Publié par : gperra | 16 février 2012

Faust et la Nature (mémoire de maîtrise de théâtre à Paris III)

SOMMAIRE

Avant-propos

1 – Construction du plan 7

2 – Le problème des traductions 7

3 – Les citations 8

a) Le Faust 8

b) L’oeuvre scientifique de Goethe 8

INTRODUCTION :

LE FAUST ET L’OEUVRE SCIENTIFIQUE DE GOETHE

1 – L’oeuvre scientifique de Goethe, clef pour la compréhension du Faust 9

2 – Poésie de la nature et science de la nature 10

3 – Science de la nature et poésie du surnaturel 11

4 – Une articulation de trois langages 12

PREMIÈRE PARTIE :

ÉLÉMENTS D’UNE COSMOGONIE

ET D’UNE ÉPISTÉMOLOGIE GOETHÉENNES

I LES TROIS SPHÈRES DE LA NATURE DANS LA COSMOGONIE GOETHÉENNE

1 – La religion et la nature 15

2 – Raphaël, archange de l’éternité 16

a) Sonorité et luminosité 16

b) L’éternité et le monde stellaire 17

3 – Gabriel, archange de la sphère du vivant 17

a) Gabriel et la sphère planétaire 17

b) La vitesse comme logique d’une temporalité de la vie 18

c) La sphère de la vie 19

4 – Michaël, archange de la temporalité terrestre 20

a) La logique temporelle de la succession 20

b) La sphère terrestre et le principe de destruction 20

Conclusion partielle 21

II LE THÉÂTRE ET LA NATURE

1 – Le poète dramatique et la nature 22

a) La logique temporelle de l’aspiration poétique

et son lien à la temporalité de la sphère raphaëlique 22

b) L’humanité vue par le poète 23

c) La nature vue par le poète 24

2 – Le directeur de théâtre et la nature 24

a) L’humanité vue par le directeur de théâtre 24

b) La logique temporelle du directeur de théâtre

et son lien à la temporalité de la sphère michaëlique 25

c) La sphère terrestre et le goût du directeur de théâtre pour l’artifice 25

3 – Le personnage comique et la nature 26

a) L’acteur et la sphère de la vie 26

b) Le mystère des couleurs 26

c) Le rôle médiateur du théâtre entre la nature et l’homme 28

d) La logique temporelle du personnage comique et son lien à la

temporalité de la sphère gabriélique 29

Conclusion partielle 29

III Le savoir et la nature

1 – La nature et la quête de Faust 31

2 – L’intellect et la nature 32

3 – Le signe du Macrocosme et la sphère céleste de la nature 33

4 – L’Esprit de la Terre et la notion de Théâtre 34

5 – L’Esprit de la Terre et la sphère du vivant 37

a) Le principe du mouvant 38

b) L’absence de contraintes spatiales 38

c) L’Éternel présent 39

d) La métaphore du tissage 39

6 – La sphère terrestre et la mort 41

a) L’incompatibilité des sphères temporelles 41

b) L’inadéquation de la raison pour comprendre la nature 42

c) Le suicide et le miracle de Pâques 43

Conclusion partielle 45

IV LE SOLEIL ET LA NATURE

1 – Polarité dans la nature et dualité de l’âme humaine 46

2 – L’activité solaire et le principe de métamorphose 48

3 – Le soleil et l’Esprit de la Terre 49

4 – Le soleil et le théâtre 50

Conclusion partielle 51

V LES SENS ET LA Nature

1 – La représentation imaginative de la nature 52

2 – Les limites imposées par le corps à la représentation imaginative de

la nature 53

3 – Les esprits de l’air, esprits de la confusion entre le corps et l’âme 54

4 – La drogue comme leitmotiv du Premier Faust 55

5 – Le sensualisme comme illusion d’un mode d’accès à la nature 56

Conclusion partielle 57

VI Le SENTIMENT et L’Intuition

1 – Connaissance de la nature par le recueillement 59

2 – L’opposition de Méphisto à la connaissance de la nature

par le biais de l’intériorité 60

3 – La connaissance de la nature par l’intuition 61

4 – Le sens, la force et l’action comme principes ontologiques des

trois sphères cosmiques de la nature 61

5 – Le caractère méphistophélique de la faculté de connaissance intuitive 62

Conclusion partielle 65

VII Méphistophélès et la nature

1 – Méphistophélès et le feu 66

2 – Méphistophélès et le principe de manifestation naturelle 68

3 – Méphistophélès et les origines de la nature 69

4 – Méphistophélès et la fin du monde 70

5 – La lumière naturelle, prisonnière des corps et l’action libératrice

de l’art et de la connaissance 71

6 – Méphistophélès dans l’équilibre naturel 72

Conclusion partielle 73

VIII Nature et surnaturel

1 – Les lois du monde surnaturel 75

2 – La limitation de la puissance 77

3 – Les rapports de forces et les rapports théâtraux 78

4 – Une pluralité de logiques d’univers magiques dans le Faust 80

5 – Relativité de l’importance de la présence de l’univers magique dans

le Faust 81

Conclusion partielle 84

NOTES DE LA PREMIÈRE PARTIE

DEUXIÈME PARTIE :

L’EXPLORATION DES MYSTÈRES DE LA NATURE

I L’animal et la nature

1 – L’alternative entre le travail de la terre et la magie de la sorcière 89

2 – L’entendement et la logique de la sphère terrestre de la nature 90

3 – Les animaux et le mal 92

Conclusion partielle 96

II L’ÂME ET LA NATURE

1 – La découverte de l’âme de la nature 97

2 – Le souvenir de l’Esprit de la Terre 98

3 – La fraternité avec les êtres de la nature 98

4 – L’intimité et la nature ; le rôle cosmique de la lune pour l’âme humaine 99

5 – L’analogie entre les sentiments et la nature 101

6 – La perversion méphistophélique de la sphère de l’intériorité 101

a) L’imperfection humaine et le repliement sur soi 101

b) La naissance de la sphère des sentiments et des passions 102

c) La naissance du désir et l’apparition du mal 102

d) Le symbolique et l’allégorique dans le processus de

connaissance de la nature 104

Conclusion partielle 104

III LES FORCES ÉLÉMENTAIRES ET LA NATURE

1 – Présence du règne minéral et végétal dans l’univers de la Nuit deWalpurgis 106

2 – Forces surnaturelles de nature sous-terrestre dans la Nuit de Walpurgis 108

3 – Relation entre la pensée humaine et les forces surnaturelles terrestres 109

4 – Théâtralité et mise en abîme de la nature 110

4 – Le monde de la métamorphose des insectes 112

Conclusion partielle 113

IV Le sommeil et la nature

1 – Différence entre les elfes et les esprits de l’air 114

2 – Le rôle des elfes dans la relation de l’âme au corps 115

3 – La nature et la mère universelle 115

4 – Les quatre phases de la nuit 116

a) La première phase de la nuit 116

b) La deuxième phase de la nuit 117

c) La troisième phase de la nuit 118

d) La quatrième phase de la nuit 118

e) Les logiques de la relation de l’homme à la nature durant le sommeil 119

V LA NATURE ET LA SOCIÉTÉ

1 – Les métiers de la nature 121

2 – Les parasites 123

3 – La nature en tant que force du destin 123

4 – La nature en tant que force antisociale 125

5 – La maîtrise de soi en tant qu’équilibre entre les émotions de la nature 125

6 – La conception sociale de la relation de la poésie à la nature 126

7 – La conception sociale de la relation de la richesse à la nature 127

8 – Le panthéisme social 128

9 – Le pouvoir et la nature 129

Conclusion partielle 130

VI Les archétypes et la nature

1 – Hélène, entéléchie de l’âme de Faust dans la sphère raphaëlique de la nature 131

2 – La sphère des Mères 132

3 – Les Archétypes et la Sphère de Raphaël 133

3 – Le théâtre et les Mères 135

a) La mise en scène 135

b) Le mouvant et la musique 136

c) La réaction subjective des spectateurs 136

d) La scène de théâtre et les archétypes au sein de la cosmogonie

goethéenne 137

VII L’incarnation et la nature

1 – L’incarnation d’Homunculus 139

a) L’eau et le feu en tant que principes constitutifs de la nature 139

b) Protée et le principe de métamorphose 141

c) L’homme et le principe de métamorphose 142

d) La naissance et la vie 143

Conclusion partielle 144

VIII La poésie et la nature

1 – Faust et la faculté créatrice 145

2 – L’aspiration poétique et l’aspiration à la mort 146

3 – La poésie et les quatre éléments 147

a) La poésie et l’air 148

b) La poésie et la terre 148

c) La poésie et l’eau 148

d) La poésie et le mystère de Dionysos 148

Conclusion partielle 149

IX La généalogie et la nature

1 – L’enfance et la nature 150

2 – Les théories intellectuelles et la nature 151

3 – Le refus faustien de la généalogie 152

4 – Méphistophélès et le dogmatisme scientifique 153

Conclusion partielle 154

X La liberté et la nature

1 – L’organisation de la société et l’organisation de la nature 155

2 – La nature et l’esprit libre 157

3 – La construction d’un espace naturel pour la liberté 158

Conclusion partielle 160

XI La nature et l’Au-Delà

1 – La nature et l’Être 162

2 – Les quatre éléments et la vie après la mort 163

3 – L’amour en tant que loi existentielle de la nature 164

4 – La médiation entre le visible et l’invisible 165

5 – Le noyau impérissable de l’entité humaine et la nature 167

6 – La métamorphose des insectes et la vie après la mort 168

5 – L’éternel féminin et la nature 169

6 – Le Chorus Mysticus et le langage de la nature 171

Conclusion partielle 172

Conclusion

NOTES DE LA DEUXIÈME PARTIE

BIBLIOGRAPHIE

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos

1 – Construction du plan

La pensée et l’art de Goethe sont très difficilement conceptualisables. Pourtant, une grande part de notre travail a justement consisté à conceptualiser cette pensée et cet art sans leur faire perdre de leur profondeur et de leur beauté. Dans une certaine mesure, nous pensons y être parvenu.

Par contre la pensée et l’art de Goethe ne sont absolument pas classifiables. C’est pourquoi, après quelques tentatives infructueuses pour construire une problématique de type classique avec trois axes majeurs successifs et des sous-parties attenantes, nous avons dû nous rendre compte que la meilleure des démarches était de suivre fidèlement l’enchaînement des scènes du Faust tel que le propose Goethe. En effet, il nous est vite apparu que chacune des scènes de cette oeuvre est elle-même centrée sur un aspect de la problématique du rapport avec la nature.

Il ne nous restait donc plus qu’à les étudier une par une, laissant ainsi à Goethe la responsabilité de la façon dont se succèdent les thèmes, échafaudant certes ainsi un plan peu conforme aux normes mais qui a du moins le mérite de tenter de ne pas réduire ou réorganiser une pensée qui s’est-elle même scrupuleusement construite selon sa propre cohérence interne.

2 – Le problème des traductions

A notre sens, il n’existe pas en France de traduction du Faust acceptable, tant du point de vue conceptuel que du point de vue de la mise en scène. Mais nous avons voulu éviter, dans un souci de clarté, de recourir systématiquement à des analyses du texte original, même si nous n’avons pas manquer de le faire pour nous-mêmes.

Notre politique a été la suivante : il existe trois traductions du Premier Faust. Celle de Gérard de Nerval, celle de Jean Malaplate et l’édition Bilingue. Dans la mesure où, quand nous trouvions des insuffisances chez J. Malaplate, celles-ci pouvaient être « corrigées » par la traduction de Gérard de Nerval, nous avons préféré ne pas nous servir de l’édition Bilingue afin de permettre au lecteur, au-delà de la compréhension du sens, de goûter à la théâtralité de cette pièce.

Par contre, en ce qui concerne le Second Faust, pour lequel il n’existe que l’édition Bilingue et la traduction de Jean Malaplate, nous avons fait systématiquement appel à la première, ne serait-ce que parce que cette seconde partie est riche de nuances et de subtilités que nous ne pouvions pas passer sous silence.

3 – Les citations

Le Faust

Dans notre travail, les citations de l’oeuvre de Goethe pourront parfois sembler un peu longues. Mais nous avons souvent été contraint de procéder ainsi en raison du style de Goethe, qui consiste à amener une seule idée à travers une profusion d’images.

Quand il ne procède pas ainsi, c’est alors la situation inverse qui prédomine : l’idée est contenue en seulement quelques mots qu’il faut abondamment commenter pour l’en faire jaillir.

L’oeuvre scientifique de Goethe

Il existe peu de commentaires et d’analyses sérieux de l’oeuvre scientifique de Goethe traduits en français. Nous n’en avons retenu que deux : ceux de Rudolf Steiner et ceux de Paul-Henri Bideau.

Mais c’est surtout ceux de Paul-Henri Bideau, dans la collection Que Sais-je ?, que nous avons volontiers cités, non pas pour nous faciliter la tâche mais parce que l’auteur y a su faire preuve d’une remarquable qualité synthétique dont la clarté a été pour nous d’une aide inestimable. L’oeuvre scientifique de Goethe nous est en effet familière, mais lorsqu’il s’agit de reprendre un passage du Traité des Couleurs ou de la Métamorphose des Plantes pour illustrer l’une ou l’autre idée qui y est contenue, c’est bien vite, en raison du style de Goethe, plusieurs pages qu’il est nécessaire de citer pour une seule idée.

INTRODUCTION

LE FAUST ET L’OEUVRE SCIENTIFIQUE DE GOETHE

1 – L’oeuvre scientifique de Goethe, clef pour la compréhension du Faust

Le Faust est sans aucun doute l’oeuvre majeure de Goethe. L’auteur y a travaillé pendant plus de 50 ans et y a intégré une part très importante de ses préoccupations les plus profondes.

L’oeuvre poétique et romanesque de Goethe est connue et, lorsqu’il s’agit de mettre en parallèle cette dernière avec le Faust, les analyses et les critiques ne manquent pas.

Par contre, l’oeuvre scientifique de Goethe fait l’objet de beaucoup moins d’attention. De son temps, Goethe en était lui-même conscient :

“Depuis plus d’un demi-siècle, on me connaît comme poète dans mon pays et sans doute aussi à l’étranger, et à la rigueur on me reconnaît comme tel ; mais ce qu’on ne sait pas aussi généralement, et ce à quoi on a encore moins pris garde, c’est la grande attention avec laquelle je me suis activement efforcé de comprendre la nature dans ses phénomènes physiques généraux et dans ses phénomènes organiques, et que j’ai poursuivi par devers moi, avec constance et passion, des études et des réflexions entreprises avec sérieux.” 1

Cette méconnaissance de l’oeuvre scientifique de Goethe est une des raisons pour lesquelles le drame théâtral du grand poète allemand n’est pratiquement jamais mis en rapport avec son travail d’investigation scientifique – sans parler des frontières que posent d’emblée l’hétérogénéité des deux domaines.

Or, si nous pensons, à juste titre, le Faust comme un drame de la connaissance, force est de constater, de manière spontanée, qu’un lien doit être envisagé entre ces deux aspects du travail de Goethe.

Néanmoins, ce n’est s’emble-t-il presque jamais le cas. Relégué par la communauté scientifique au rang des intuitions de jeunesse de la science, les travaux scientifiques de Goethe, en ce qui concerne la minéralogie, l’optique, la botanique et la zoologie, trouvent encore moins d’écho parmi les commentateurs littéraires du Faust.

Il m’est apparu cependant que, s’il est une oeuvre qui doit absolument être mise en parallèle avec l’oeuvre scientifique de Goethe, il s’agit bien du Faust, tant on peut constater, au travers du point précis de la représentation de la nature, à quel point il est possible d’y retrouver des résultats de ses investigations. Telle est du moins l’ambition de ce mémoire.

2 – Poésie de la nature et science de la nature

La nature est en effet le thème récurrent, pour ne pas dire primordial, du Faust. Du Premier Faust, mais aussi de la seconde partie du drame, découverte après la mort de Goethe, et relativement peu connue en France.

Entre la nature telle que Goethe la traite dans sa poésie et la nature dont ses observations scientifiques rendent compte, il n’existe pas de différence fondamentale :

“(…) J’entendis par ailleurs des opinions analogues ; nulle part on ne voulait admettre que la science et la poésie sont compatibles. On oubliait que la science s’est développée à partir de la poésie, on ne réfléchissait pas que, un changement de temps se produisant, toutes deux pourraient fort bien se rejoindre amicalement sur un plan supérieur et pour leur profit réciproque.” 2

En effet, pour Goethe, la nature telle qu’il la décrit sous sa plume poétique n’est pas prétexte à l’installation d’un réseau de métaphores, mais plutôt à une description où se déploie, conjointement avec une acuité rigoureuse des sens et à une profonde qualité d’observation des phénomènes, le langage même de la nature. C’est ainsi que Goethe pouvait déclarer :

“Le beau rend manifestes des lois secrètes de la nature qui, si elles n’apparaissaient pas, seraient restées éternellement cachées.” 3

Goethe ne fait donc pas de « poésie » au sens d’un travail littéraire fondé sur la fantaisie imaginative, et surtout pas en ce qui concerne la nature. Bien au contraire, sa poésie est un prolongement donné à ce que son discours scientifique lui-même ne pouvait énoncer, cantonné aux limites étroites de son propos.

Il est en effet important de souligner que, chez Goethe, la science, l’observation, est première. Il n’observe pas la nature avec un regard poétique, il l’observe avec un regard scientifique, et ce n’est que par la suite que le fruit de ses investigations s’élabore dans un langage poétique :

“Je n’ai jamais observé la nature au nom de la poésie. Mais parce que, jeune, je dessinais des paysages et que plus tard j’ai fait des recherches scientifiques, je me suis trouvé poussé vers une observation exacte et constante des objets naturels ; c’est ainsi que j’ai appris à connaître la nature par coeur jusqu’en ses moindres détails. C’est pourquoi ce dont j’ai besoin en tant que poète s’offre à moi ; c’est pourquoi aussi je manque difficilement à la vérité.” 4

Lorsque l’on sait que Goethe avait pour ambition de créer un art qui procède selon les lois découvertes dans la nature par l’investigation de cette dernière, nous pouvons pressentir à quel point séparer l’oeuvre scientifique de Goethe de son oeuvre littéraire serait préjudiciable à une bonne compréhension de cette dernière. Afin de lever toute ambiguïté possible en ce qui concerne ce lien étroit entre science et poésie chez Goethe, qui n’est en aucun cas une forme de naturalisme, nous citons un nouveau passage de l’oeuvre de Paul-Henri Bideau qui analyse avec précision les modalités de cette relation :

“En posant que «le style repose sur les fondements de la connaissance», Goethe ne subordonne pas l’art aux résultats de la connaissance scientifique. Il indique une voie par laquelle l’artiste, en étudiant comment oeuvre la nature, qui est pour lui une inlassable créatrice de formes, éduque sa propre faculté imaginative et la prépare à produire à l’exemple de la nature (mais non pour en donner une imitation immédiate), «selon» ses lois (mais non en les transposant purement et simplement dans le travail créateur). En ce sens, et en ce sens seulement, l’oeuvre d’art peut être assimilée à un organisme, et l’artiste à un créateur d’une seconde nature, ainsi que le formule l’essai Winckelmann et son siècle (1805) : «L’être humain, placé au sommet de la nature, se considère à son tour comme une nature qui, douée de totalité, est appelée elle aussi à produire un nouveau sommet.»” 5

La nature est tout autant l’objet de la poésie que de la science car la poésie découvre dans la nature les lois de la créativité par lesquelles elle procède elle-même. Une poésie qui a pour thème la nature n’est pas une poésie qui copie la nature, c’est, dans la pensée de Goethe, une poésie dont la faculté créatrice participe de l’impulsion créatrice naturelle.

