le membre fréquente un peu trop ouvertement d’autres cercles spiritualistes ou religieux. Ainsi, Antoine Dodrimont m’expliquait un jour que ce qui avait motivé sa décision d’éviction de Maxime Piolot, un conférencier anthroposophe français un peu original, était le fait « qu’il mangeait à tous les râteliers ». Cet homme donnait en effet des conférences dans d’autres cercles proches du Catholicisme. Dans son ouvrage L’Est à la lumière de l’Ouest, Serge Prokofieff raconte ainsi comment Valentin Tomberg, un des premiers adeptes d’envergure de Rudolf Steiner, a été contraint de quitter l’École de Science de l’Esprit parce qu’il pratiquait d’autres méditations, à savoir les Arcanes du Tarot.  On voit donc comment ceux qui appartiennent à l’École de Science de l’Esprit ne sont en réalité plus libres de fréquenter d’autres cercles que celui des anthroposophes. L’exigence d’exclusivité est la même que pour une religion. En partager ou en fréquenter une autre, c’est être un hérétique. Ces motifs d’exclusion ne sont cependant pas fixés de manière claire. Cela constituerait une atteinte trop flagrante à la liberté de chacun, tandis que le discours promotionnel des anthroposophes repose  sur le concept de liberté. Les motifs ne seront donc pas établis, mais dépendront de l’arbitraire du Comité Directeur. Dans les « leçons » de la Classe, Rudolf Steiner justifie ce procédé en affirmant qu’il s’agit d’une question de liberté réciproque : le membre de l’école est libre d’adhérer à l’École et le Comité Directeur doit être libre de ses décisions d’exclusion. En réalité, je pense que cet arbitraire qui plane à tout instant sur chacun est un moyen efficace pour imposer psychiquement une telle exigence d’exclusivité.

    L’existence de cette École de Science de l’Esprit procède selon moi du problème de fond que nous soulevions plus haut, à savoir la différence entre la religion et la science. Comme l’Anthroposophie et la Société Anthroposophique ne pouvaient s’avouer à elles-même leur caractère religieux, elles devaient prétendre posséder un caractère scientifique. C’est pourquoi la Société Anthroposophique affirme posséder un sorte d’institut de recherche scientifique dans le domaine de l’occulte et du spirituel : l’Université Libre de Science de l’Esprit. En réalité, cette école n’a d’universitaire et de scientifique que les éléments de son appellation. Pour s’en convaincre, il suffit par exemple de se rendre au Goetheanum et de demander les publications scientifiques de l’une ou l’autre des différentes Sections de cette prétendue École de Science de l’Esprit. Par exemple, de demander à la Section des Sciences de la Nature la publication de leurs recherches dans le domaine des êtres élémentaires. Les dirigeants de ces Sections ne comprendront sans doute même pas le sens de votre requête. Quand on devient membre de cette École de Science de l’Esprit, on s’aperçoit bien vite que les résultats dans le domaine de la connaissance du spirituel ne sont pas au rendez-vous. « La clairvoyance, ça n’existe pas ! » me disait un jour un « lecteur » de l’École de Science de l’Esprit. « Sauf pour Steiner lui-même peut-être », précisa-t-il ensuite. Ainsi, les anthroposophes hauts placés savent bien que leurs mantras et leurs méditations sont parfaitement inefficaces pour rendre qui que ce soit clairvoyant. Mais ils se gardent bien de le dire publiquement, car cela signifierait détruire le fondement-même de toute la Société Anthroposophique. Quand les simples membres se plaignent parfois de l’absence de résultats de leurs pratiques méditatives, on leur répond que leur désir de résultats est la cause de leur échec. Rudolf Steiner culpabilise en effet constamment ses disciples au sujet de leur éventuelle exigence de résultats, affirmant qu’une telle exigence serait la marque d’une incompréhension à l’égard du spirituel et d’un déplorable manque de patience. Ou encore, il attribue l’absence de résultats de ses disciples à leur manque d’assiduité dans la pratique de leurs exercices, ou à leur « mauvais karma » (Lire à ce sujet l’Initiation). Sauf que pour être susceptible d’un résultat minimal, par exemple dans le domaine de la connaissance de nos relations karmiques avec d’autres individus, il faudrait être capable de répéter des centaines et des centaines de fois le même exercice méditatif, comme le stipule lui-même l’anthroposophe Athis Floride dans son ouvrage Les rencontres humaines et le karma (ED. E.A.R.). Et ce résultat sera des plus fugaces et incertain, prends-t-il la peine de préciser. Autrement dit, quand vous vous serez vous-même rendu fou à force de répéter obsessionnellement le même exercice méditatif, vous aurez peut-être une chance d’avoir un vague résultat en matière de clairvoyance. Ainsi, le simple membre continue de croire au caractère scientifique d’une université qui ne lui procure pourtant aucune connaissance. Au bout d’un moment, inconsciemment, pour gérer cette contradiction entre une Science de l’Esprit qui doit donner des résultats et une interdiction de réclamer ces derniers demeurant aux abonnés absents, le disciple en vient donc à des formes d’autosuggestions. Il s’imagine avoir eu des connaissances et des révélations des mondes supérieurs en écoutant les Leçons de cette École de Science de l’Esprit, en récitant ses mantras ou en pratiquant les exercices indiqués. Il croit recevoir certaines intuitions, entendre des voix, percevoir certains phénomènes astraux, etc. Ce processus d’autosuggestion est à mon sens psychiquement dangereux et conduit à ce que nombre d’anthroposophes appartenant à ce cercle présentent des troubles d’ordre psychiatriques. Ils deviennent les « zinzins » dont se plaignait à moi un jour en aparté un très haut dirigeant de la Société Anthroposophique Universelle.