3 – Science de la nature et poésie du surnaturel

L’ambition de la présente étude consiste donc à tenter de repérer un mode de représentation de la nature dans le Faust I et II et de voir en quoi ce qui se montre ainsi dans le texte théâtral peut être mis en rapport avec l’oeuvre scientifique de Goethe.

Mais, à ce qu’il nous semble, et au regard de ce qui vient d’être énoncé précédemment, ce travail serait totalement stérile s’il se bornait uniquement à ce qui vient d’être proposé de manière schématique. En effet, le Faust n’est en aucun cas une « illustration » des découvertes scientifiques de Goethe. Bien au contraire, il en est le prolongement.

Le Faust s’appuie sur les concepts et les connaissances de la nature contenus dans l’oeuvre scientifique de Goethe, mais pour les dépasser, pour aller beaucoup plus loin que cette dernière n’avait osé le faire.

En ce qui concerne notre thème de la nature, cela se traduit par le passage d’une représentation « naturaliste » de la nature à une représentation de forces et d’entités surnaturelles appartenant au règne naturel.

Sur la base de ses travaux scientifiques Goethe passe, par le truchement de la poésie, d’une représentation naturaliste de la nature à une représentation surnaturaliste de la nature.

Il faut donc souligner que les entités spirituelles ou surnaturelles présentes dans le Faust sont bien issues d’une interaction et d’un enrichissement mutuels de la science et de l’art. En aucun cas, bien que Goethe emprunte beaucoup d’images et de concepts dérivant de diverses traditions mystiques, panthéistes ou religieuses, elles ne sont le fruit d’une quelconque superstition. C’est le sens de la célèbre maxime de Goethe :

“Celui qui possède l’Art et la Science

Possède aussi la Religion.

À celui qui ne possède ni Art ni Science,

Il faut la Religion.” 6

Goethe ne cherche donc pas à établir une religion de la nature et encore moins une superstition pour le surnaturel car il ne procède pas selon une logique religieuse mais selon une logique de collaboration entre l’artistique et le scientifique.

Entre la démarche scientifique et la démarche poétique de Goethe, il n’y a donc pas un abîme que seule la fantaisie du poète se serait permise de franchir : les multiples représentations d’esprits surnaturels appartenant à la sphère de la nature sont intrinsèquement liées à la représentation scientifique goethéenne du monde naturel. Et ce, comme nous aurons l’occasion de l’appréhender plus longuement, parce que la démarche scientifique de Goethe est une démarche qui voudrait conduire à la connaissance du monde suprasensible par une observation rigoureuse du sensible :

“Devant Schiller, Goethe avait maintenu qu’il voyait ses idées de ses yeux. Dialoguant avec Kant dans le Jugement intuitif, il revendique très concrètement, pour des raisons qui ne doivent rien à une démarche spéculative, mais tout à l’expérience vécue, l’exercice de l’intellectus archetypus – d’une pensée qui donc procède du tout aux parties – dont Kant n’avait admis que la possibilité formelle. Certes, Goethe qualifie sa démarche, à la fin de l’essai, d’ «aventure de la raison», et l’expression renferme sans doute quelque ironie. Mais celle-ci vise le «vieux de la montagne royale» qui en est l’auteur, et qu’il prend au mot.” 7

Goethe cherche donc à voir le surnaturel dans la nature par le biais de l’observation sensible. Son surnaturel découle de l’expérience et non de la croyance. Tel est le mode de liaison, dans la pensée de Goethe, de la science et de la poésie : la poésie décrit ce que l’observation a vu et senti.

4 – Une articulation de trois langages

La nature poétisée du Faust serait donc, jusque dans les entités surnaturelles qu’elle contient, un prolongement de la démarche d’observation goethéenne. C’est ce que nous tâcherons d’explorer, non pas en allant de l’aval vers l’amont, c’est-à-dire en faisant référence à l’oeuvre scientifique de Goethe pour expliquer sa poésie, mais au contraire de voir en quoi l’oeuvre scientifique de Goethe est présente dans sa pièce et comment sa poésie la prolonge.

Ce travail se heurte donc à trois sortes de difficultés puisqu’il suppose une relative maîtrise de trois domaines et surtout de trois langages bien distincts :

• le langage scientifique de Goethe, qui demande d’acquérir un minimum de notions en optique, botanique et zoologie, surtout en ce qui concerne l’état de la recherche aux XVIIIème et XIXème siècles ;

• le langage littéraire proprement dit, par lequel Goethe met en oeuvre de manière poétique ses descriptions de la nature, et qui nous a souvent demandé de procéder à des études lexicales et sémantiques relevant du commentaire de texte poétique plutôt que théâtral (pour cela une certaine connaissance de la langue allemande était nécessaire, non pas seulement afin de suppléer aux défaillances inévitables de la traduction mais surtout afin de pouvoir apprécier la force d’une poésie qui ne se dévoile véritablement que dans sa propre langue) ;

• le langage théâtral proprement dit par lequel, de façon surprenante, se révèlent beaucoup plus de choses sur le monde des entités surnaturelles présentes dans la nature qu’il n’en apparaît généralement dans l’oeuvre poétique de Goethe, pourtant essentiellement centrée sur ce sujet.

L’exploration de l’articulation des langages de la science, de la poésie et du théâtre nous permettra donc de déceler, sous la plume de Goethe, une représentation de la nature où entre en action un jeu complexe de forces et de personnages surnaturels.

Enfin, il me faut signaler que ce travail d’approche de la représentation de la nature dans le Faust de Goethe a aussi consisté, pour une large part, à tenter de conceptualiser des notions que l’auteur exprime par le biais des images poétiques. C’est pourquoi la pensée qui se déploie dans le présent ouvrage prend souvent les formes du langage philosophique. Car le Faust est une poésie imagée de la nature qui invite à former de nouveaux concepts philosophiques. C’est pourquoi nous n’avons pas considéré notre manière de procéder comme une volonté de rendre abstraites des notions qui demeuraient « sensibles » à l’état d’images. Il est néanmoins vrai qu’un risque existe en ce sens, c’est une des raisons pour lesquelles nous citons volontiers l’intégralité des passages auxquels nous faisons références, afin que l’image puisse venir contrebalancer le poids du concept.

Nous avons par ailleurs pris la liberté de mettre en gras certains passages des textes cités afin d’attirer l’attention sur tel ou tel aspect qui nous semblait indispensable.

PREMIÈRE PARTIE

ÉLÉMENTS D’UNE COSMOGONIE

ET D’UNE ÉPISTÉMOLOGIE GOETHÉENNES

CHAPITRE I

LES TROIS SPHÈRES DE LA NATURE

DANS LA COSMOGONIE

GOETHÉENNE

À TRAVERS L’ÉTUDE DE LA SCÈNE :

Les Phalanges célestes

Nous rencontrons pour la première fois, avec le Prologue au Ciel, des entités surnaturelles (dans le Faust). Ces entités n’apparaissent qu’une fois au cours de la pièce, mais il ne faut pourtant pas se tromper sur leur importance.

1 – La religion et la nature

Tout d’abord, nous nous trouvons avec elles en face d’un paradoxe : leurs noms sont les noms d’anges empruntés à la cosmogonie chrétienne, tandis que leur discours est essentiellement un discours sur la nature. En fait, nous avons là une image de la religiosité au sens goethéen du terme : porter une attention profonde aux phénomènes naturels afin que, par cette méditation qui ressemble à une prière, se révèlent des lois de l’univers qui sont les seuls dieux que révèrent Goethe :

“C’est donc une tâche humble et royale à la fois que Goethe assigne au physicien. Humble, puisque sans sortir du champ qualitatif étudié, il se met au service de l’objet. Il ne se comporte donc pas en «maître et possesseur de la nature» (Descartes). Au contraire, Goethe caractérise son attitude en des termes qui expriment un lien religieux avec les phénomènes («piété», «dévotion»). Mais la tâche est royale aussi, puisque le savant rend manifeste ce qui est tout d’abord caché dans l’état premier où l’interrogation humaine trouve la nature. «Goethe est le prêtre de la physique moderne. Il s’entend au service dans le temple» (Novalis).” 8

Cette fusion de nominations chrétiennes et d’un discours sur la nature est donc révélatrice de la démarche scientifique goethéenne visant à donner à l’observation de la nature la qualité spirituelle de la religiosité.

2 – Raphaël, archange de l’éternité

“RAPHAËL

Au choeur des fraternelles sphères

Le soleil résonne sans fin

Et son pas, grondant de tonnerres,

Accomplit l’antique chemin.

Son aspect donne force aux anges

Sans qu’ils en conçoivent le tour.

Les oeuvres sublimes, étranges,

Rayonnent comme au premier jour.” 9

Sonorité et luminosité

Nous pouvons caractériser le premier des archanges par la manière dont il se dévoile à travers ses brèves tirades. En allemand, nous remarquons tout d’abord un jeu important sur les sonorités et sur le rythme qui contribue à donner une impression de solennité et surtout de puissance. Mais cette musique de la langue vient surtout renforcer le thème même de la présence du son.

Une constante est en effet palpable dans ce texte : la collusion entre le son et la lumière. On peut aussi dire que la sphère où agit Raphaël est une sphère où lumière et son sont les deux faces d’une même réalité : le soleil résonne, son pas gronde, etc. :

“Au choeur des fraternelles sphères (…)

Et son pas, grondant de tonnerres (…).” 10

Cette sphère n’est autre que celle du soleil. Il ne s’agit pas, de la part de Goethe, d’une fantaisie verbale, mais bien de quelque chose dont il cherchera à témoigner tout au long du Faust. En effet, dans la première scène du Second Faust, nous retrouvons cette fusion du son et de la lumière, justement en ce qui concerne le soleil :

“ARIEL

Écoutez, écoutez l’ouragan des Heures !

En une puissante harmonie, pour les oreilles de l’esprit,

Est né déjà le jour nouveau.

Les portes de rocher grincent en bruissant,

Le char de Phébus roule en crépitant,

Quel fracas la lumière apporte !

Fanfare de clairons, sonnerie de trompettes,

L’oeil cligne ébloui, et l’oreille s’étonne,

L’inouï ne saurait être entendu.

Glissez donc vers les corolles des fleurs,

Tout au fond, tout au fond, pour nicher tranquilles

Dans les rochers, sous la feuillée ;

Si l’éclat vous atteint, vous voilà sourds.11

Dans la sphère du soleil, le son et la lumière apparaissent simultanément. Cette étrange proximité entre le son et la lumière, Goethe en faisait état dans ses travaux scientifiques :

“De même, c’est la nature tout entière qui se révèle à un autre sens. Fermons les yeux, ouvrons et affinons nos oreilles, et du souffle le plus ténu jusqu’au bruit le plus sauvage, du son le plus simple à l’harmonie la plus haute, du cri passionné le plus violent à la parole raisonnable la plus douce, ce n’est que la nature qui parle, et révèle son existence, sa force, sa vie, ses structures ; de telle sorte qu’un aveugle à qui l’infini visible est interdit peut saisir dans l’audible une vie infinie.” 12

Cependant, au stade de son analyse scientifique, Goethe n’avait fait qu’évoquer fugitivement ce lien entre le son et la lumière sans pouvoir l’approfondir.

Il est néanmoins possible d’affirmer que Goethe pose l’existence, au niveau de la sphère solaire qui est aussi celle des étoiles fixes, d’une simultanéité d’apparition du son et de la lumière.

Ainsi, nous remarquons que la lumière dont il est question est d’une qualité supérieure à celle que l’on observe avec l’oeil ou le prisme. Car, à cette lumière s’ajoute des attributs qui ne sont perceptibles qu’à l’aide des sentiments : la puissance et l’harmonie. Il s’agit donc d’une lumière d’essence autant physique que morale. Cette lumière solaire est la force qui maintient l’équilibre et l’harmonie de l’univers. Ce qui n’est d’ailleurs pas sans nous rappeler la musique des sphères des Pythagoriciens.

La lumière solaire, dans la pensée goethéenne, est d’essence musicale parce que son pouvoir est un pouvoir d’harmonie.

L’éternité et le monde stellaire

Avec Raphaël nous nous trouvons également devant une évocation de mouvements. Mais ces mouvements sont éternellement identiques : «comme au premier jour». Nous sommes donc dans une sphère de l’univers où le temps épouse les contours de l’éternité.

Cette sphère, comme le décrit le texte lui-même, et comme en atteste la présence du soleil, n’est autre que celle des étoiles fixes :

“Au choeur des fraternelles sphères (…).” 13

Nous sommes donc, avec Raphaël, dans un espace éloigné de la terre où règne l’harmonie immuable de l’éternité.

Raphaël est le symbole de la sphère macrocosmique de la nature où règne l’éternité.

3 – Gabriel, archange de la sphère du vivant

GABRIEL

“Et d’une vitesse incroyable

Se meut la terre et sa beauté,

Alternant la nuit insondable

Au paradis de la clarté.

La mer jaillit en flots d’écume

Sur le roc dur précipités

Et la mer et le roc qui fume

Au tourbillon sont emportés.” 14

Gabriel et la sphère planétaire

Avec l’archange Gabriel, nous sentons que nous nous sommes déjà rapprochés de la terre. Nous sommes dans son voisinage immédiat : le texte rend compte d’une vision de la terre perçue de l’espace. Gabriel n’est pas un archange terrestre, car le texte sous-tend un regard relativement éloigné. Il ne serait pas spéculatif d’ajouter qu’un tel regard se situerait au niveau du plan de l’écliptique, dans le système solaire où se meuvent les planètes.

La vitesse comme logique d’une temporalité de la vie

La seconde impression est celle de la vitesse, du jaillissement : ces tirades nous font observer le monde du point de vue de ce qui se meut avec rapidité :

“Et d’une vitesse incroyable

Se meut la terre et sa beauté (…)” 15

Pour comprendre ce point, il faut tenter de le saisir dans sa logique temporelle.

En quittant la sphère du Macrocosme où réside le soleil nous avons aussi quitté l’éternité. En nous approchant de la terre, nous rejoignons un temps plus semblable à celui que nous connaissons, mais qui n’est pas encore le temps de la sphère terrestre.

Nous sommes donc avec Gabriel dans une sphère intermédiaire entre le temps et l’éternité, ce qui s’exprime à travers la notion de vitesse. En effet, avec la vitesse dont il est question dès la première ligne du passage, nous pouvons dire que nous sommes dans l’univers de la simultanéité :

“Et d’une vitesse incroyable (…).” 16

Les actions qui nous sont décrites ici sont observées du point de vue d’un temps qui ignore les contraintes de la spatialité.

On ne peut l’exprimer autrement que par le fait que nous nous trouvons dans une sphère temporelle dont la logique est la simultanéité et non la succession.

C’est la raison pour laquelle le texte met en scène une alternance quasi-immédiate des contraires, les séparant et les unifiant d’un même mouvement : le jour et la nuit, la mer et le roc etc. :

“(…) Alternant la nuit insondable

Au paradis de la clarté.

La mer jaillit en flots d’écume

Sur le roc dur précipités.” 17

On retrouve ce jeu avec la notion de temporalité dans la pensée scientifique de Goethe. En effet, comme nous le montre La Métamorphose des Plantes, le temps n’est pas pour Goethe cette notion « abstraite » que les théories de Newton développent. On peut même dire que, chez Goethe, le temps n’est pas d’essence mathématique mais d’essence organique. Nous pouvons comprendre ainsi pourquoi l’auteur pouvait affirmer que le temps était un élément constitutif du corps de la plante :

“Toute la difficulté consiste en effet à appréhender synthétiquement une réalité qui s’exprime à travers une série de manifestations distinctes dans le temps. Encore cette dernière expression est-elle impropre ; loin de pouvoir être compris comme une manière de réceptacle vide, une forme abstraite, ce que nous appelons «temps» est inhérent à l’organisme de la plante ; à celle-ci s’applique parfaitement cette maxime de Goethe : «le temps lui-même est un élément» que l’on interprète généralement comme une réflexion sur le temps historique.” 18

Le temps est donc un élément constitutif du corps des êtres organiques. Mais il s’agit d’un temps dont la logique est celle de la simultanéité, simultanéité qui préside aux processus vitaux. C’est ainsi que, dans la plante, ou plus exactement dans le principe vital qui participe à l’élaboration du corps de la plante, la logique de la simultanéité est active. Goethe décrivait ainsi quelle difficulté devait éprouver le chercheur dans son investigation sur la nature en raison de cette présence d’une logique temporelle de la simultanéité au sein d’un monde où la logique temporelle est la succession :

“La difficulté à relier l’idée à l’expérience semble être une grande gêne dans toute étude de la nature ; l’idée est indépendante du temps et de l’espace, l’étude de la nature est limitée dans l’espace et dans le temps ; c’est pourquoi, dans l’idée, le simultané et le successif sont intimement liés, mais dans la perspective de l’expérience, par contre, toujours séparés ; et une opération de la nature que conformément à l’idée nous devons penser à la fois simultanée et successive semble nous plonger dans une sorte de démence. L’entendement ne peut pas penser réuni ce que la sensibilité lui propose séparé, et ainsi le conflit entre ce que nous saisissons et notre création idéelle subsiste sans être résolu.” 19

Le chercheur doit donc, lorsqu’il s’efforce de comprendre les phénomènes vivants au sein de la nature, tenter de dégager ce qui relève d’une logique temporelle de la succession propre à la pensée et ce qui relève d’une logique temporelle de la simultanéité propre au domaine du vivant. Mais cette séparation est presqu’impossible à penser, sauf par le biais de la poésie, ainsi que le suggère Goethe à la suite du texte que nous venons de citer :

“C’est pourquoi nous nous réfugions à bon droit dans la sphère de la poésie (…).” 20

La poésie permet donc, dans la pensée de Goethe, de résoudre des problèmes épistémologiques contre lesquels la seule raison serait devenue folle, notamment en ce qui concerne la présence simultanée des deux logiques temporelles pour celui qui fait l’expérience du vivant.

Pour Goethe, le temps est donc un élément dont la nature est plus proche du processus de formation organique que de l’abstraction. Rien d’étonnant, de ce fait, à ce que Gabriel symbolise un temps à peine concevable pour l’entendement, à savoir un temps qui fait fi de toute logique spatiale par la force du principe de simultanéité.

La sphère de la vie

Ce serait dépasser de trop loin le cadre de mon propos et de mes possibilités que de vouloir tenter de décrire cette étrange et fascinante logique temporelle de la simultanéité incarnée par l’archange Gabriel dans ce Prologue au Ciel.

Par contre, ce que nous devons dire, c’est que cette sphère du temps « gabriélique » constitue un monde entre le Macrocosme stellaire et le Microcosme terrestre. Un lieu où le temps équivaut à la vie. C’est ce temps-là qui constitue l’organisme végétal selon Goethe et, aimerions-nous pouvoir affirmer, le temps de la logique du vivant. C’est pourquoi nous nous permettons de poser que le temps gabriélique est le temps de la nature.

C’est dans la sphère d’un tel temps que séjourne l’Esprit de la Terre qui apparaît à Faust dans la scène suivante.

L’archange Gabriel est le symbole d’une sphère située entre le Macrocosme et le Microcosme, celle des planètes, celle du mouvant et de la vie organique, où règne la logique temporelle de la simultanéité.

4 – Michaël, archange de la temporalité terrestre

“MICHAËL

Et tempêtes après tempêtes

Unissant continents aux mers

Tissent, par des chaînes secrètes,

Effets, causes de l’univers.

Des éclairs éblouissants dorent

Ces scènes de destruction.

Seigneur, tes messagers adorent

L’ordre de ta création.” 21

La logique temporelle de la succession

Au regard de ce qui précède, il nous est facile de comprendre ce que représente Michaël : il incarne un temps dont la logique est la succession.

C’est ce qu’indique très clairement le texte lorsqu’il parle des effets et des causes de l’univers. La loi de la causalité est en effet celle de la succession, c’est-à-dire celle du temps que nous connaissons :

“Tissent, par des chaînes secrètes,

Effets, causes de l’univers.” 22

La logique temporelle du temps michaëlique est donc la succession.

La sphère terrestre et le principe de destruction

Toutefois, Goethe fait plus que décrire ce temps et sa logique causale qui nous est familière. Si nous observons le réseau d’images présent dans cette tirade, nous découvrons que l’ambiance qui y règne est celle de la destruction :

“Des éclairs éblouissants dorent

Ces scènes de destruction.” 23

Par là, Goethe veut exprimer le fait suivant : avec Michaël nous sommes placés au niveau de la terre elle-même (plus exactement au niveau de ses manifestations atmosphériques) et nous entrons dans un temps dont la logique est causale. Or, ce temps est le temps de la destruction et de la mort.

Ce temps n’est plus celui de l’Éternité comme dans la sphère du Macrocosme, de la Vie, comme dans la sphère intermédiaire du mouvant, mais celui de ce qui s’use, de ce qui se détruit, de ce qui meurt, parce que nous sommes entrés dans la sphère du Microcosme terrestre.

L’archange Michaël est le symbole de la sphère du Microcosme où règne la logique temporelle de la causalité, univers de la Mort.

Conclusion partielle

Les trois archanges du Prologue nous proposent donc l’une des visions de la nature les plus importantes du Faust, celle d’une division de l’univers en trois sphères où règnent trois sortes de temps différents : Éternel, Simultané et Causal.

Ces trois temps vont donc de pair avec ce qui règne dans chacune de ces sphères :

• Raphaël : Harmonie Sphère céleste

• Gabriel : Vie Sphère planétaire

• Michaël : Destruction Sphère terrestre

Nous avons donc placé ici trois éléments fondamentaux d’une cosmogonie goethéenne. Il nous faut conserver précieusement ces concepts car ceux-ci sont omniprésents durant la pièce et font partie intégrante de la quête de Faust.

Plus particulièrement, pour le sujet qui nous intéresse, nous retiendrons que le temps gabriélique, celui de la Vie, est le temps de la nature à proprement parlé ; ou plus exactement de la nature en tant qu’elle est organique, et plus spécifiquement encore, végétative. Mais les autres temps font également partie de la représentation goethéenne de la nature, car il nous faut élargir ce concept de nature à l’ensemble de l’univers connu.

La nature, dans la conception goethéenne du terme, comprend donc les trois sphères : stellaire, planétaire et terrestre, c’est-à-dire l’ensemble du cosmos.

La nature, selon Goethe, est donc tripartite, elle est un cosmos tri-unitaire.

CHAPITRE II

LE THÉÂTRE ET LA NATURE

LE POÈTE, LE DIRECTEUR ET LE PERSONNAGE COMIQUE

À LA LUMIÈRE DE LA COSMOGONIE GOETHÉENNE

À TRAVERS L’ÉTUDE DE LA SCÈNE : PRÉLUDE SUR LE THÉÂTRE

Ayant déterminé l’existence de trois sphères cosmiques dans la nature telle que la conçoit Goethe, nous pouvons à présent jeter un regard rétrospectif sur les trois personnages du premier prélude et découvrir leur lien à la cosmogonie goethéenne.

Nous constatons alors, comme l’étude ci-dessous tentera de l’exposer méticuleusement, que chacun de ces personnages se situe dans une relation privilégiée avec l’une des trois sphères. Par ce biais, Goethe veut nous montrer en quoi ces sphères cosmiques trouvent un écho psychologique dans l’âme humaine et quelle tonalité chacune d’elle imprime à l’homme.

Il ne faudra pas non plus perdre de vue, au cours de cette analyse, que ces trois personnages sont directement impliqués dans l’art théâtral et que, de ce fait, s’exprime ainsi le lien qui existe pour Goethe entre le théâtre et le cosmos.

1 – Le poète dramatique et la nature

Nous commencerons par nous pencher sur le personnage du poète, par quoi Goethe entend l’être créateur, celui qui part à la quête des idées ou, dans le contexte plus directement théâtral de cette scène, l’auteur dramatique.

À ce qu’il nous semble, et comme la suite de notre argumentation l’étayera, un lien peut être légitimement établi entre le personnage du poète et la sphère stellaire.

La logique temporelle de l’aspiration poétique et son lien à la temporalité de la sphère raphaëlique

En premier lieu, ce lien se manifeste au niveau de la logique temporelle. Car c’est le poète qui définit lui-même, dans ce prélude, son désir de quitter le monde des choses éphémères pour entrer dans la sphère de l’éternité :

“[Le poète] Qui, grâce à sa divine et puissante harmonie,

Élève le banal jusqu’à l’éternité (…).” 24

Nous pouvons noter au passage l’emploi du terme d’harmonie, harmonie que nous avions décrite comme étant l’un des principes constitutifs de la sphère céleste. Cependant, cette éternité dont rêve le poète, il la pense dans une logique de longue durée terrestre, c’est-à-dire de postérité :

“Car ce qui brille est né pour le moment qui passe

Et la perfection pour la postérité.” 25

Sa logique temporelle est une logique à long, voire très long terme. En cela, nous sentons chez le poète cette aspiration à l’éternité propre à la sphère des étoiles fixes. Pour préciser ce lien, nous aurions envie de dire l’éternité (bis) que le poète se sent regardé par la sphère de l’éternité et que, de ce fait, tout ce qu’il entreprend répond à cette logique temporelle sous laquelle il se situe. Le poète considère ses productions poétiques à la lumière du regard éternel de Raphaël, c’est pourquoi il importe peu pour lui que leurs valeurs soient reconnues dans le présent, leurs vraies valeurs étant déjà reconnues au regard de l’éternité, c’est-à-dire le seront plus tard par la postérité. Comme si la sagesse de l’éternité tendait à se déverser progressivement dans la sphère terrestre au fil des jours :

“Peut-être faudra-t-il qu’un siècle entier s’efface

Pour que l’oeuvre apparaisse avec sa vérité (…).” 26

Cependant, la logique temporelle de l’instant, c’est-à-dire celle de la temporalité terrestre en tant qu’elle est porteuse de forces de destruction (ainsi que nous l’avions par ailleurs vu dans notre étude de Michaël) n’est pour lui qu’un objet d’aversion :

“Ah ! ce que notre coeur avait cru voir en rêve

Et ce que notre lèvre a murmuré tout bas,

Ce qu’on chercha longtemps, qu’avec peine on achève,

L’instant, sans y penser, l’écrase sous ses pas.” 27

Le poète est donc, de par sa logique temporelle qui répond aux lois de la sagesse stellaire de l’éternité, en lien avec la sphère de Raphaël.

L’humanité vue par le poète

D’autre part, une autre forme de lien à la sphère stellaire se manifeste par le fait que le poète, tout en rejetant les hommes dans leur réalité sensible, cherche néanmoins, et de façon qui pourrait presque être dite paradoxale, à saisir l’essence de l’humanité :

“LE POÈTE

Non ! ne me parlez pas de ce bruyant spectacle

Au seul aspect duquel mon courage s’enfuit ;

Cachez-moi le public, cette mer en délire

Qui, vers le tourbillon, malgré nous, nous attire.

Conduisez-moi plutôt au calme paradis

Fleuri de pure joie alentour de nos âmes

Où l’amour, l’amitié, ces merveilleux dictames,

Des mains mêmes des dieux sont créés et nourris.” 28

Si le poète veut entrer en contact avec l’humanité, il ne veut le faire que par le biais de l’essence : l’amour, l’amitié etc. L’existence est pour lui un sujet de dégoût.

Comme Faust qui, dans la deuxième partie de la pièce, cherche à faire apparaître Pâris et Hélène, les archétypes de l’homme et de la femme, en les faisant venir de la sphère des Mères (qui est aussi la sphère céleste, comme nous aurons l’occasion de le découvrir au cours de l’étude de la scène en question), le poète cherche à rendre sensible l’humanité dans son essence immatérielle et éternelle.

Conformément aux lois de la sphère raphaëlique, le poète préfère donc l’essence de l’humanité à l’existence humaine.

La nature vue par le poète

L’inspiration poétique ne signifie donc rien d’autre qu’un mode de contact, ou tout au moins de relation, de l’homme avec la sphère que nous avons déterminée comme étant la sphère céleste de Raphaël.

Nous avons eu l’occasion de voir, à travers l’exemple de la foule, la répulsion du poète envers la sphère terrestre, mais cette aversion se manifeste aussi envers la sphère gabriélique, comme en témoigne la relation du poète avec la nature, élément caractéristique de cette sphère :

“Tandis que la nature avec monotonie,

Confond sa masse étrange et sa diversité

En une discordante et rude mélodie,

Qui partage le flot d’un réel sans beauté

Pour le faire mouvoir au rythme de la vie ?” 29

En raison de son goût pour l’immatérialité des principes, la nature n’est pour le poète qu’une chose grossière, massive, où l’harmonie de la sphère céleste ne parvient plus à résonner que de manière amoindrie.

L’image du poète que nous propose Goethe, dans ce Prélude sur le théâtre, est donc la suivante : celui d’un être entretenant une relation privilégiée avec la sphère céleste raphaëlique, à l’exclusion des deux autres sphères.

2 – Le directeur de théâtre et la nature

Pour sa part, le personnage du directeur entretient un lien privilégié avec la sphère terrestre, ou sphère de Michaël.

L’humanité vue par le directeur de théâtre

Ce fait s’exprime particulièrement à travers les propos que tient le directeur quant à la nature humaine. Car celui-ci la caractérise justement dans ce qu’elle a de « terrestre », c’est-à-dire toutes ses préoccupations terre à terre, ses soucis mesquins et ses aspirations égoïstes, ses pensées influencées par l’état de sa digestion ou par ses appétits sexuels et instinctifs :

“(…) Et regardez, mon cher, à qui vont vos travaux :

L’un vient bâillant d’ennui, l’autre au sortir de table,

Le dernier, le plus redoutable,

Nous arrive tout droit de lire les journaux !

On vient chez nous distrait, comme on va dans les fêtes ;

La curiosité hâte seule les pas.

Les dames ont vêtu leurs plus belles toilettes,

Actrices sans cachet, pour montrer leurs appas.

Que rêvez-vous, là-haut, sur vos cimes hautaines

Et quand la salle est comble à qui souriez-vous ?

Regardez les de près vos généreux mécènes :

Butors, indifférents ! Contemplez-les bien tous :

Celui-là songe au jeu, mais cet autre à la belle

Qui l’attends cette nuit et s’impatientera.” 30

La perception de l’humanité par le directeur est donc la perception de son existence terrestre.

La logique temporelle du directeur de théâtre et son lien à la temporalité de la sphère michaëlique

La logique temporelle du directeur est, elle aussi, révélatrice : il s’agit pour lui de saisir « le bon moment », « l’opportunité », le neuf, avec toutefois toujours une légère nuance d’expectative, d’anticipation :

“Comment faire du neuf, avec grâce et fraîcheur

Et plaire, sans pour autant manquer de profondeur ?” 31

Par ailleurs, sa logique est aussi celle de la hâte :

“À présent, trêve de paroles ;

À la réalisation !

Abandonnez les paraboles

Et montrez-nous de l’action.” 32

Cette hâte appelle une concrétisation : pour le directeur, les choses n’ont de valeur que si elles se manifestent dans le champ du sensible, du manifesté, du matériel. Il raisonne donc dans la logique temporelle du passage à l’acte, de la production d’un effet à partir d’une cause. Il ne se soucie pas de la nature immatérielle de cette cause avant que celle-ci ne soit manifestée.

Sa logique temporelle est donc celle de la causalité, logique temporelle par essence michaëlique, logique de la manifestation dans le champ terrestre.

La sphère terrestre et le goût du directeur de théâtre pour l’artifice

Mais ce lien à la sphère terrestre est, de loin, le plus flagrant lorsque le directeur exprime son goût pour l’artifice, pour le fonctionnement des mécanismes, pour tout ce qui relève de l’ « effet » matériel produit sur l’âme par le biais des sens :

“(…) Aussi, n’épargnez-moi, ce soir,

Ni décors, ni treuils, ni costumes :

La lune et le soleil sont en votre pouvoir ;

Vous pouvez, sans comptez, gaspiller les étoiles;

Il ne nous manque pas de bêtes ni d’oiseaux ;

Nous avons des rochers, des feux, de grandes eaux.

Sans quitter nos portants de toiles,

Parcourez l’orbe entier de l’immense univers

Et faites-nous voguer, en déployant vos voiles,

Du paradis au monde et du monde aux enfers !” 33

Le désir du directeur est donc de reproduire le monde sensible à travers des artifices. Il veut recréer une sphère terrestre, mais une sphère terrestre qui soit cette fois totalement autonome des deux autres sphères, c’est-à-dire purement terrestre. Le directeur pousse donc à son ultime conclusion la logique terrestre de la sphère michaëlique.

3 – Le personnage comique et la nature

« Le Comique » est un personnage dont nous voudrions établir qu’il entretient un lien privilégié à la sphère gabriélique. Mais avant, il nous faut préciser que « le Comique » n’est pas nécessairement la meilleure traduction possible du nom allemand de ce personnage. Gérard de Nerval propose « Le Bouffon », ce qui renforce encore l’aspect « clownesque ». La meilleure traduction serait à notre sens « l’acteur comique », ou tout simplement l’ « acteur ».

Car c’est bien le personnage par excellence à travers lequel s’exprime l’art du théâtre que Goethe a voulu dépeindre sous ces traits vifs et gais.

Nous nous trouvons donc, avec le personnage comique, en face d’une personnification de l’art dramatique lui-même.

L’acteur et la sphère de la vie

Nous avions pu caractériser la sphère gabriélique comme étant celle de la vie. Or c’est bien la vie, l’explosion de la vie, la vie au sens organique mais surtout moral du terme qui préoccupe ce personnage :

“LE COMIQUE

Oh ! La postérité ! voilà bien notre affaire !

Si c’était elle, ici, qu’il fallait satisfaire,

Qui donc amuserait le monde aujourd’hui ?

Va-t-il devoir périr d’ennui ?

Un gaillard bien vivant vaut aussi quelque chose !” 34

Ce qui intéresse le personnage comique, c’est la force et la joie que procure la sensation d’être vivant. Il révèle ainsi son lien au principe fondamental de la sphère gabriélique.

Le mystère des couleurs

D’autre part, le personnage comique exprime, dans ce texte, son lien avec l’existence humaine. Il perçoit comment l’homme est traversé de sentiments forts qui le bouleversent. L’humanité, dans l’expression de ses passions, dans la vie de ses sentiments, dans la sphère de son âme, est l’axe majeur de la réflexion du personnage comique :

“LE COMIQUE

Eh, mais ! employez-la, cette ardeur merveilleuse

Et comme une affaire amoureuse

Conduisez votre fiction !

Le hasard nous rapproche, on se plaît, on demeure ;

Chaque jour creuse un lit à notre passion (…).” 35

Pour caractériser l’existence humaine au sens dramatique du terme, le personnage comique emploie une métaphore qui est révélatrice de son rapport à la nature :

“Puisez à pleines mains dans l’existence humaine !

Chacun la vit, mais peu la connaissent, à fond ;

Quand vous la saisirez, vous paraîtrez profond.

Mille couleurs, peu de lumière (…).” 36

C’est surtout le dernier vers qui doit retenir notre attention, cette image des couleurs apparaissant grâce à la lumière projetée sur l’ombre.

En effet, au début du Second Faust, Goethe prolonge cette métaphore en révélant sa portée conceptuelle :

“La cascade qui se précipite en mugissant à travers la masse de rochers,

Je l’observe avec un ravissement croissant.

De chute en chute, elle se déverse

En mille et mille torrents

Et jette bien haut dans l’air ses tourbillons d’écume bruissante.

Mais avec quelle splendeur surgit de cette tempête

La courbe diaprée de l’arc-en-ciel dans sa fixité changeante,

Tantôt nettement dessinée, tantôt se perdant dans l’atmosphère

Et répandant autour d’elle un frisson de vaporeuse fraîcheur.