  • Le sixième cercle : les dirigeants. Enfin, pour piloter tout cela existe le Goetheanum, où se trouve le Comité Directeur de la Société Anthroposophique Universelle, ainsi que les différentes Directions des Sections Professionnelles de l’École de Science de l’Esprit. Le Goetheanum n’est pas considéré un simple centre administratif, mais comme un véritable temple. Pour s’en rendre compte, il suffit de considérer comment Steiner lui-même a procédé à une sorte de divinisation du premier édifice qu’il avait construit et qui a périt dans les flammes en 1922 (Rudolf Steiner, Le Premier Goetheanum et Le langage des formes du Goetheanum, Ed. EAR). Certains anthroposophes vont ainsi jusqu’à parler de « Goetheanum céleste », comme il y a une « Jérusalem céleste » dans la Bible. Quand certains anthroposophes évoquent l’incendie du premier Goetheanum, ils ont la larme à l’œil : on croirait presque, à les entendre, que des centaines d’enfants auraient péris dans les flammes ! Les successeurs de Steiner ont en quelque sorte repris ce procédé de sacralisation de leur édifice administratif central en l’adaptant subtilement au nouveau Goetheanum, un édifice en béton construit après l’incendie du premier qui était en bois : dans la revue publiée par cette institution, on voit figurer comme leitmotiv récurrent des photographies sous tout ses angles de ce bâtiment, jusqu’au détail d’une rampe d’accès ou d’une poignée de porte, toujours captés dans une lumière mystique, afin d’établir la confusion entre ce qui se présente comme un centre administratif mais voudrait être considéré comme un édifice religieux où les anthroposophes se rendent en fait en pèlerinage. Là, on trouve des personnes qui sont considérées avec crainte, respect et vénération par les membres de la Société Anthroposophique. Je me souviens des attitudes révérencieuses qui étaient adoptées devant Bodo von Plato, ou de la dévotion envers les paroles et le personnage de Serge Prokofieff, ou de la manière dont on se pliait en quatre pour satisfaire les caprices de Michaëla Glockler (Directrice de la Section Médicale).