Il est l’image de l’activité humaine.

Médite ce spectacle et tu comprendras :

Ce reflet coloré, c’est la vie.37

Les couleurs sont donc, pour Goethe, l’expression de la vie et des passions humaines. Ce point fondamental est, lui aussi, à mettre en rapport avec les théories scientifiques de Goethe, notamment à un passage particulièrement saisissant du Traité des couleurs où Goethe établit un lien entre chaque couleur et un sentiment humain. Nous nous permettons de produire ici de larges extraits de ce chapitre primordial, car celui-ci exprime de la façon la plus nette qui soit le lien que Goethe concevait entre certains éléments de la nature, c’est-à-dire les couleurs, et les sentiments que peut éprouver l’âme humaine.

Ce passage se trouve dans la section Effet physique-psychique de la couleur et constitue une véritable passerelle jetée entre le monde de la nature et celui de l’âme :

“(…) 762 – Il en va de même pour la sensibilité. L’expérience nous enseigne que les couleurs font naître des états d’âme particuliers. On raconte qu’un Français spirituel aurait dit «que le ton de sa conversation avec Madame était changé depuis qu’elle avait changé en cramoisi le meuble de son cabinet qui était bleu».

763 – Pour qu’il éprouve parfaitement ces effets caractéristiques, il faut que l’oeil soit entièrement environné par la couleur, par exemple dans une chambre monochrome, ou bien regarder à travers un verre coloré. On s’identifie alors avec la couleur ; elle crée l’unisson entre elle, l’oeil et l’esprit. (…)

Jaune

765 – C’est la couleur la plus proche de la lumière. Elle naît lorsque celle-ci est le moindrement adoucie, soit par des milieux troubles, soit par le faible reflet jeté par des surfaces blanches. Dans les expériences prismatiques, elle se répand largement dans l’espace lumineux et là, lorsque les deux pôles sont encore séparés, avant qu’elle ne s’unisse au bleu pour donner le vert, elle peut être perçue dans sa plus belle pureté. (…)

768 – Il est donc conforme à l’expérience d’affirmer que le jaune donne tout à fait une impression de chaleur et de bien-être. (…)

769 – On percevra cet effet réchauffant de la façon la plus intense en regardant un paysage à travers un verre jaune, en particulier par un jour gris d’hiver. L’oeil se réjouit, le coeur se dilate, l’âme s’égaie ; il semble que nous parvienne une chaleur directe. (…)

Rouge-jaune

774 – (…) Le sentiment d’agréable enjouement que nous donne encore le jaune-rouge s’aiguise jusqu’à une impression insupportable de violence dans le rouge jaune intense.

775 – Le côté actif est ici de son énergie la plus intense, et il n’est pas surprenant que les gens vigoureux, bien portants et frustes trouvent un agrément particulier à voir cette couleur. On a nettement remarqué que les peuplades sauvages ont un penchant pour elle. Et lorsque les enfants, laissés à eux-mêmes, commencent à colorier, ils ne ménagent ni le vermillon, ni le minium. (…)

Bleu

778 – Le jaune apporte toujours une lumière, et l’on peut dire que de même, le bleu apporte toujours une ombre.

779 – Cette couleur fait à l’oeil une impression étrange et presque informulable. En tant que couleur, elle est une énergie ; mais elle se trouve du côté négatif, et dans sa pureté la plus grande, elle est en quelque sorte un néant attirant. Il y a dans ce spectacle quelque chose de contradictoire entre l’excitation et le repos. (…)

Rouge

796 – L’effet de cette couleur est unique comme l’est sa nature. Elle donne une impression de gravité et de dignité aussi bien que de bienveillance et de grâce. (…)

Vert

802 – Notre oeil trouve en elle une satisfaction réelle. Lorsque les deux couleurs-mères se font exactement équilibre dans le mélange, de sorte qu’aucune ne ressorte plus que l’autre, l’oeil et l’âme reposent sur ce mélange comme sur un élément simple. On ne veut pas aller au-delà, et on ne peut pas aller au-delà. C’est pourquoi la couleur verte est la plupart du temps choisie pour tapisser les pièces où l’on se tient.” 38

La couleur est donc le pont entre le monde des sens et le monde de l’âme, entre la nature et l’homme, entre le naturel et le surnaturel.

Ainsi se trouve donc expliquée cette métaphore des couleurs employée par le personnage comique pour caractériser le drame de la vie, métaphore reprise au début du Second Faust, mais posée en tant qu’énigme à déchiffrer.

Le rôle médiateur du théâtre entre la nature et l’homme

À la lumière de ce qui vient d’être énoncé, nous pouvons franchir un pas de plus dans notre investigation en soulignant que cette évocation du mystère des couleurs se produit justement au sein d’un contexte narratif qui n’est autre qu’une tentative de définition de l’essence du théâtre.

C’est parce qu’il cherche à définir l’art théâtral proprement dit que le personnage comique utilise la métaphore des couleurs :

“Voilà ce qu’il faut mettre en scène :

Puisez à pleine main dans l’existence humaine ! (…)

Mille couleurs, peu de lumière,

Une mer de mensonge, un grain de vérité

Et le potage est apprêté

Qui nourrira la terre entière.” 39

Nous pouvons donc dire que le lieu où s’effectue cette jonction entre la nature et l’âme humaine n’est autre que celui du théâtre.

Mais, pour revenir plus précisément au sujet qui nous préoccupe, à savoir le lien entre le personnage comique et la sphère de Gabriel, nous pouvons dire que ce lien se révèle justement dans ce rapport au mystère des couleurs.

L’acteur est en rapport avec la sphère de Gabriel, qui est aussi celle de l’Esprit de la Terre, parce qu’il sait faire « vibrer dans sa poitrine » les multiples sentiments colorés de la vie, parce que sa capacité d’incarnation de la foule de passions qui peuvent agiter l’âme fait de lui un arc-en-ciel spirituel.

L’art dramatique, en tant qu’il obéit aux principes de la sphère gabriélique, permet donc de dresser un pont entre la nature et l’âme.

La logique temporelle du personnage comique et son lien à la temporalité de la sphère gabriélique

Si, à présent, nous cherchons à identifier ce lien du personnage comique à la sphère gabriélique au niveau de sa logique temporelle, nous remarquons que ce lien se fait de façon quasi-évidente. En effet, nous avions vu que la particularité de la sphère de Gabriel était d’unir les contraires dans une logique de simultanéité :

“(…) Alternant la nuit insondable,

Au paradis de la clarté.” 40

Le personnage comique, quant à lui, n’unifie pas des contraires naturels, mais des sentiments contradictoires :

“Le bonheur croît toujours ; extase ; sonne l’heure

Des revers, des soucis, de l’éternel tourment (…).” 41

La logique temporelle du personnage comique est donc une logique de l’alternance des contraires, logique propre à la sphère de Gabriel.

Conclusion partielle

À la lumière de l’étude des trois sphères cosmiques entreprise précédemment, nous sommes donc entrés en possession d’une clef qui nous met en mesure de lever l’énigme de ces trois personnages du Prélude sur le Théâtre : chacun d’eux est une illustration de ce qu’un rapport humain exclusif à l’égard de l’une des sphères de la nature peut produire au niveau psychologique.

• Le poète dramatique : aspiration à la postérité comme traduction du sentiment d’entreprendre ses actions au regard de la sagesse de la sphère de l’éternité ; volonté de saisir l’essence de l’humanité en se détournant de son existence concrète ; dégoût de la nature en raison de sa matérialité ressentie comme grossière : lien exclusif à la sphère céleste de Raphaël.

• Le directeur de théâtre : volonté d’action en vue d’un futur immédiat comme illustration d’un raisonnement pleinement ancré dans une logique causale ; souci de l’espèce humaine dans ses préoccupations les plus terre à terre ; désir de reconstruction du monde naturel par le biais de l’artifice : lien exclusif à la sphère terrestre de Michaël.

• L’acteur comique : logique temporelle de l’alternance des contraires ; désir d’exprimer la vie humaine au sens organique et moral du terme ; connaisseur du grand secret de la correspondance des couleurs et des sentiments qui lui permet d’établir un pont entre la nature et l’homme : lien exclusif à la sphère planétaire de Gabriel.

Ce dernier point est particulièrement important parce qu’il confirme le rôle privilégié du théâtre en tant qu’expression de la médiation entre la nature et l’âme humaine.

CHAPITRE III

Le savoir et la nature

à travers l’étude de la scène : Nuit

1 – La nature et la quête de Faust

La première scène du Faust est fondamentale dans notre problématique car elle trace la direction de la quête de Faust.

La scène commence en effet par la remise en question faustienne du savoir acquis en tant qu’outil de connaissance. Faust sent que toute son érudition ne lui permet pas de saisir une chose fondamentale, l’essence de la nature. Nous prenons ici la traduction de Gérard de Nerval qui rend clairement perceptible cepoint précis :

“FAUST : (…) si enfin je pouvais connaître tout ce que le monde cache en lui-même, et, sans m’attacher davantage à des mots inutiles, voir ce que la nature contient de secrète énergie et de semences éternelles !” 42

Mais la connaissance des «semences éternelles» de la nature à laquelle aspire Faust ne doit pas être assimilée à une connaissance érudite de type « universitaire ». En effet, par le biais d’images, Faust révèle de façon plus précise le type de connaissance qu’il souhaite acquérir :

“FAUST

Ah ! je volerais volontiers

Sur les cimes de la montagne

Lorsque ta lueur m’accompagne,

Pour suivre, d’antres en vallons,

Vos jeux, elfes de la prairie,

Me bercer de ta rêverie

Et, me baignant dans tes rayons,

Toute science déposée,

Renaître pur de ta rosée !43

Si nous comprenons ce que signifient ces images, alors nous devons en conclure que ce que cherche Faust est une connaissance de nature « participative ». Il veut jouer avec les elfes, se baigner dans les rayons, etc. C’est-à-dire acquérir une connaissance de la nature qui lui permettra de se fondre en elle, de s’y lier, non seulement avec sa pensée mais surtout avec ses sentiments et son corps.

2 – L’intellect et la nature

Cependant, cette aspiration à peine posée, Faust éprouve une impossibilité d’ordre cognitif. Il se rend compte qu’il est « enfermé » dans son laboratoire. Il serait trop simple de prendre littéralement ce propos et d’en conclure que Faust ne connaît rien de la nature parce qu’il n’ose pas sortir de son lieu d’étude. Le laboratoire dont Faust nous fait la description ici doit être comparé avec l’intellect de Faust lui-même, on pourrait même dire avec son cerveau :

“FAUST

Mais toujours ce maudit cachot,

Ce trou de mur, ce recoin d’ombres

Où la belle clarté d’en haut

Vient mourir dans ces vitraux sombres !

Ce tas de volumes poudreux,

Vermoulus, qu’un papier fumeux

Entoure jusqu’à cette ogive,

Boîtes, vieux flacons, instruments,

Bric-à-brac de nos grands-parents !

C’est donc là qu’il faut que je vive !

Et tu cherches pourquoi ton coeur

Étouffe ainsi dans ta poitrine,

Pourquoi cette étrange douleur

Vient glacer en toi toute ardeur !

Loin de la nature divine

Où nous plaça le Créateur,

Tu vis parmi la pourriture,

Les squelettes, la moisissure !” 44

Le laboratoire de Faust est une métaphore de la connaissance accumulée. Cette métaphore exprime le lien entre la faculté connaissante de Faust et sa factulté mnémonique, cause de son incapacité à connaître la nature vivante.

Cette comparaison de l’intellect de Faust avec la description qui précède prend tout son sens au regard de l’épistémologie goethéenne telle que Goethe la définissait dans ses oeuvres scientifiques. Par le biais de métaphores, Goethe faisait en effet souvent état de l’incapacité pour l’intellect de saisir le vivant dans ses manifestations :

“Le pauvre animal palpite dans le filet et perd en se débattant ses plus belles couleurs ; et même si on réussit à l’attraper intact, le voilà quand même pour finir épinglé là, rigide et sans vie ; le cadavre n’est pas la totalité de l’animal, quelque chose d’autre en fait partie, partie principale, et en cette occurrence comme en toute autre, partie principale des plus principales : la vie (…).”45

La vie ne se laisse pas saisir par l’intellect parce que l’intellect oeuvre selon les principes de la mort : ce qui fige, ce qui arrête le mouvement, ce qui tue pour comprendre.

Mais Goethe ne reniait pas à la raison le pouvoir de comprendre la vie, il affirmait toutefois que, pour ce faire, la raison devait métamorphoser son principe d’action afin d’être en mesure de comprendre les organismes de la nature et leur logique :

“Ce qui est formé est aussitôt transformé, et si nous voulons parvenir à une certaine vision vivante de la nature, nous avons à nous maintenir nous-mêmes aussi mobiles, aussi plastiques que l’exemple par lequel elle nous précède.” 46

Cependant, au stade où se trouve Faust au début de la pièce, son intellect est complètement dominé par le principe des forces de mort, par une logique cognitive contraire à la vie. C’est le sens de l’évocation de ces nombreux instruments d’étude inopérants, du bric-à-brac de son laboratoire.

Faust éprouve, en ce début de pièce, l’inadéquation entre son intellect et la vie.

3 – Le signe du Macrocosme et la sphère céleste de la nature

La tentative d’utilisation de la magie par Faust doit donc être comprise à la lumière de ce qui vient d’être énoncé : sentant que son intellect n’est pas en mesure de lui permettre de comprendre la nature et la vie, Faust veut passer outre à son intellect par l’utilisation de la magie.

La magie lui permet d’espérer une connaissance participative de la nature en mettant à l’écart son intellect :

“FAUST

(…) Ton âme, échappant à la nuit,

Pourra voguer à pleines voiles,

Esprit qu’éveille un autre esprit,

Cependant qu’en sa sécheresse

Ta raison tente sans succès

D’expliquer ces signes sacrés

Et d’en pénétrer la sagesse.” 47

La première tentative d’évocation magique de Faust est donc celle du Macrocosme. Si nous gardons à l’esprit ce que nous avons découvert par l’étude des scènes précédentes, nous devons mettre en rapport ce Macrocosme avec la sphère raphaélique des étoiles fixes. Or, le texte vient confirmer cette hypothèse :

“FAUST

(…) Mouvements des forces célestes,

Glissant, puis reprenant l’essor

En se transmettant les seaux d’or (…).” 48

Nous sommes ici en présence d’une description des forces célestes, c’est-à-dire de la sphère des étoiles fixes. Mais poursuivons l’étude de cette description du Macrocosme par Faust afin de comprendre plus avant la nature de cette sphère :

“FAUST (Il regarde le signe.)

Comme tout s’agite et se meut,

Pénètre tout, s’efforce, veut !

Mouvements des forces célestes,

Glissant, puis reprenant l’essor

En se transmettant les seaux d’or,

Votre aile, avec de tendres gestes,

S’élance du ciel à travers

La terre, emplissant d’ambroisie

Et d’universelle harmonie

De proche en proche l’univers !” 49

Dans ce texte, la sphère du Macrocosme est celle de la volonté créatrice originelle. Cette volonté se concrétise dans cette action particulière consistant à «se transmettre des seaux d’or». C’est-à-dire que quelque chose de commun se déploie dans toute la sphère du Macrocosme : il y a une participation générale des êtres de la sphère du Macrocosme à une action commune. Il s’agit donc d’une harmonie active, d’un principe d’unité. De même, l’évocation de l’ambroisie nous indique que, dans cette sphère, règne le temps de l’éternelle jeunesse, c’est-à-dire de l’origine.

Mais la précision fondamentale qui nous intéresse dans ce passage – et qui nous confirme quelque chose que nous avions déjà rencontré dans notre étude de la sphère de Raphaël – est le point suivant :

“Du ciel à la terre, elles répandent une rosée qui rafraîchit le sol aride, et l’agitation de leurs ailes remplit les espaces sonores d’une ineffable harmonie.” 50

L’harmonie de la sphère raphaëlique est une harmonie de type musical, comme nous l’avions vu par la collusion entre l’élément sonore et l’élément lumineux dans la pensée goethéenne.

La sphère du Macrocosme est donc la sphère où règne une volonté se déployant en une action harmonique musicale commune, une sphère où chaque partie se sent intégrée dans le tout et vit dans l’intemporalité de l’origine.

4 – L’Esprit de la Terre et la notion de Théâtre

Mais Faust, malgré la grandeur du mystère de cette vision, éprouve bien vite une insatisfaction. Cette insatisfaction se traduit en un seul vers dont, encore une fois, Gérard de Nerval a su à notre avis le mieux rendre compte :

“FAUST : Quel spectacle ! Mais, hélas ! ce n’est qu’un spectacle !” 51

Le terme de spectacle doit retenir toute notre attention. Jean Malaplate le traduit par celui de scène, ce qui nous précise que, vis-à-vis du Macrocosme, Faust se sent dans la position d’un spectateur de théâtre. Mais Faust ne veut plus être seulement spectateur, il veut être acteur.

Ce désir, signalé plus haut, de jouer dans la nature est un désir de participation active au théâtre de la nature.

Juste après l’apparition du Macrocosme, Faust donne en effet des précisions sur l’insatisfaction qu’il éprouve :

“FAUST

O Nature infinie, où puis-je te saisir ?

Et vous mamelles, vous, sources de toute vie

Où la terre et le ciel se pendent à loisir,

Où toute poitrine flétrie

Peut venir apaiser sa faim,

Vous coulez, nourrissez… Moi, je languis en vain !” 52

Ce passage exprime le fait suivant : la contemplation du Macrocosme a révélé à Faust ce qui se produit dans la sphère raphaélique, la force de l’harmonie musicale, éternelle, originelle. Mais cette force n’est pas la vie, et c’est la vie à laquelle Faust aspire.

La sphère du Macrocosme est celle des êtres non manifestés, des entéléchies non incarnées dans l’organique, c’est-à-dire dépourvues de principe vital.

Cette vie, Faust la ressent à travers l’évocation de l’Esprit de la Terre :

“FAUST (Il tourne avec humeur les pages du livre et aperçoit le signe de l’Esprit de la Terre.)

Quel effet différent produit sur moi ce signe !

Oui, l’Esprit de la Terre est bien plus près de moi.

Comme d’un vin nouveau que l’on boit à la vigne,

Je brûle. Ma force s’accroît.

De courir les chemins je me sens le courage,

O terre, de porter ton mal et ton bonheur,

D’affronter l’éclair de l’orage

Et de ne pas trembler de peur

Dans les craquements du naufrage.” 53

Il est intéressant de comparer les sentiments de Faust dans ce passage à ce que disait le personnage comique :

“FAUST : O terre, de porter ton mal et ton bonheur (…).

LE COMIQUE : Le bonheur croît toujours ; extase ; sonne l’heure

Des revers, des soucis, de l’éternel tourment (…).” 54

À nouveau, nous nous trouvons devant une évocation de l’essence du drame, c’est-à-dire l’alternance bonheur / malheur. Le texte nous confirme même ce lien entre l’activité dramatique et ce que ressent Faust avant l’apparition de l’Esprit de la Terre, car nous pouvons dire qu’il s’identifie à une sorte de héros épique capable de combattre la force des éléments : la mer, l’orage.

Faust se sent intégré au sein des éléments naturels comme un personnage au milieu d’autres personnages d’une pièce de théâtre épique.

La nature, du moins celle évoquée avec l’Esprit de la Terre, lui apparaît comme une pièce de théâtre dans laquelle il jouerait un rôle épique.

Ainsi peut-on comprendre la façon dont Faust attire l’Esprit de la Terre dans sa sphère comme une tentative d’incarnation d’un personnage :

“FAUST

(…) Je te sens, je te sens, Esprit auquel j’aspire,

Planer dans l’ombre autour de moi !

Dévoile-toi,

Voici que mon coeur se déchire,

Que de neuves sensations

Ébranlent tous mes sens de leurs convulsions.

Mon âme est tout entière à ton âme asservie !

Apparais, apparais ! M’en coûtât-il la vie !” 55

Il ne s’agit pas d’une simple « apparition » mais de quelque chose qui déchire son organisme pour pénétrer en lui. Son invocation magique est donc une tentative d’incarnation, en lui-même, de l’Esprit de la Terre. La suite du texte peut ainsi être comprise comme un conflit entre l’individualité de l’acteur et celle du personnage au cours du processus d’incarnation :

“(Il saisit le livre et prononce mystérieusement le signe de l’Esprit. Une flamme rougeâtre s’allume et l’Esprit apparaît dans la flamme.)

L’ESPRIT

Qui m’appelle ?

FAUST (se détournant).

Effrayante image.

L’ESPRIT

Tu m’as puissamment attiré,

Longtemps à ma sphère aspiré,

A présent…

FAUST

Je ne puis soutenir ton visage.” 55

Le personnage s’avère plus « grand » que l’acteur ne l’avait imaginé. Il révèle à l’acteur ses propre limites, la faiblesse de sa condition humaine au regard de la force vivante grandiose qu’il veut incarner :

“L’ESPRIT

D’entendre résonner ma voix,

De me contempler face à face,

N’as-tu imploré la grâce ?

J’exauce ton puissant désir et tu me vois…

Quelle est cette épouvante immonde,

Surhomme, qui t’étreint ? Où est l’élan du coeur

Qui construisait en lui, qui soulevait un monde,

En emplissait, joyeux, sa poitrine profonde

Et croyait des Esprits égaler la grandeur ?

Es-tu Faust dont la voix, dans un effort suprême,

S’élançant jusqu’à moi m’a soudain réveillé ?

Est-ce toi, de mon souffle à présent balayé,

Que la peur fait trembler jusqu’au fond de toi-même :

Ce vermisseau craintif et recroquevillé ?

FAUST

Spectre pétri de flamme, es-tu si redoutable ?

Oui, c’est moi. Je suis Faust et je suis ton semblable !” 55

La scène qui se produit ici est tout à fait identique à la description d’une tentative théâtrale d’incarnation de personnage, mais le processus est radicalement raccourci par la magie. On pourrait aussi le comparer à une invocation des défunts comme il s’en pratique dans le rite vaudou où le personnage prend la place (le corps) du médium.

Nous sommes en présence d’une collusion entre théâtre et magie.

Faust veut incarner en lui de façon immédiate l’Esprit de la Terre, à la manière d’un acteur et d’un vaudou à la fois.

Cette lecture de l’apparition de l’Esprit de la Terre nous semble tout à fait plausible, surtout au regard des derniers instants de cette apparition et de la nature de l’échange qui a lieu alors :

“FAUST

Toi dont le vaste monde éprouve la puissance,

Esprit industrieux, que je suis près de toi !

L’ESPRIT

Tu es près de l’esprit que ton intelligence

Conçoit, mais non de moi (il disparaît).

FAUST (s’effondrant).

Pas de toi ? De qui donc ?

Moi qui suis le reflet de la divinité !

Et pas même de toi ?” 56

Qu’est-ce à dire, sinon que nous venons d’assister à une sorte d’identification totale de Faust avec le « rôle » qu’il souhaitait jouer. Mais, comme à chaque fois que se produit un tel phénomène au théâtre, l’acteur éprouve finalement la distance infinie qui ne cessera de le séparer du personnage.

Ce passage nous montre donc que, si Faust se sentait, vis-à-vis de la sphère du Macrocosme, comme un spectateur face à un spectacle tjéâtral, il se sent, face à la sphère de l’Esprit de la Terre comme un acteur qui, participant à une pièce, voudrait incarner le personnage principal.

En effet, le spectacle était pour Goethe une notion qui permettait de définir l’essence de l’activité de la nature. Ainsi écrit-il dans son Hymne à la Nature :

“Elle [la nature] donne un spectacle : le voit-elle ? Point ne savons, et pourtant, elle le joue pour nous, qui restons à l’écart. (…) Son spectacle est toujours nouveau, parce qu’elle crée sans cesse de nouveaux spectateurs.” 57

La nature procède, selon Goethe, à une représentation permanente et Faust, dans cette scène, exprime la volonté de participer au spectacle en tant qu’acteur principal, ravissant ainsi « le premier rôle » à l’Esprit de la Terre.

Dans la cosmogonie goethéenne, l’homme est spectateur face à la sphère raphaëlique, veut être acteur dans la sphère gabriélique.

5 – L’Esprit de la Terre et la sphère du vivant

Nous apprenons également, au cours de cette scène, la relation qui existe, selon Goethe, entre la vie de la nature et l’Esprit de la Terre. Plus précisément, la forme d’activité exercée par l’Esprit de la Terre au sein de la nature :

“L’ESPRIT

Dans l’ouragan de l’action,

Les flots de l’existence,

J’ourdis la trame immense

De la création.

Mer éternelle,

Rives sans port,

Naissance et mort,

Forme changeante

Et vie ardente !

Je tisse sans arrêt sur le métier du temps

De la divinité les vivants vêtements.” 58

Le principe du mouvant

La première métaphore qui sous-tend le texte est celle de la mer. Le « corps » de l’Esprit de la Terre est semblable à une immense mer, c’est-à-dire au principe du mouvant par essence.

L’Esprit de la Terre oeuvre au sein de ce qui est fluide, en mouvement perpétuel. Ainsi, dans le poème en prose de Goethe Hymne de la Nature, nous retrouvons ce principe de mouvement, de mouvance perpétuelle qui est le signe de son action :

“Nature ! Par elle nous sommes entourés et enlacés – impuissants à faire un pas pour sortir d’elle, impuissants à pénétrer plus profond en elle. Sans que nous ayons été ni conviés ni avertis, elle nous entraîne dans sa ronde et mène tout au long sa danse avec nous jusqu’à ce qu’épuisés nous tombions dans ses bras. (…) Éternellement, elle crée formes nouvelles ; ce qui est là ne fut jamais, ce qui fut jamais ne reviendra – tout est nouveau, et c’est pourtant toujours l’ancien de jadis. (…) Elle inspire des besoins, parce qu’elle aime le mouvement. C’est merveille qu’elle obtienne tout ce mouvement avec si peu. (…) En elle est à tout jamais vie, devenir et mouvement, et pourtant elle ne va pas de l’avant. Éternellement elle se transforme, il n’y a pas un instant d’immobilité en elle. Elle ne conçoit pas de demeure et a maudit l’immobilité. Elle est ferme. Son pas est mesuré, ses exceptions rares, ses lois immuables.” 59

L’Esprit de la Terre oeuvre au sein du mouvant, de cette fluidité qui semble se tenir un peu en retrait de la matière, de telle sorte qu’elle n’en ressente pas les entraves, mais qui en même temps agit sur la matière.

L’absence de contraintes spatiales

D’autre part, le texte nous indique que cette mer n’a pas de rivages :

“Mer éternelle,

Rives sans port (…).” 60

On rencontre cette même faculté de jouer avec l’espace et de se jouer de l’espace dans l’Hymne à la Nature :

“(…) le lieu où elle oeuvre est inaccessible. Elle crée des abîmes entre les êtres, et tout veut s’enlacer.” 61

Dans un autre langage, cela signifie que l’action de l’Esprit de la Terre, ou de la sphère intermédiaire de la nature, n’est pas soumise aux lois de l’espace. L’Esprit de la Terre se situe dans une sphère où la notion de spatialité n’a plus cours.

Ce point doit nous rappeler le principe de logique temporelle de la simultanéité propre à la sphère gabriélique que nous avons déjà rencontré.

Le lieu où se déploie l’action de l’Esprit de la Terre ignore les contraintes spatiales et répond ainsi à la description de la sphère gabriélique.

Par sa logique de non-spatialité de son action, l’Esprit de la Terre se situe dans la sphère de Gabriel.

L’Éternel présent

De même, si nous nous rappelons dans quelle logique temporelle se situait le personnage comique (dont nous avions établi le lien à la sphère gabriélique), nous pouvons déceler un autre point de comparaison.

En effet, la logique temporelle du personnage comique était celle du présent.

Or, si nous observons comment l’Esprit de la Terre décrit son action, nous voyons qu’il décrit une sorte de présent éternel, une action continue, changeante et immuable à la fois : «Je tisse sans arrêt (…).»

De plus, nous sommes dans «l’ouragan de l’action et les flots de l’existence», c’est-à-dire dans ce qui est « en acte », dans ce qui « existe » sur le moment. Ainsi, toujours dans l’Hymne à la Nature, Goethe précise ce lien de la nature à une temporalité d’un présent éternel :

“(…) tout est nouveau, et c’est pourtant toujours l’ancien de jadis. Tout est là en elle. Passé et avenir lu sont inconnus. Le présent est son éternité. (…) Elle est un tout, et cependant toujours inachevée. Son agir peut rester le même à jamais.” 62

L’Éternel présent est, dans la pensée goethéenne, la temporalité de la nature, de l’Esprit de la Terre et du personnage comique . C’est-à-dire de la sphère temporelle de Gabriel.

La métaphore du tissage

Mais la métaphore la plus importante de ce texte est sans aucun doute celle du métier à tisser :

“Je tisse sans arrêt le métier du temps

De la divinité les vivant vêtements.” 63

Cette image est révélatrice de la relation de l’Esprit de la Terre à la sphère des fixes. En effet, c’est dans cette sphère que se trouvent les schèmes immuables des êtres, comme on l’apprend dans le Second Faust, à travers le voyage de Faust au pays des Mères. Ce sont eux, les schèmes, cette « divinité » qui a besoin de vêtements vivants.

Pour le dire avec humour, les schèmes intemporels sont nus dans la sphère des fixes. C’est d’ailleurs ainsi qu’apparaissent Pâris et Hélène lorsque Faust les invoque. C’est-à-dire qu’ils existent, dans cette sphère, à l’état pur.

Mais les schèmes s’incarnent sur la terre. Pour cela ils doivent se « vêtir » d’un corps. Le rôle de l’Esprit de la Terre est de tisser un corps aux schèmes intemporels afin que ceux-ci puissent s’incarner dans la sphère terrestre.

Tel est le sens de cette mystérieuse métaphore de la trame employée ici par l’Esprit de la Terre lui-même. Nous retrouvons par ailleurs exactement la même métaphore poétique dans l’oeuvre scientifique de Goethe lorsqu’il cherche à caractériser l’action de la nature :

“Regardez d’un oeil modeste

Le chef-d’oeuvre de l’éternelle tisseuse,

Comme un seul coup de pied fait mouvoir mille fils,

Et les navettes vont et viennent,

Les fils courent et se croisent,

Comment un coup noue mille liens.

Elle n’a pas mendié tout cela,

Mais l’a ourdi depuis l’éternité ;

Afin que l’éternel maître d’oeuvre

Tranquillement puisse passer sa trame.” 64

Au-delà de la métaphore, il convient ici de bien comprendre la nature du processus décrit, par exemple en prenant le cas de la plante.

La plante originelle se trouve dans la sphère de l’éternité. Mais pour qu’il existe des plantes sur terre, il faut qu’elle se manifeste et prenne un vêtement. Le vêtement qu’elle prend est pluriel. C’est pourquoi il existe de multiples espèces de plantes.

Une plante originelle s’incarne sur terre en une multiplicité d’espèces de plantes :

“La variabilité des formes végétales, dont je suivais depuis longtemps le cheminement singulier, éveillait de plus en plus en moi cette représentation : les formes végétales qui nous entourent ne sont pas déterminées et fixées à l’origine ; bien plutôt leur a-t-il été donné, dans leur opiniâtreté générique et spécifique, une heureuse mobilité et plasticité, afin qu’elles puissent s’adapter aux conditions si nombreuses qui agissent sur elles à la surface du globe, se former et se transformer en conséquence. Il faut ici tenir compte de la nature différente des sols ; abondamment nourrie par l’humidité des vallées, atrophiée par la sécheresse des hauteurs, protégée plus ou moins bien du gel ou de la chaleur, ou implacablement livrée à l’un et l’autre, la famille peut se transformer en espèce, l’espèce en variété, et celle-ci à son tour, par d’autres circonstances, se modifier à l’infini ; et pourtant la plante se maintient enclose dans son domaine, même si, ici ou là, elle s’adapte en voisinant avec la pierre dure, ou la vie plus mobile. Les plus éloignées d’entre elles cependant ont une parenté expresse, et se laissent comparer les unes avec les autres sans que l’on force rien. Dès lors que je pouvais les rassembler sous un concept unique, il m’apparut peu à peu de plus en plus clairement que le regard pourrait être vivifié jusqu’à atteindre un mode d’observation plus élevé encore, exigence qui à cette époque était présente à mon esprit sous la forme sensible d’une plante primordiale suprasensible. Je suivais toutes les transformations telles que je les rencontrais, et c’est ainsi qu’au terme ultime de mon voyage, en Sicile, apparut clairement à mes yeux l’identité originelle de toutes les parties du végétal, que je cherchais dès lors à retrouver partout, à percevoir partout.” 65

Pour expliquer ce point à la lumière des principes de la cosmogonie goethéenne que nous avons exposés, nous pourrions dire la chose suivante : dans la sphère raphaëlique, le schème de la plante est une unité. Mais lorsqu’il « descend » dans la sphère du vivant pour s’incarner sur terre, il entre dans la logique de la simultanéité, de la non-spatialité. Dès lors, il prend une multiplicité d’apparences, de vêtements. C’est pourquoi celui qui, comme Goethe, cherche à connaître la nature, doit comparer entre elles ses différentes manifestations pour retrouver le type originel.

Nous pouvons donc saisir toute l’importance de cette métaphore du tissage esquissée dans cette tirade de l’Esprit de la Terre. Elle est l’expression du mystère de l’incarnation des êtres vivants au sein de la nature, de l’interaction des trois sphères cosmiques et du rôle médiateur de la sphère de Gabriel où oeuvre l’Esprit de la Terre.

Ce court passage, placé sous la perspective d’une part importante de l’oeuvre poétique et scientifique de Goethe, prend donc une importance considérable.

Nous n’y découvrons rien moins que les principes par lesquels la nature, selon Goethe, produit les êtres vivants, en conjuguant l’action de ses trois sphères. Il s’agit d’un mystère que Faust effleure à peine en ce début de pièce.

6 – La sphère terrestre et la mort

L’incompatibilité des sphères temporelles

Ce qui se produit ensuite doit être replacé dans l’ensemble du contexte psychologique dans lequel se débat Faust. Après l’intervention de Wagner, il ressent avec désespoir qu’il a presque atteint son but, mais qu’à jamais sa condition terrestre sera pour lui une entrave :

“FAUST

Je ne suis pas un Dieu, je l’ai trop bien senti.

Je suis le vermisseau qui rampe sur la terre,

Qui se nourrit un jour en creusant la poussière

Et qu’un seul pas bouscule, écrase, ensevelit !” 66

La métaphore du vermisseau rampant sur la terre est à prendre dans toute sa profondeur : à cet instant, Faust ressent le poids de sa condition terrestre. Qu’est-ce à dire ?

Si nous repensons à la différence de logique temporelle entre les trois sphères, alors les paroles suivantes de Faust s’éclairent :

“FAUST

Oui, moi, reflet de Dieu, moi qui croyais atteindre

Au miroir éternel de toute vérité,

Moi qui goûtais déjà la céleste clarté

Et que la marque humaine avait cessé d’empreindre,

Moi, plus qu’un Chérubin, dont l’orgueil indompté

Imaginait dicter ses lois à la Nature

Et, comme Dieu, jouir en chaque créature,

Comme ce mot fatal m’a bien précipité !

A m’égaler à toi je ne puis pas prétendre

Et si pour t’évoquer mon pouvoir a suffi,

Je n’ai pu retenir ce que j’avais saisi.

En cet instant divin où j’ai cru te comprendre,

Je me sentais soudain si grand et si petit !” 67

Dans ce passage, Faust constate la différence de logique temporelle des trois sphères. Il voulait atteindre l’Éternité, ce «miroir éternel de toute vérité». Mais du fait qu’il est un être terrestre, l’Éternité ne lui est perceptible que dans l’instant, car l’instant est la logique temporelle de la sphère michaëlique (terrestre) où il se trouve.

Il veut donc entrer dans l’éternel tout en étant, par son existence terrestre, plongé dans une logique de l’instant qui passe. Et Faust comprend bien qu’il y a là une incompatibilité insoluble.

Cette expérience d’une telle incompatibilité des sphères temporelles est même fondamentale pour Faust puisqu’elle sera la condition du pacte qui le liera à Méphisto :

“FAUST

Et sans retour.

Si je dis à l’instant qui passe :

Arrête-toi, tu es si beau,

Alors que ta chaîne m’enlace,

Alors que s’ouvre mon tombeau,

Que le glas des morts retentisse,

Que s’achève aussi ton service,

Que l’aiguille retombe à l’heure du trépas

Et que le temps pour moi s’anéantisse.” 68

Faust dit par ailleurs lui-même à Méphistophélès qu’il connaît bien les conséquences du pari auquel il s’engage :

“MÉPHISTOPHÉLÈS

Songes-y bien, car nous, nous ne l’oublierons pas.