    Parmi les dirigeants, il faut également compter les Présidents de chaque Société Anththroposophique Nationale, ainsi que les membres du Comité Directeur qui les entourent. Ces personnes œuvrent souvent en concertation étroite avec les membres du Comité Directeur du Goetheanum, où ils se rendent régulièrement. Enfin, parmi les dirigeants, je pense qu’il faut compter les directeurs ou directrices des institutions du « Mouvement anthroposophique ». Je me suis en effet souvent aperçu que des personnes comme le directeur d’une maison d’édition anthroposophique, le directeur du Mouvement de l’Agriculture Biodynamique, celui d’une Institut de Formation Pédagogique, d’une revue anthroposophique, d’un centre de pédagogie curative anthroposophique, etc, étaient des personnes jouissant d’une haute considération et d’une grande influence sur le milieu anthroposophique. Ils font donc à ce titre partie de ceux que j’appelle les dirigeants. Ce statut est officieux et informel. Un dirigeant anthroposophique se définit davantage par sa sphère d’influence que par son statut officiel.

    Disons le même clairement : j’ai souvent observé que certaines de ces personnes (mais pas toutes !) appartenant au cercle des dirigeants abusaient de leur influence de manière vénale, sexuelle ou en termes de pouvoir. Par exemple, tel membre éminent de l’Anthroposophie en France dont on avait découvert, au moment de sa retraite et d’aller dans une maison anthroposophique, qu’il avait accumulé sur son compte en banque personnel des sommes faramineuses venant de dons en tout genres des anthroposophes qui l’adulaient. Ou bien un autre dirigeant, formateur à l’institut Rudolf Steiner, lecteur de l’Ecole de Science de l’Esprit, qui couchaient à peu près avec toutes les femmes qui l’entouraient. Ou encore, ce rédacteur en chef d’une revue anthroposophique qui avait constitué autour de lui une sorte de communauté fermée dont il était le gourou, régissant la vie personnelle des gens jusque dans leurs aspects les plus intimes, décidant des mariages ou des séparations, etc.

    En outre, devenir dirigeant de l’Anthroposophie a fait rentré bien souvent la personne dans le partage d’un certain nombre de secrets dont la rétention provoque une forme de corruption morale des plus graves. Par exemple, un dirigeant de la Fédération des écoles Steiner-Waldorf mis au courant de pratiques pédophiles pratiquées dans une des institutions dont il a la responsabilité, mais qui devra taire et même couvrir les faits afin qu’ils ne s’ébruitent pas, non pas par inconscience de l’horreur, mais pour préserver la pédagogie Steiner-Waldorf de tout scandale public. A ma connaissance, nombreux sont les dirigeants des institutions du mouvement anthroposophiques devant porter jusque dans leurs tombes de sombres secrets de cette sorte, qui les rongent jusqu’au cœur : scandales sexuels, financiers, etc. Ils parviennent la plupart du temps à le faire sans craquer parce qu’ils se sont à tel point identifiés au devenir de l’Anthroposophie qu’un monde où celle-ci serait discréditée serait pour un eux un cauchemar sans nom.

    Qu’il me soit également permis d’ajouter que l’importance de la sexualité, non seulement en tant que pratique, mais également en tant qu’atmosphère est telle dans l’Anthroposophie qu’elle ne peut pas ne pas poser de questions. Qu’il s’agisse de libertinage frénétique de certains, de pratiques déviantes et illégales, ou même simplement de la façon dont la séduction est omniprésente, je crois que les pulsions sexuelles colorent et dominent tout le tissus relationnel de l’Anthroposophie. Ce fait peut être difficile à observer pour quelqu’un qui n’aura pas plongé profondément au sein du milieu anthroposophique. Il est néanmoins bien réel. Déjà, en tant que doctrine, l’Anthroposophie de Rudolf Steiner oscille entre sur la question de la sexualité entre pudibonderie et considérations ésotériques fantasmatiques (tout comme le Da Vinci Code). Au sein du milieu anthroposophique également, cette ambivalence sera systématiquement présente, conjuguant une morale réactionnaire à des pratiques libertines, sans que n’éclate la contradiction. Et dans les écoles Steiner-Waldorf, qui sont des extensions territoriales de l’Anthroposophie, on retrouvera jusque dans les comportements des élèves cet écartèlement, parfois chez les mêmes individus, entre une sexualité débridée et au contraire bridée, ou anormalement retardée. Ainsi, c’est jusque dans leurs mœurs sexuelles que les personnes qui entrent dans la sphère d’influence de l’Anthroposophie sont marqués par les comportements de ses dirigeants (Lire à ce sujet Les moeurs sexuelles au sein des écoles Steiner-Waldorf).