FAUST

Je me suis engagé connaissant bien la cause (…).” 69

Faust accepte le pari que lui propose Méphisto parce qu’il sait qu’il est impossible à l’homme de parvenir à saisir l’éternité dans l’instant.

L’Éternité de la sphère des fixes, Faust la sait incompatible avec la logique temporelle terrestre de la causalité d’où seul il peut espérer la contempler.

L’inadéquation de la raison pour comprendre la nature

Nous avons déjà eu l’occasion de voir en quoi l’intellect était inadapté à faire l’expérience du vivant. Mais ici, Faust en fait l’expérience de façon d’autant plus douloureuse qu’il a éprouvé, grâce à la magie, ce qu’était le mystère de la vie :

“FAUST

Poussière également, sur ces hautes murailles,

Ces casiers obscurs surchargés d’instruments,

Ces livres, comme si depuis déjà longtemps

Les mites n’avaient pas rongé ces antiquailles !

Et quand je les lirais, ces volumes poudreux,

Que saurais-je en fermant le dernier sur ma table :

Que l’homme, de tout temps, a vécu misérable,

Que sur mille, l’un d’eux, peut-être, fut heureux ! (…)

Vous vous raillez de moi, ridicules figures,

Cylindres, chalumeaux, serpentins et creusets ;

Je vous croyais les clefs de sublimes serrures ;

La porte reste close et les verrous posés.

La Nature en plein jour étale son mystère

Sous un voile éclatant que nul ne peut ravir

Et ce que pour jamais elle a voulu nous taire,

Ni pinces, ni leviers ne pourront le saisir.” 70

Tous les instruments produits par l’intelligence de Faust, ce dernier sait à présent qu’ils ne lui seront d’aucune utilité pour pénétrer dans le mystère de la nature.

Goethe exprime cette inadéquation entre la vie et l’emploi des instruments d’une manière plus conceptuelle encore dans ses maximes :

“C’est un grand malheur pour la nouvelle physique d’avoir séparé les expériences de l’humain – et de ne vouloir reconnaître la nature que dans ce que montrent les instruments artificiels” 71

L’instrumentalisation du mode de connaissance de la nature part donc d’une pensée analytique, incapable de saisir le vivant, qui sépare l’être humain de l’expérience. A ce stade de sa quête, Faust ne connaît pas d’autres formes de connaissance que celle rendue possible par le biais de la raison. C’est pourquoi le savoir en général, incapable de saisir le mystère de la vie de la nature, lui apparaît à ce moment inutile et stérile.

Le suicide et le miracle de Pâques

Dès lors, après avoir ressenti l’incompatibilité des sphères en raison de leurs différentes logiques temporelles, puis après avoir de nouveau éprouvé l’inutilité de son intellect pour comprendre la vie, Faust va tenter de se suicider.

Au regard de ce qui précède, cette action est tout à fait logique : Faust, qui veut parvenir à entrer dans la sphère de l’activité de la nature éternelle, sent qu’il ne peut le faire en raison de sa « corporéïté » (son essence corporelle). Car son corps appartient à la sphère terrestre de Michaël.

Faust veut donc se délivrer de son corps afin de pouvoir entrer dans la sphère d’activité éternelle de la nature :

“FAUST

Voici qu’un char de feu sur des ailes légères

S’approche. Je suis prêt à m’enfuir d’ici bas.

Pures activités, aériennes sphères,

Si je monte vers vous, ne me repoussez pas !

Mais ce bonheur divin, cette douce ambroisie,

Toi qu’on traitait de ver, la mériterais-tu ?

Tourne résolument le dos à cette vie ; (…)

Il est temps de montrer par des actes suprêmes

Que l’homme ose approcher la majesté de Dieu,

De ne pas reculer devant le sombre lieu

Où nos honteux remords s’emprisonnent eux-mêmes,

De courir sans trembler à l’abîme béant

Où nous attend l’enfer tout hérissé de flamme

Et de franchir ce pas la joie au fond de l’âme,

Fût-ce avec le danger de sombrer au néant !” 72

A cet instant, et de façon absolument logique et lucide, Faust pense donc à la mort comme solution à son problème.

Il est cependant retenu dans son geste par l’annonce de la fête de Pâques. Par-delà l’aspect miraculeux de ce phénomène, du moins en apparence, il faut essayer de comprendre en quoi il influence Faust au point de faire fléchir sa résolution. Car, en aucun cas, Faust ne laisserait seulement guider ses actions par une « foi de charbonnier » : il n’est pas pieux, et certainement pas non plus impressionnable.

A notre avis, ce revirement de Faust doit être rapproché du mystère de la résurrection du corps, mystère qu’énonce le Choeur des Femmes et celui des Disciples :

“CHOEUR DES FEMMES

D’encens, de rose

Nous l’avions embaumé ;

Pour qu’il repose

Nous l’avions enfermé ;

De lin candide

Ses membres revêtus ;

La place est vide,

Nous ne le trouvons plus ! (…)

CHOEUR DES DISCIPLES

L’enseveli

S’élève vers les cimes,

Immense ici

Et là-haut Dieu sublime,

Touchant du front

Le radieux mystère…

Hélas, et nous souffrons,

Enchaînés à la terre !

Tu fuis, vainqueur,

Et les tiens, pleins d’alarmes,

Versent des larmes,

Maître, sur ton bonheur !” 73

Ces passages relatent le mystère de la résurrection du corps du Christ, c’est-à-dire du mystère d’une force qui s’oppose à la logique de la destruction propre à la sphère de Michaël.

Ces Choeurs touchent Faust, car ils parlent d’un événement terrestre dont la logique s’oppose à la logique terrestre michaëlique. Cette logique causale est celle de la destruction, mais Faust est ici placé devant l’évocation d’un fait qui contrecarre cette logique causale : la résurrection du corps.

Faust doit donc reformuler son jugement concernant la sphère terrestre car il pressent, à travers les paroles des Choeurs, que celle-ci ne participe pas seulement d’une logique causale de destruction.

C’est pourquoi il dit lui-même :

“Résonnez, chants divins, résonnez, voix légères ;

Une larme a coulé : je renais à la terre !74

La terre l’a reconquis, c’est-à-dire qu’il a reconsidéré le jugement purement négatif qu’il avait formulé au sujet de la sphère terrestre.

Dans la problématique faustienne du temps et de l’éternité, cette apparition miraculeuse prend aussi tout son sens. Faust est en effet placé devant le mystère de la présence de l’éternité au sein du temps :

“CHOEUR DES ANGES

Christ ressuscite

Des ténèbres prochaines.

Il vous invite

A rejeter vos chaînes.

Vous qui savez le louer jour à jour,

Vous qui tendez aux lèvres fraternelles

Le doux calice où se puise l’amour,

Vous, moissonneurs de moissons éternelles

Et vous, semeurs de joies surnaturelles,

Le Maître est près de vous,

Il est en vous !” 75

Les moissons éternelles peuvent être récoltées jour à jour, au sein des hommes, c’est-à-dire sur la sphère terrestre elle-même.

Dans la cosmogonie goethéenne, il est donc possible de définir le Christ de la manière suivante : il est l’être qui résout l’antagonisme des sphères en faisant entrer l’éternité dans l’instant et en faisant échapper son corps à la logique causale de la destruction par le mystère de la résurrection.

Le Christ, dans la pensée de Goethe, est donc l’être qui fait pénétrer, au sein de la sphère michaëlique, des principes qui ne sont propres qu’à la sphère de Raphaël.

Dans l’esprit de Goethe, le Christ est le médiateur d’une rencontre du macrocosme et de la sphère terrestre. Il existe donc une entité, au sein de la cosmogonie goethéenne, qui a pour tâche de résoudre l’antagonisme des sphères de la nature, du moins en ce qui concerne l’âme de l’homme.

Pour préciser ce point, on peut dire que le Christ joue dans la cosmogonie goethéenne le même rôle que l’Esprit de la Terre. Ce que fait l’Esprit de la Terre pour les êtres de la nature, c’est-à-dire de permettre aux schèmes éternels de s’incarner, le Christ le fait pour l’éternité dans le coeur des hommes.

Le Christ est l’Esprit de la Terre des hommes.

Conclusion partielle

Le savoir auquel aspire Faust est donc un savoir de la nature. Sa raison l’empêche de l’acquérir, c’est pourquoi il utilise la magie. Cette magie le met en contact successivement avec les trois sphères de la nature : le Macrocosme, l’Esprit de la Terre puis sa condition terrestre. Ce sont les trois sphères que nous avions précédemment découvertes : celle de Raphaël, de Gabriel et de Michaël.

Si la sphère de Raphaël n’est pour Faust qu’un spectacle, celle de Gabriel est pour lui une invitation à devenir acteur au sein des forces de vie en incarnant l’Esprit de la Terre.

Mais sa condition terrestre lui interdit l’accès à l’éternité. C’est pourquoi le suicide s’avère être pour lui la solution à l’antagonisme des sphères naturelles.

Cette scène nous apprend donc que la quête de Faust est celle d’un savoir de la nature qui cherche à embrasser l’ensemble des trois sphères cosmiques. L’épistémologie goethéenne se construit donc avec la notion de tripartition de la nature.

CHAPITRE IV

LE SOLEIL ET LA NATURE

À TRAVERS L’ÉTUDE DE LA SCÈNE : PAYSANS SOUS LE TILLEUL, DANSE ET CHANTS

1 – Polarité dans la nature et dualité de l’âme humaine

Le texte que nous allons étudier à présent nous permettra de mieux saisir le rapport entre Faust et le soleil, où plus exactement l’élément de la lumière. En effet, la lumière du soleil est un élément naturel omniprésent dans l’ensemble de la pièce. Par lui s’exprime une des fonctions primordiales de la nature, à savoir son pouvoir de transformation.

Les premiers vers nous indiquent que Faust ressent une certaine harmonie entre les sentiments qu’il éprouve et les événements naturels. Il s’agit toutefois seulement d’un sentiment et non pas de la naissance d’une capacité cognitive :

“Le fleuve, les ruisseaux ont vu fondre leur glace

Sous le regard magique et tendre du printemps ;

L’espoir et le bonheur renaissent par les champs.

Loin, vers les âpres monts emportant sa menace

Et perdant sa vigueur, a fui le vieil hiver.” 76

Ce qui se met en place à travers cette description n’est autre qu’une certaine faculté de participation animique et volitive de Faust au spectacle de la nature. Il sent ce qui passe de l’état solide à l’état liquide, ce qui passe de l’immobilité à la mobilité : les glaces qui fondent pour se transformer en ruisseau, etc.

D’une certaine façon, on peut dire que l’apparition céleste de la scène de Pâques prolonge son action sur l’âme de Faust et que le mystère de la résurrection christique s’est transformée en faculté de perception des phénomènes naturels de renaissance.

Ce qui met en évidence l’un des traits majeurs de la quête de connaissance de Faust : chaque nouvelle expérience intérieure ou spirituelle se transforme peu après en faculté d’observation de la nature.

Le réseau de métaphores qui sous-tend ici le texte, nous montre que Faust perçoit le conflit entre le printemps et l’hiver, tous deux décris comme deux entités ayant des attributs bien distincts et diamétralement opposés : la tendresse / le fouet, l’espoir / la vieillesse, etc :

“Il lance, de là-bas, ses bourrasques de grêle

Qui fouettent vainement le gazon déjà vert.” 77

Bref, ce que Faust perçoit dans la nature n’est autre qu’un réseau de polarités.

Il découvre dans cette scène la dualité à l’oeuvre dans la nature.

Nous retrouvons l’expression philosophique de cette polarité constitutive de l’essence de la manifestation naturelle dans les oeuvres scientifiques de Goethe :

“Si divers, si complexe et incompréhensible que nous paraisse souvent ce langage, ses éléments restent pourtant toujours les mêmes. Usant de poids et de contrepoids légers, la nature est prise dans un balancement, et ainsi naissent un en-deçà et un au-delà, un en-haut et un en-bas, un avant et un après déterminant tous les phénomènes qui nous apparaissent dans le temps et dans l’espace. Ces mouvements et ces déterminations d’ensemble, nous les percevons de la manière la plus diverse, tantôt comme répulsion et attraction simples, tantôt comme lumière jaillissant et disparaissant, comme mouvement de l’air, comme ébranlement du corps, comme oxydation et réduction ; pourtant ils unissent et dissocient toujours, impriment toujours un mouvement à l’existence et favorisent toujours une forme de vie. Cependant que l’on croit constater que poids et contrepoids sont d’effets inégaux, on a cherché aussi à caractériser de plus près ce rapport. On a partout remarqué et dénommé un Plus et un Moins, une action, une résistance, un agir, un souffrir, un progressant, un retenant, un violent, un mesuré, un masculin, un féminin (…).” 78

La nature est duale mais maintient un équilibre entre ses forces antagonistes. Or, c’est dans cette même scène que Faust fera l’expérience de la dualité de sa propre âme :

“Moi, deux âmes, hélas, habitent dans mon sein

Et chacune voudrait de l’autre se défaire :

L’une, par cent crochets, se suspend à la terre,

L’autre, d’un vol puissant, s’efforce, mais en vain,

De ses nobles aïeux de regagner la sphère.” 79

Si nous comparons la description qui nous est faite de la polarité de la nature avec cette description de la dualité de l’âme de Faust, nous n’y découvrons pas le caractère de conflit tragique vécu par Faust en ce qui concerne son âme. En effet, dans la nature, la polarité se résout par le truchement du temps et du passage des saisons.

La polarité des principes constitutifs de la nature est résolue par un rapport cyclique au temps.

Par contre, Faust souffre de la dualité de son âme parce qu’elle s’exerce dans l’instant et le déchire.

Il y a donc bien une certaine homologie entre la nature et l’âme de Faust, mais celles-ci se distinguent radicalement par leur rapport au temps. La nature résout le problème de sa polarité interne par un rapport cyclique au temps, Faust ne peut le résoudre que par un déchirement dans l’instant.

Ce qui fonde donc la différence majeure entre l’esprit de l’homme et celui de la nature, dans la pensée goethéenne, est le rapport au temps. La nature atteint l’éternité par le cycle alternatif des saisons – et ainsi l’atteint dans la sphère terrestre elle-même – alors que Faust cherchera sans cesse à se libérer du terrestre pour atteindre la sphère de l’éternité.

2 – L’activité solaire et le principe de métamorphose

Le soleil joue un rôle fondamental dans le Faust. Il existe plusieurs moments de méditation sur le soleil et celui de la scène Faust et Wagner en est le premier.

Tout d’abord, nous pouvons remarquer que le soleil a un lien avec ce qui est animé, à ce qui s’agite, à ce qui se meut, avec la formation des êtres vivants.

Le soleil est le principe naturel par quoi le mouvement est introduit dans la sphère du vivant :

“Car le soleil partout à sa tâche s’attelle,

Ne souffre plus de blanc et veut tout animer.

Tout s’agite, se meut, tout cherche à se former.” 80

Ce point précis de la cosmogonie de Goethe nous est tout à fait sensible dans l’oeuvre scientifique de Goethe au cours d’un passage du Traité des Couleurs où l’auteur fait brièvement un lien entre son investigation scientifique de la lumière et son étude de la métamorphose des plantes. On peut y percevoir comment Goethe était attentif aux phénomènes de transformations induits par la lumière solaire sur le tissu végétal. En l’absence de lumière solaire, les plantes semblent en effet en proie à des processus de croissance chaotiques et à une incapacité de procéder à une élaboration de leurs formes :

“ 618 – Les graines, bulbes, racines, et tout ce qui est soustrait à la lumière, ou bien se trouve directement entouré de terre, apparaissent blancs la plupart du temps.

619 – Les plantes cultivées dans l’obscurité sont blanches ou tirant sur le jaune. Par contre, la lumière, en agissant sur les couleurs, agit en même temps sur leur forme.

620 – Les plantes qui poussent dans l’obscurité procèdent longuement par noeuds ; mais les intervalles entre ces noeuds sont plus longs qu’il ne convient ; il n’apparaît pas de rameaux latéraux, et la métamorphose de la plante ne s’accomplit pas.

621 – Par contre, la lumière les fait aussitôt passer à un état d’activité ; la plante devient verte, et la métamorphose chemine inéluctablement vers la fructification.” 81

Le soleil a donc un lien avec les forces formatrices : sa lumière confère aux êtres vivants son pouvoir de métamorphose, qui est l’essence même de son activité. Or, le soleil est un « habitant » de la sphère des fixes. C’est-à-dire de la sphère de Raphaël où sont contenus les schèmes des êtres vivants.

Le soleil n’est donc pas le détenteur du principe de la vie des êtres organiques, sa lumière leur confère cependant le principe de la métamorphose qui est le principe naturel essentiel de tous les êtres au sein de la nature.

3 – Le soleil et l’Esprit de la Terre

En ce qu’il exerce une force de métamorphose, le soleil est aussi en lien étroit avec l’Esprit de la Terre, car celui-ci est l’esprit de la sphère du mouvant.

Pourtant, il s’agit d’entrer plus avant dans la subtilité de la pensée goethéenne et de voir que, en tant que tel, le soleil fait partie de la sphère de fixes, c’est-à-dire du Macrocosme, tandis que l’Esprit de la Terre fait partie de la sphère du mouvant.

Le soleil tient donc une place à part au sein de la cosmogonie goethéenne puisqu’il répond, dans la sphère du macrocosme, au principe d’activité de l’Esprit de la Terre dans la sphère du mouvant. Le soleil est l’Esprit du Macrocosme et de l’Éternité, de même que l’Esprit de la Terre est celui du Microcosme et du Temps.

Le soleil est donc en étroite relation avec la sphère de la vie terrestre, avec les processus de formation et de transformation du vivant. Car le soleil est le principe macrocosmique de la vie et de la métamorphose. Il est l’idéalité du mode d’action de l’Esprit de la Terre.

Or, l’Esprit de la Terre étant pour l’homme le reflet de l’être idéal qu’il aspire à devenir, nous pouvons comprendre le lien du soleil avec les hommes, lien qui se fait jour de manière particulièrement sensible dans la suite du texte :

“Mais il manque des fleurs encor sur la prairie :

Les hommes en costumes en joueront la partie.

Vois, regarde de ces hauteurs,

En te retournant vers la ville :

Sous la sombre porte défile

Une foule aux mille couleurs.

Aujourd’hui chacun s’ensoleille ;

Tel le Seigneur qu’ils ont fêté,

Eux-mêmes ont ressuscité.” 82

Goethe décrit ici l’action du soleil sur les hommes de la même façon qu’il décrivait celle produite sur les plantes : apparition de la couleur, etc.. Le mode de comportement des hommes sous l’action du principe solaire est similaire à celui des plantes.

Le soleil est un principe macrocosmique naturel dont l’action transformatrice se fait sentir aussi bien sur les êtres végétatifs que sur les êtres humains. La lumière du soleil pénètre aussi bien la nature que l’âme.

Là encore, le lien entre la conception poétique de la nature qui se déploie dans le Faust et les théories scientifique de Goethe est flagrant, puisque Goethe exprimait ce lien entre la « lumière naturelle » et la « lumière de l’âme » en exergue à son Traité des Couleurs :

“La lumière et l’esprit

qui règnent

l’une dans l’univers physique,

l’autre dans l’univers moral,

sont les plus hautes énergies indivisibles

qui se puissent penser.” 83

Goethe conçoit donc la lumière et l’esprit comme les deux faces d’une même réalité. Nous retrouvons ce lien entre la lumière et l’âme humaine dans le début du Second Faust :

“Lève tes regards ! – Les sommets géants des montagnes

Annoncent déjà l’heure solennelle ;

Elle peuvent de bonne heure jouir de la lumière éternelle

Qui plus tard s’incline et descend vers nous.

Voilà que sur les verts penchants des hauts pâturages

Se répand un éclat nouveau qui en précise les détails,

Par degrés il gagne les régions inférieures –

Voici le soleil ! – et déjà aveuglé hélas !

Je me détourne, les yeux pénétrés d’un douloureux éblouissement.

Ainsi nous en va-t-il, quand notre espoir ardent

S’est élancé jusqu’à toucher l’objet suprême de ses aspirations

Et qu’il trouve grandes ouvertes les portes de l’accomplissement (…).” 84

À travers les paroles de Faust, nous pouvons nettement percevoir que la force de la lumière solaire est identifiée avec ce qu’il y a de plus élevé dans la nature humaine. Le soleil représente l’accomplissement de l’individu. Il est l’image de l’être humain idéal dans la sphère macrocosmique.

C’est pourquoi Faust ne peut soutenir longtemps cette vision et détourne son regard, comme il avait détourné son regard en face de l’Esprit de la Terre dans la première scène du Premier Faust. Dans les deux cas, Faust est confronté à la vision d’un être humain dans sa forme la plus accompli, il pressent, en voyant le soleil et l’Esprit de la Terre, le but ultime de sa quête et ne peut le supporter.

Le soleil tient donc, dans cette première scène du Second Faust, le même rôle que l’Esprit de la Terre dans la première scène du Premier Faust.

Le soleil est, en quelque sorte, une seconde apparition de l’Esprit de la Terre.

4 – Le soleil et le théâtre

Il s’agit cette fois cependant du principe macrocosmique de l’Esprit de la Terre, raison pour laquelle cette rencontre est, à tous égards, beaucoup moins tragique que la première. On pourrait comparer méticuleusement les différents effets produits par ces deux apparitions successives dans l’âme de Faust et découvrir, outre les profondes similitudes déjà signalées, des différences radicales. Par exemple, si l’apparition de l’Esprit de la Terre pousse ensuite Faust à vouloir commettre un suicide, celui du soleil éveil en lui l’impulsion à l’action, c’est-à-dire la vie. L’Esprit de la Terre apparaît à Faust en pleine nuit, celui du soleil, bien évidemment, avec le jour, etc.

Il serait possible de systématiser la chose de la manière suivante en disant que l’Esprit de la Terre est le reflet, dans la sphère microcosmique, du principe macrocosmique du soleil.

Le soleil est l’Esprit de la Terre dans la sphère raphaélique de la nature.

Et tous deux, dans leurs sphères respectives, sont les images de l’être humain accompli, de la plénitude humaine. La suite du texte nous permet en effet de percevoir, dans les différentes caractéristiques de l’activité luminique du soleil, des qualités spécifiquement humaines :

“Alors de ces éternelles profondeurs jaillit

Un excès de flammes, nous restons confondus ;

Nous voulions allumer les torches de la vie,

Et voici qu’une mer de feu nous entoure, et quel feu !

Est-ce l’amour, est-ce la haine qui nous étreignent de leurs ardeurs,

Qui, par une formidable alternance de plaisir et de peine,

Nous contraignent à abaisser de nouveau nos regards vers la terre

Pour nous abriter dans l’ombre, sous les plis du voile de la jeunesse ?

Et bien je tournerais le dos au soleil !” 85

Les termes qui sont employés ici caractérisent l’essence du drame. L’alternance de plaisir et de peine, d’amour et de haine, n’est autre que la composante fondamentale de l’écriture dramatique au sens où Goethe – profondément admiratif de l’oeuvre shakespearienne – l’entendait.

Ce que Faust perçoit, en tant qu’essence de l’activité humaine dans la sphère solaire en ce début du Second Faust, n’est autre que l’essence des sentiments qui constituent le drame.

L’activité de la sphère solaire est donc, dans la pensée goethéenne, en rapport étroit avec l’essence du théâtre.

Nous pouvons donc tracer un parallèle entre le soleil, l’Esprit de la Terre et le Théâtre. Tout trois sont pour Goethe le lieu de la manifestation de l’entité humaine dans sa plénitude réalisée.

Chez Goethe, la nature, que ce soit dans la sphère microcosmique avec l’Esprit de la Terre ou bien dans la sphère macrocosmique avec le soleil, est porteuse de l’essence de l’être humain, de la même façon que le théâtre l’est dans la sphère artistique.

Conclusion partielle

Le soleil, élément fondamental des recherches scientifiques de Goethe, tant en ce qui concerne l’optique ou la vie des organismes végétaux, est donc le principe de la métamorphose des êtres, humains et naturels.

Il tient, dans la sphère de Raphaël, la même place que l’Esprit de la Terre dans la sphère de Gabriel.

CHAPITRE V

LES SENS ET LA Nature

À TRAVERS L’ÉTUDE DE LA SCÈNE : FAUST ET WAGNER

Le passage que nous allons étudier à présent évoque le premier acte qu’entreprend Faust pour développer, au sein de son propre esprit, une faculté qui lui permettrait d’établir un lien entre lui et la nature.

Il s’agit de bien reconnaître en quoi Faust élabore ici quelque chose qui, pour la première fois, ne cherche pas à entrer en contact avec la nature par le biais d’une opération surnaturelle, comme ce fut le cas avec la magie.

1 – La représentation imaginative de la nature

Tout d’abord, Faust part de la perception que lui offrent ses sens. Nous choisissons ici la traduction de Gérard de Nerval qui, en ce qui concerne ce passage précis, s’avère à mon sens être la plus probante de toutes :

“Regarde comme les toits entourés de verdure étincellent aux rayons du soleil couchant. Il se penche et s’éteint, le jour expire, mais il va porter autre part une nouvelle vie.” 86

Mais il s’agit d’une expérience sensorielle « limite », puisque la nuit va bientôt envahir le paysage. Faust va alors tenter de reproduire, par le biais d’un travail de son imagination, le paysage qui se dissout dans l’obscurité. Il passe d’une perception sensorielle à une perception imaginative. On ne peut comprendre la suite du monologue de Faust et sa profondeur philosophique sans voir que Faust entreprend ici un exercice de peinture mentale de la nature :

“Oh ! que n’ai-je des ailes pour m’élever de la terre, et m’élancer après lui, dans une clarté éternelle ! Je verrais à travers le crépuscule tout un monde silencieux se dérouler à mes pieds, je verrais toutes les hauteurs s’enflammer, toutes les vallées s’obscurcir, et les vagues argentées des fleuves se dorer en s’écoulant. La montagne et tous ses défilés ne pourrait plus arrêter mon essor divin. Déjà la mer avec ses gouffres enflammés se dévoile à mes yeux surpris.” 87

Mais Faust ne parvient à peindre intérieurement son paysage que par la présence prédominante des reflets lumineux. Dans ce texte se déploie en effet tout un vocabulaire de l’éclat, de la brillance, de la lumière réfléchie etc. Ce sont des occurrences métaphoriques signifiants la réfraction qui constituent l’ensemble du texte relatant la reproduction imaginative de la nature par Faust.

2 – Les limites imposées par le corps à la représentation imaginative de la nature

Par cette présence de la luminosité réfractée, Goethe exprime sous une forme poétique un phénomène que ses expériences scientifiques lui avaient permis d’observer avec précision, à savoir que la faculté que nous avons de reproduire mentalement des images tient à ce que la lumière est présente, au repos, dans l’oeil lui-même :

“Personne ne niera cette parenté directe de la lumière avec l’oeil ; mais il est plus malaisé de se représenter les deux à la fois comme ne faisant qu’un. Cependant la chose devient plus compréhensible lorsqu’on affirme qu’en l’oeil réside une lumière au repos, laquelle serait suscitée par le moindre stimulant venant de l’intérieur ou de l’extérieur. Nous pouvons, en y contraignant notre imagination, faire naître en nous les images les plus claires. Dans le rêve, les objets nous apparaissent tels qu’en plein jour. À l’état de veille, la moindre impression extérieure produite par la lumière nous est perceptible ; et même, lorsque l’organe subit un choc d’origine mécanique, la lumière et les couleurs y jaillissent.” 88

Donc, lorsque Faust met en activité son imagination pour continuer à percevoir le paysage, il stimule une lumière présente, au repos, dans l’organe oculaire. Il éveille la luminosité interne de l’oeil. C’est la raison pour laquelle ce paysage mental se constitue exclusivement de reflets et d’impressions lumineuses.

La faculté d’imagination de la nature de Faust repose donc en fait sur un support organique. C’est pourquoi, malgré l’aspiration de Faust à atteindre une contemplation imaginative éternelle, il ne peut y parvenir. Déjà la vision s’affaiblit et disparaît :

“Cependant le Dieu commence enfin à s’éclipser ; mais un nouvel élan se réveille en mon âme, et je me hâte de m’abreuver encore de son éternelle lumière ; le jour est devant moi, derrière moi la nuit ; au dessus de ma tête le ciel, et les vagues à mes pieds.” 89

Le texte témoigne bien de cet effort pour faire perdurer la vision imaginative. Mais le corps a des limites et ne peut être stimulé trop longtemps.

Faust cherche donc à entrer en contact avec la nature en l’imaginant. Mais cette entreprise est vouée, à terme, à l’échec, car elle repose sur une stimulation organique qui, en tant que telle, est incapable de persister trop longtemps.

La tentative d’imagination faustienne de la nature consiste en une libération de la lumière au repos contenue dans l’organe oculaire.

Le spectacle est donc condamné à se dissiper. Faust remarque d’ailleurs avec justesse d’observation que c’est l’emprise de la « corporéïté » qui a fait échouer sa tentative imaginative :

“C’est un beau rêve tant qu’il dure ! Mais, hélas ! le corps n’a point d’ailes pour accompagner le vol rapide de l’esprit !” 90

Faust se trouve donc, dans cette scène, placé devant un dilemme insurmontable : la perception, la connaissance et même, pourrait-on dire, la « jouissance » de la nature, s’effectue à l’aide de l’organisation corporelle de l’homme. Mais, ce que veut Faust en se liant à la nature, c’est justement s’extirper hors de la prison du corps pour pénétrer, comme l’indique le texte, dans la sphère de la lumière et de la vie qui agissent derrière les manifestations sensibles.

Faust cherche à atteindre l’incorporel grâce à l’outil de son corps et, de ce fait, vit avec déchirement la dualité esprit / corps.

C’est la raison pour laquelle Faust prononce, à ce moment précis, les paroles reproduites ci-dessous, trop souvent détachées, à mon sens, de leur contexte dans les analyses des différents commentateurs :

“Deux âmes, hélas ! se partagent mon sein, et chacune d’elles veut se séparer de l’autre : l’une, ardente d’amour, s’attache au monde par le moyen des organes du corps ; un mouvement surnaturel entraîne l’autre loin des ténèbres, vers les hautes demeures de nos aïeux.” 91

Si Faust perçoit, à ce moment précis de la pièce, la nature duale de l’âme humaine, c’est parce qu’il a entrepris, juste auparavant, une tentative d’imagination de la nature. Et, ce faisant, il a perçu que la nature ne peut être comprise et saisie qu’à l’aide de l’organisation corporelle de l’être humain, mais que cette organisation corporelle lui interdit dans le même temps l’accès à la sphère de l’éternité précisément recherchée par Faust dans sa contemplation de la nature.

La découverte de la dualité de la nature humaine dans le Faust est intrinsèquement liée à l’expérience de cognition imaginative de la nature.

3 – Les esprits de l’air, esprits de la confusion entre le corps et l’âme

L’intervention des esprits de l’air a lieu dans la scène suivante. Ces esprits sont la troisième apparition de forces surnaturelles au cours de la pièce et, tout comme l’Esprit de la Terre, ils ont la particularité d’être étroitement liés à la nature, puisque, par essence, ils appartiennent à l’un des quatre éléments.

Leur caractéristique majeure, telle qu’elle se dévoile à travers leur courte apparition, est de pouvoir plonger l’homme dans le sommeil à l’aide de rêveries sensuelles aux accents divins.

Pour comprendre comment Faust se laisse ainsi berner par les serviteurs de Méphisto, il faut se rappeler ce que nous venons de voir dans la scène Faust et Wagner, à savoir que Faust tente d’atteindre une contemplation imaginative de la nature grâce à un support purement organique.

Nous pourrions aussi ajouter que ce que Faust cherche à atteindre dans sa contemplation de la nature n’est autre que son aspect purement esthétique. En effet, il veut atteindre la brillance, rester dans le sillage de la lumière. À ce stade de son investigation de la nature, Faust est fasciné par sa beauté, non pas encore dans le sens où la beauté de la nature serait le pressentiment de la sagesse qui y règne, mais sa beauté pour sa beauté. La vision faustienne de la nature, à ce premier stade de son investigation, est un désir de jouissance purement esthétisant.

Or Faust, dans la scène précédente, avait justement invoqué les esprits de l’air qui lui permettraient de prolonger le rêve lumineux qu’il était en train de vivre :

“Oh ! s’il est, dans l’air, des esprits

Dont entre terre et ciel s’exerce la puissance,

Descendez, descendez de vos brillants pourpris,

Ouvrez-moi le chemin d’une neuve existence.

Oui ! qu’un manteau magique fût à moi,

Qui m’emportât au loin, en terres étrangères,

Je le préférerais aux choses les plus chères

Et ne l’échangerais pour le manteau d’un roi !” 92

Faust faisait donc appel au surnaturel pour prolonger une rêverie sensuelle qui était le fruit de son investigation imaginative de la nature.

Aussi, lorsque les esprits de l’air entrent en action, obéissant à Méphistophélès mais répondant à un désir de Faust, c’est à bon droit que le diable souligne l’aspect sensoriel de leur activité :

“Mon bon ami, tes sens vont profiter

Plus pendant cette heure inouïe

Qu’en un an de monotonie.

Ce que mes esprits vont chanter,

Les tableaux qu’ils vont t’apporter,

Ne sont pas vain jeu de magie :

Ils parlent à ton odorat ;

Même ton goût en jouira

Et ton âme en sera ravie.

Point d’autres apprêts ; c’est assez,

Nous sommes tous là. Commencez !” 93

Ce sont des esprits qui charment l’âme par leur action sur les sens. Ils s’introduisent dans le psychisme de Faust par le biais de son organisation corporelle. Mais, à la différence de la tentative d’imagination entreprise auparavant par Faust, celui-ci n’a plus d’effort à faire. Les « esprits » stimulent ses sens et lui se laisse bercer par les sensations qui en découlent.

4 – La drogue comme leitmotiv du Premier Faust

Au fond, il n’est pas exagéré de comparer l’action de ces esprits de l’air à celle de la drogue. Par ailleurs, c’est peut-être ici le lieu de signaler à quel point la drogue est un terme récurrent dans le Premier Faust, bien qu’elle ne soit pas explicitement nommée : l’intervention magique destinée à faire apparaître l’Esprit de la Terre et la « retombée » psychique qui s’ensuit pour Faust a toutes les allures d’une prise de drogue violente ; les esprits de l’air sont facilement assimilables aux vapeurs de l’opium ; le vin de la cave d’Auerbach et les breuvages de feu et d’illusion que sert Méphisto aux soûlards ; la potion de virilité de la cuisine de la sorcière ; le poison donné à la mère de Marguerite, etc.

Même si cette lecture du Faust pourrait paraître par trop matérialiste, il est néanmoins permis d’affirmer que la quête faustienne du surnaturel dans le Premier Faust s’effectue par une excitation des sens. Que l’on nomme magie ou drogue ce qui procure cette excitation n’a au fond que peu d’importance, les effets étant fondamentalement identiques.

En tout cas, il serait exagéré d’affirmer que toute la quête faustienne est une expérimentation de drogues diverses pour faire l’expérience du surnaturel. En effet, si l’on observe bien l’attitude de Faust, on remarquera qu’il refuse le plus souvent les « procédés magiques » que lui proposent Méphisto, et que son effort reste centré sur une tentative pour atteindre une contemplation du surnaturel par un développement intérieur de ses capacités cognitives.

5 – Le sensualisme comme illusion d’un mode d’accès à la nature

Il faut signaler un fait particulier : alors que Faust cherchait une contemplation de la nature dans la jouissance de la lumière, les esprits vont lui procurer la même contemplation par la jouissance de l’air. On peut donc dire, dans le but d’essayer de fixer de nouveaux éléments d’une cosmogonie goethéenne, que l’air et la lumière se situent dans une sorte d’opposition.

Le vocabulaire du chant des esprits de l’air est révélateur de la nature de la rêverie sensuelle qu’ils provoquent en Faust. On remarque en effet une profusion dans le champ lexical signifiant le contact physique semi-perceptible :

“Voûtes obscures,

Disparaissez,

Entrez, glissez,

O clartés pures,

Azur du jour,

Semant l’amour

Et vous, nuages,

Sombres visages,

A votre tour

Levez vos voiles,

Jeunes étoiles,

Soleils plus doux,

Confondez-vous.

Que de beaux anges,

Formes étranges

Du pur esprit,

Vers nous s’abaissent,

Planent, caressent (…).” 94

La caresse, le frôlement, l’évanescence, constituent le mode d’action des esprits de l’air. C’est-à-dire ce qui, tout en excitant les sens, produit une impression d’immatérialité.

En définitive, leur pouvoir d’illusion consiste à faire croire qu’une excitation de nature purement matérielle provient d’une stimulation immatérielle. Faust est en proie, dans cette scène, à une sorte de rêverie qui se veut mystique tout en étant sensuelle.