    Parvenu à ce stade, au cœur du système, l’exigence d’exclusivité explicite s’accompagne désormais d’une exigence de fidélité. En effet, il n’a été possible de devenir dirigeant soi-même que par l’appui et le parrainage d’un ou plusieurs autres dirigeants. Ceux-ci attendent et exigent maintenant de vous que vous leur soyez inconditionnellement fidèle, que vous vous réclamiez d’eux, que vous sachiez faire leur éloge à l’occasion. La fidélité consistera bien sûr à défendre leurs points de vue et leurs décisions, même quand vous n’êtes pas d’accord avec celles-ci. En ce qui concerne les éloges, les qualificatifs qui reviennent dans les bouches des dirigeants anthroposophes lorsqu’ils parlent de leurs mentors sont à peu près toujours les mêmes : ils évoquent leur rayonnement intérieur, leur disponibilité, leur capacité de compréhension, etc. Ils sous-entendent une capacité de vision des choses spirituelles, de perception intérieure prophétique des enjeux du temps présent, etc. En eux s’exprimeraient des forces d’amour et de lumière. Lorsque la personne est décédée, on évoque ces qualités en les accentuant un peu plus et en faisant remarquer qu’elles n’ont pas forcément été remarquées par l’entourage de son vivant. On sous-entend ainsi une sorte de sainteté anthroposophique cachée. Pour être un dirigeant du milieu anthroposophique, ou pour aspirer à le devenir, il faut me semble-t-il réaliser trois conditions :

    – être directeur d’une institution du « Mouvement anthroposophique » ;

    – s’être entouré d’un groupe d’anthroposophes fidélisé ;

    – être admis dans le cercle des dirigeants et œuvrer de concert avec lui.

    Il peut très bien arriver qu’une personne ne réunisse qu’une ou deux des conditions mentionnées, auquel cas elle aura un statut inférieur et ne fera pas pleinement parti des dirigeants du milieu anthroposophique. Par exemple, un personnage important de ce milieu qui dirigeait une revue française, organisait des conférences et des séminaires, avait réussi à constituer autour de lui une véritable communauté très fidélisée. Cependant, sa difficulté à collaborer avec les autres membres dirigeants lui a valu toute sa vie une certaine mise à l’écart. Parfois, ces mises à l’écart peuvent prendre la forme de véritables « excommunications » provenant du Goetheanum. Ce fut par exemple le cas de Francis-Paul Emberson. Bien souvent, les excommunications n’ont été prononcées à leur encontre que parce que leur comportement rendait trop ostensible le caractère de dérive sectaire auquel peut conduire l’Anthroposophie. Les dirigeants anthroposophes sont des gens prudents et discrets. Ils savent que leur principal atout réside dans leur dissimulation et qu’ils ont d’un certain point de vue le temps pour eux. C’est pourquoi les excommunications des dérives trop voyantes sont nécessaires. Cependant, ces excommunications jouent en définitive un rôle secondaire et ne désolidarisent pas vraiment ces dissidents de ce que j’appelle le « milieu anthroposophique ». Ils en sont en quelque sorte les « rebelles de service ». Les contacts sont souvent distendus et conflictuels, mais ne sont jamais vraiment rompus. En tout cas pas avec la communauté qui entoure le dissident. Précisons que, selon les trois critères que j’ai mentionnés, un prêtre de la Communauté des Chrétiens peut facilement faire partie de ce groupe des dirigeants, même s’il n’est pas officiellement membre de la Société Anthroposophique, car il est en effet de fait à la tête d’une institution du mouvement anthroposophique (sa communauté), il peut avec un peu de charisme réunir autour de lui un groupe assez large par le biais de conférences ou de stages, et il peut enfin travailler en accord et en concertation avec les autres dirigeants. Ces concertations collectives des dirigeants du milieu anthroposophique sont également officieuses et informelles. Ces dirigeants sont souvent des personnes que l’ont voit proposer des stages, ou des « formations », sur des thèmes divers, pouvant aller de la pratique artistique anthroposophique (calligraphie, peinture, dessin, eurythmie, dessin de formes, etc), à l’étude de thèmes de la doctrine anthroposophique (le Manichéïsme, les êtres élémentaires, le thème astral karmique, etc), mais aussi d’autres thèmes comme la diététique anthroposophique, ou la géométrie projective. Les plus habiles dirigeants savent conjuguer, pour ce genre de stage ou de formation, qui leur fournissent parfois une source de revenus complémentaires non-négligeable, une activité artistique et un élément de la doctrine anthroposophique. Il s’agit souvent de couples, comme un mari et sa femme, ou un mari et sa maîtresse, ou l’une de ses maîtresses, ou encore une dirigeante avec son amant, ou l’un de ses amants. Ils appartiennent à la catégorie que je désigne sous les termes de « couple-gourou » (Lire à ce sujet mon article Essai de typologie des membres dirigeants de la Société Anthroposophique). Certaines institutions du « Mouvement Anthroposophique » servent de relais pour la diffusion des informations concernant ces stages ou ces « formations », formant ainsi un réseau de quelques personnes privilégiées autorisées à proposer leurs services au sympathisants du vaste cercle du milieu anthroposophique, et à recevoir leurs rétributions.

L’ensemble de ces six cercles constitue ce que j’appelle le milieu anthroposophique. La constitution d’un tel milieu est habile en ce qu’il possède, contrairement à d’autres mouvements comprenant des risques de dérives sectaires, une grande élasticité. Ainsi, on ne le quitte jamais tout-à-fait. On peut ainsi très bien démissionner de la Société Anthroposophique, et néanmoins continuer à fréquenter la Communauté des Chrétiens ou laisser ses enfants dans une école Steiner-Waldorf. On peut même rompre tout les contacts avec les institutions du mouvement anthroposophique tout en restant dans le milieu anthroposophique, par ses lectures ou ses fréquentations. On reste ainsi dans la sphère d’influence des anthroposophes. Le lien n’ayant jamais été totalement coupé, il sera susceptible d’être réactivé à l’une ou l’autre occasion. C’est pourquoi la Société Anthroposophique n’a nullement besoin de forcer ses membres à rester par des pressions visibles : elle sait qu’il ne s’agit que très rarement de coupures, mais plutôt d’éloignements. Tel est le génie et la malice de l’Anthroposophie : avoir constitué un milieu très étendu dont le Goetheanum est le centre directeur, sans toutefois que les liens institutionnels soient apparents, même pour ceux qui sont dedans. Ce procédé consistant à entourer les cercles les plus apparentés à une dérive sectaire (de par les comportements devenant psychorigides et soumis de ses membres) de cercles plus larges et plus souples est également très ingénieux. Cela brouille les pistes. Lorsqu’on parle des anthroposophes, on ne sait pas trop de qui il s’agit. On ne sait pas si on évoque ceux du premier cercle qui ne font que lire Steiner occasionnellement, ceux qui fréquentent les institutions anthroposophiques, les membres de la Société Anthroposophique, ceux de l’École de Science de l’Esprit ou bien encore leurs dirigeants. Et si les uns sont critiqués, c’est parfois tous les autres qui se sentent attaqués. Une même personne peut appartenir aux quatre derniers cercles : elle peut fréquenter une institution anthroposophique, être membre de la Société Anthroposophique, de l’École de Science de l’Esprit, et avoir le statut de dirigeant. Le dirigeant se dissimule ainsi dans la foule.

L’approche du noyau de l’Anthroposophie est très progressive. Celui qui devient anthroposophe ne s’aperçoit pas des changements que cela implique pour lui. Sans le savoir, il s’est pourtant engagé dans un processus qui tendra à le rapprocher progressivement d’un monde à part et qui fera de lui quelqu’un d’autre. Les dirigeants anthroposophes le savent : il faut que la personne s’habitue. Elle est dans la même situation qu’un voyageur entrant dans un pays étranger qui devrait s’adapter aux mœurs et aux coutumes locales, à la langue, à l’architecture, à l’alimentation, à la médecine, aux arts, aux écoles, etc, du pays en question. Rien ne sert de trop la brusquer. Il faut qu’elle s’adapte à ce nouveau pays qu’est l’Anthroposophie. Cette entrée progressive dans ce territoire apatride fait qu’on ne remarque pas que tout a changé en nous et autour de nous (Lire à ce sujet mon article  : L’emprise de l’Anthroposophie). Même notre corps est différent : sa tonicité est comme ralentie. (Ainsi, après mon départ du milieu anthroposophique, il a été important pour moi de pratiquer une activité sportive soutenue et d’apprendre des danses, afin de retrouver une vitalité normale). Remettre en question l’Anthroposophie demande donc, à partir d’un moment, une remise en question de soi, de ce qu’on est devenu, ou du mal qu’on a pu faire et qu’il faudrait assumer, qui serait trop importante et douloureuse. Sans parler du fait qu’il faudrait aussi quitter son entourage et reconstituer tout ses liens sociaux. Et renoncer à ce qu’on a cru percevoir d’épanouissant dans ce que propose l’Anthroposophie. A ce sujet, il faut aussi considérer le fait que la perception (ou le sentiment de la perception) du spirituel que propose l’Anthroposophie agit comme une sorte de drogue, avec des effets d’accoutumance. Par exemple, quand on y a goûtée, il devient difficile de se passer de l’impression de contact profond avec la Nature que procurent les différentes fêtes saisonnières revisitées par l’Anthroposophie (Saint Michel, Pâques, Saint Jean, etc.). Certes, vivre en harmonie avec les forces cachée de la Nature est quelque chose qui peut nourrir l’être humain. Mais cette nourriture doit-elle devenir le vecteur d’une aliénation ? Ce serait tout simplement une indignité ! L’Anthroposophie finissant toujours par provoquer chez ses adeptes une forme de passivité foncière, la dépendance aux rituels communautaires des anthroposophes n’en devient que plus forte. Très rares sont ceux qui ont assimilé l’Anthroposophie de manière à ce que ce qu’elle peut apporter devienne une propriété personnelle et non une dépendance aliénante aux pratiques de la communauté anthroposophique. Car Steiner n’a jamais voulu la liberté des hommes, quoiqu’il ait dit à ce sujet ! Ainsi, passé un certain stade, qui correspond selon moi à l’admission dans le quatrième cercle, le voyage vers l’Anthroposophie est sans retour. Revenir de l’Anthroposophie est à peu près l’équivalent métaphorique de « revenir du pays des morts ». Je parle d’expérience.

                                         Grégoire Perra

La lecture de cet article pourra être complétée utilement par celle de l’article intitulé Essai de typologie des membres dirigeants de la Société Anthroposophique.

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Qui sont les anthroposophes ? Les différents cercles du milieu anthroposophique de
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Réponses

  1. A reblogué ceci sur La Vérité sur les écoles Steiner-Waldorf.

  2. […] témoigne notamment, un article de la revue interne des anthroposophes nommée Das Goetheanum, dans laquelle Françoise Nyssen affiche une collaboration étroite […]


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