Le terme d’ « anges féminins » [à juste titre employé dans la traduction de Gérard de Nerval] est symptomatique. La stimulation sensuelle des esprits de l’air est aussi un érotisme travesti sous les allures de la piété :

“Robes légères,

Rubans flottants,

Couvrez les terres,

Les coins charmants

Où les amants,

L’âme ravie,

Font pour la vie

De doux serments

Sous les charmilles (…).95

Il n’est pas nécessaire d’aller plus avant dans l’étude de ce texte pour comprendre le mode d’action des esprits de l’air : ceux-ci font passer l’excitation sensuelle presque imperceptible pour une sensation immatérielle, la rêverie érotique pour un mysticisme élevé. Leur intervention profite, tout en l’entrenant, d’une confusion entre le corps et l’âme.

Conclusion partielle

Au fond, ce que Goethe veut nous faire comprendre par le biais de cette scène n’est que lorsqu’on se lance dans une investigation sur le monde surnaturel présent derrière la nature, il faut être très vigilant pour ne pas confondre ce qui provient des sens et ce qui proviendrait d’une perception authentique du surnaturel.

Toute l’originalité de Goethe consiste, non pas à mettre en place dans sa pièce une cosmogonie surnaturelle, mais à révéler les dangers et les illusions que rencontre l’homme dans sa quête du surnaturel.

Le premier danger que rencontre l’homme en s’engageant sur la voie du suprasensible est justement de sombrer dans des illusions de nature sous-sensibles causées par la confusion entre le corps et l’âme – quoique ce point soit en fait plus complexe, puisque Goethe cherche aussi à percevoir le suprasensible à travers l’investigation du sensible.

L’univers magique est un monde qu’il est dangereux de pénétrer à l’aide d’une foi aveugle. Au contraire, il nécessite une investigation vigilante qui ne peut qu’aller de paire avec un regard lucide sur soi-même, son corps et ses sentiments.

Le royaume magique de la nature n’ouvre réellement ses portes qu’au voyageur prudent et circonspect qui, tout en explorant ce monde surnaturel, n’omet pas de s’observer lui-même.

La connaissance profonde de la nature, dans la pensée goethéenne, nécessite également une connaissance profonde de soi-même.

On retrouve un écho de cette démarche dans toute l’oeuvre scientifique de Goethe lorsque celui-ci prend toujours garde, tout en relatant les résultats de ses investigations, de décrire également comment il les a obtenu, allant jusqu’à faire part des sentiments personnels qui l’agitaient à ce moment précis et des circonstance exactes qui les ont entourées :

“Or, de celui qui veut transmettre l’histoire d’une science quelconque, nous pouvons à bon droit exiger qu’il nous communique comment les phénomènes ont été progressivement connus, ce qu’à leur sujet on a imaginé, supposé, cru et pensé. De grandes difficultés se présentent lorsqu’on veut exposer tout cela avec cohérence, et c’est toujours une entreprise hasardeuse que d’écrire une histoire. Car dans les intentions les plus honnêtes, on court pourtant le danger d’être malhonnête ; et même, qui entreprend un tel ouvrage établit d’emblée qu’il amènera mainte chose au jour, et laissera mainte autre dans l’ombre.” 97

La nature et le moi sont deux réalités qui, dans la pensée goethéenne, doivent être explorées simultanément.

CHAPITRE VI

Le SENTIMENT et L’Intuition

dans le processus de connaissance de la Nature

à travers l’étude de la première partie de la scène : Cabinet d’Étude

Cette scène est une illustration du rapport entre la nature et la raison. Non seulement ce qui concerne la connaissance de la nature mais aussi ce qui relève de la relation entre la pensée humaine et les forces de vie de la nature.

1 – Connaissance de la nature par le recueillement

Faust revient dans son cabinet d’étude, et l’on peut pressentir que la nuit a produit sur lui un effet d’ordre mystique :

“FAUST

J’ai quitté les champs et les prés

Couverts de ténèbres. C’est l’heure

Où, prise de frissons sacrés,

S’éveille en nous l’âme meilleure,

Où s’endort tout mauvais instinct

Que l’ardente action suscite,

Où l’amour de l’homme s’agite,

Où naît en nous l’amour divin.” 98

Si nous sommes attentifs au texte, nous remarquons que Faust décrit un processus qui se déroule au sein de ses sentiments. C’est la sphère de ses sentiments qui s’éveille en lui et dans laquelle résonne le calme de la nuit. Dans sa connaissance de la nature, Faust vient donc de faire un pas important, celui d’être capable de sensibilité intérieure, de se laisser pénétrer pas les ambiances naturelles.

On peut dire que Faust découvre le fait suivant : quand la sphère des sentiments s’éveille et entre en contact avec la nature, il est donné à l’homme de déchiffrer ses mystères par le biais de l’introspection :

“FAUST

Quand, dans notre cellule austère,

La lampe amicale renaît,

Une autre flamme encore éclaire

Notre coeur qui se reconnaît.

La raison retrouve sa place,

L’espoir commence à refleurir,

Des ruisseaux de la vie on recherche la trace,

A la source de vie on voudrait revenir.” 99

La sphère des sentiments, ainsi que le découvre Faust, fait plus que laisser résonner en elle les ambiances naturelles : elle met en contact l’homme avec les mystères de la vie ; les « ruisseaux » et les « sources » de la vie.

Faust pressent, à l’aide de la sphère de ses sentiments, la source de la vie, c’est-à-dire le mystère de l’origine de la nature. Cet éveil de la faculté de connaissance par le biais du sentiment est donc causé par le recueillement de l’intériorité de Faust. Une flamme éclaire son coeur.

Si nous comparons cette scène avec celle qui précède, nous pouvons voir que Faust a radicalement transformé dans son mode de connaissance de la nature. En effet, à travers sa tentative de connaissance imaginative, Faust avait tenté de recréer, à l’intérieur de ses représentations, une image purement visuelle de la nature. Faust recréait en lui la nature, mais de manière uniquement représentative. Ici Faust recrée en lui la nature, mais de manière sensible, au sens de la sensibilité du coeur.

2 – L’opposition de Méphisto à la connaissance de la nature par le biais de l’intériorité

Mais cette connaissance par le biais du sentiment est interrompue par Méphisto déguisé en barbet :

“FAUST

Barbet, cesse tes cris ; la musique sacrée

Dont mon âme se sent tout entière entourée

Ne souffre point de bruits si bas.

Hélas, je ne sens plus, malgré tout mon désir,

La paix couler dans ma poitrine.

Le beau fleuve, pourquoi doit-il sitôt tarir,

Nous laissant la soif qui nous mine ?

Je l’ai bien souvent éprouvé !” 100

Méphisto est l’être qui perturbe le processus de connaissance « sentimentale » (il ne faut pas prendre ce terme dans son acception péjorative), en empêchant l’intériorité de rester centrée sur elle-même. C’est-à-dire que Méphisto interrompt la jouissance « sentimentale » de la nature par un éveil soudain de la sphère de la conscience.

Méphisto joue sur l’incompatibilité entre le recueillement complet en soi et l’éveil de la conscience. Car la conscience est nécessairement un éveil à ce qui se trouve en dehors de soi. Méphisto contrecarre le recueillement de l’intériorité qui allait découvrir le principe de vie au sein de la nature par l’éveil de la conscience à l’extériorité.

Il oppose la conscience et le sentiment dont les modes d’actions sont dissymétriques : l’un est une ouverture à l’extériorité, l’autre est un recueillement sur l’intériorité.

3 – La connaissance de la nature par l’intuition

Cependant, Faust va se révéler plus fort que Méphisto. En effet, ce dernier a contraint Faust à éveiller la sphère de sa conscience et a ainsi perturbé son mode de connaissance. Faust accepte cet éveil et s’en sert. Il va utiliser sa raison pour comprendre la nature. Il ne s’agit cependant plus de cette raison inadaptée à la sphère du vivant que nous avons déjà eu l’occasion de décrire. Non, il s’agit cette fois d’une tout autre qualité de raison, puisque c’est une raison qui devient capable de penser les mots. C’est le sens de l’entreprise de traduction du Nouveau Testament par Faust :

“FAUST

Et pourtant à ce mal le remède est trouvé

Dans la clarté surnaturelle.

La révélation espérée ardemment

Ne brille nulle part si divine et si belle

Que dans le Nouveau Testament.

D’en voir l’original, il me revient l’envie

Et, lisant d’un coeur droit cet ouvrage de vie,

De le retransposer dans mon cher allemand.” 101

On ne rattache généralement pas cette initiative soudaine de traduction biblique au contexte posé auparavant par la scène, et pourtant celle-ci ne prend son sens qu’au regard de ce qui vient de se passer. Faust allait connaître les origines, les sources de la vie, par le biais de la sphère de ses sentiments. Mais Méphisto l’en a empêché en éveillant sa conscience. De fait, Faust, qui ne renonce pas, va à présent chercher à connaître le mystère de l’origine et des sources de la vie par le biais de sa raison. C’est pourquoi il étudie et tente de traduire justement cette phrase du nouveau testament où il est question de l’origine de la vie : « Au commencement était le verbe ».

Cette raison est de qualité intuitive.

4 – Le sens, la force et l’action comme principes ontologiques des trois sphères cosmiques de la nature

C’est pourquoi, dans le passage qui suit, on voit Faust soupeser le contenu des mots pour tenter de traduire le terme de Verbe. On peut sentir, à travers ce monologue, comment les mots deviennent pour Faust des principes sensibles :

“FAUST (Il ouvre un volume et s’installe.)

Il est écrit : «Dans le commencement

Était le Verbe.» Et déjà je m’arrête.

Le mot mérite-t-il valeur aussi parfaite ?

Non. Je dois traduire autrement

Si l’Esprit veut m’aider de sa faveur insigne.

Il est écrit : «Dans le commencement

Était le Sens.» Médite cette ligne

Et suspends ta plume un moment.

Est-ce le sens qui crée et qui fait vivre ?

Il faudrait dire qu’au commencement

Était la Force. Un secret sentiment

S’émeut en moi, m’avertit de poursuivre,

Et j’écris – de l’Esprit m’en vient l’intuition – :

«Dans le commencement existait l’Action.»” 102

Faust voulait connaître les origines de la vie et c’est exactement ce qu’il fait de manière conceptuelle lors de ce passage. En effet, si nous rapprochons les trois termes employés ici par Faust à ce que nous savons déjà des trois sphères cosmiques de la nature, il apparaît que Faust est en train de découvrir quels sont les principes fondamentaux de chacune des sphères.

A la sphère céleste raphaëlique de l’Éternité, où les germes des êtres sont contenus, correspond le principe du sens. En effet, le sens est le principe qui correspond le plus étroitement à la sphère céleste car celle-ci contient les êtres dans leur pureté originelle non manifestée. Dès lors que nous entrons dans cette sphère, il nous faut réfléchir aux êtres qui s’y trouvent en termes de sens, car ces êtres ne « font » rien d’autre qu’être, en eux-mêmes et pour eux-mêmes. Ce sont de pures existences désincarnées et, à ce titre, elles ne sont que le sens d’elles-mêmes.

A la sphère planétaire gabriélique de la simultanéité, qui tisse les vêtements vivants des êtres de la nature, où règne l’Esprit de la Terre, correspond le principe de la force. En effet, nous sommes dans la sphère où les êtres prennent corps, se « préparent » un corps en vue de l’incarnation terrestre. Mais ces forces ne sont pas manifestées, elles oeuvrent de façon invisible derrière les êtres, c’est pourquoi nous ne devons justement parler que de forces et pas encore d’actions. La force n’est pas l’action, elle permet l’action mais peut très bien rester au stade de la non manifestation. Aussi, le concept de force convient-il parfaitement à la sphère gabriélique, qui ne se manifeste pas sur terre en tant que telle, mais reste dans le domaine de l’invisible.

Enfin, à la sphère terrestre michaëlique du temps correspond le principe de l’action. Car en passant à l’acte, les choses se manifestent et, en ce sens, on peut dire qu’elles existent sur la terre. Le principe de l’activité est un principe d’existence terrestre. C’est ainsi qu’Homunculus, dans le Second Faust, déclare, à peine né :

“Puisque je suis, il faut que j’agisse.” 103

Faust découvre donc à travers sa tentative de traduction les principes fondamentaux des trois sphères cosmiques de la nature : le sens pour la sphère de Raphaël, la force pour la sphère de Gabriel, l’action pour la sphère de Michaël.

5 – Le caractère méphistophélique de la faculté de connaissance intuitive

Cependant, Méphisto parvient là aussi à contrecarrer cette connaissance de la nature par le biais d’une raison intuitive.

En effet, cette connaissance des mots qu’entreprends Faust repose sur l’intuition. Cela se traduit, dans le texte, par des invocations fréquentes de l’ « Esprit ». Sans doute Faust entend-il par là l’Esprit de la Terre qu’il a rencontré au début de la pièce, mais le texte ne le précise pas. Dans son exercice de pensée, Faust fait donc appel à l’Esprit en tant que chose vague et imprécise.

Son intuition a besoin, pour penser les mots, d’invoquer l’aide de l’Esprit, mais de la manière la plus vague et la plus imprécise qui soit.

C’est pourquoi, du point de vue scénique, il est intéressant de remarquer que les hurlements du barbet correspondent au moment où Faust écrit « Au commencement était l’Action ». Comme si l’Esprit qui avait suggéré cette traduction à l’esprit de Faust n’était autre que Méphisto lui-même :

“FAUST

«Dans le commencement existait l’Action.»

Barbet, s’il faut que je partage

Ma chambre avec toi, maintenant

Cesse tes cris, ton aboiement.

Je ne veux à mon voisinage

Point de compagnon si gênant.” 104

Il existe un très beau tableau d’Odilon Redon nommé «L’Intuition, ou Méphisto» qui peut nous éclairer sur ce problème. On y voit représenté Méphisto de telle sorte qu’on a l’impression suivante : tout ce visage et cette attitude se construisent autour d’une ligne diagonale qui traverse le tableau. La tête est penchée, l’index tendu, la plume de coq courbée dans une même direction, etc. Si bien que Méphisto semble comme traversé par cette ligne diagonale, façon de suggérer la manière dont on est traversé par les idées quand on a une intuition.

Il faut surtout remarquer, dans ce tableau, le regard vide dénué de toute présence du personnage : de grands yeux vitreux qui ne regardent nulle part tandis que tout le reste du corps est en tension pour saisir l’idée.

Odilon Redon voulait exprimer par là le fait suivant : l’intuition est certes une faculté de perception de l’Esprit, mais par le biais d’une perte de soi, d’un délaissement du moi permettant le passage en soi des idées. L’intuition est méphistophélique parce qu’elle implique la perte de la notion de personnalité dans le processus de connaissance.

C’est pourquoi Faust est si imprécis lorsqu’il parle de l’Esprit : dans le processus d’intuition, il ne se soucie pas de qui l’inspire, il se contente de recevoir l’intuition. L’Esprit pense à travers lui, sans lui. Et cet Esprit peut aussi bien être celui de la Terre que Méphistophélès.

Toutefois, en aucun cas Faust ne commet d’erreur inspirée par Méphisto lorsqu’il écrit : «Au commencement existait l’action». Comme nous avons pu le voir, ce principe est juste, au moins en ce qui concerne la sphère terrestre. L’influence de Méphisto se fait sentir lorsque Faust arrête là sa réflexion et écrit que le principe de l’action est le principe originel de toutes choses. Ce qui n’est qu’une vérité partielle.

Méphisto intervient donc dans le processus de pensée de manière à le rendre partiel et partial. Il fige la pensée dans sa capacité de saisir en un seul mot plusieurs réalités. Il rigidifie la pensée. Si l’on regarde le visage du personnage représenté par Odilon Redon, on aura, en face de son crâne osseux et fuyant, exactement cette impression : celle d’être en présence d’un être rigidifié.

L’intuition est donc un mode de connaissance de la nature soumis à l’influence méphistophélique.

dessin Odilon Redon

Conclusion partielle

Ainsi, dans son entreprise de connaissance de la nature, Faust subit un échec partiel.

En tentant de connaître la nature par le biais de la sphère de son intériorité, Faust parvient bien à ressentir un instant la source originelle de la vie. Mais Méphisto interrompt cette perception en éveillant sa conscience.

Faust tente alors de chercher cette source originelle de la nature par le biais de sa raison. Mais cette raison repose sur le principe d’intuition qui est de nature méphistophélique. C’est pourquoi l’Esprit de Méphisto parvient à s’immiscer dans son processus de réflexion et à figer une pensée qui avait pourtant découvert les trois principes ontologiques fondamentaux des trois sphères de la nature.

Dans cette scène, Faust développe donc bien des facultés nouvelles de connaissance de la nature, mais ces facultés subissent les assauts de Méphisto et sont contrecarrées.

Goethe nous montre ainsi que le coeur et la raison, ou plus précisément le sentiment et l’intuition, sont des « organes » de perception de la nature importants mais soumis à l’action contraire ou à l’influence de Méphistophélès.

Dans le processus de connaissance de la nature, Méphistophélès rend donc inopérant la connaissance de la nature par le coeur et influence la raison intuitive.

CHAPITRE VII

Méphistophélès et la nature

Le mal dans la logique de la cosmogonie goethéenne

À TRAVERS L’ÉTUDE DE LA SECONDE PARTIE DE LA SCÈNE : CABINET D’ÉTUDE

1 – Méphistophélès et le feu

La scène de l’apparition de Méphistophélès est révélatrice de la façon dont l’esprit du mal s’intègre au sein des forces naturelles-surnaturelles dans la pensée de Goethe.

Pour faire se montrer Méphisto, Faust tente de conjurer les quatre éléments, c’est-à-dire les trois composantes de la nature. Méphisto ne réagit à aucun d’eux :

“Et tout d’abord, pour te combattre,

Voici la formule des Quatre :

Salamandre, va brûler,

Nage, Ondine en ta fontaine,

Sylphe, en l’air tu dois voler,

Toi, Kobold, prends de la peine !

Les éléments,

Leurs mouvements,

Qui ne sait les reconnaître,

Qui ne les a pas appris,

N’est pas le maître

De leurs Esprits.

Pars dans la flamme, Salamandre !

Ondine, coule comme miel !

Et toi Sylphe, va te répandre

Dans les météores du ciel !

Porte ton aide la meilleure,

Incube, dans chaque demeure

Et mets à tout le point final !

Aucun des quatre n’est dans l’animal (…).” 105

Cette non-appartenance de Méphistophélès aux quatre éléments peut paraître paradoxale au regard de ce qu’il déclare lui-même par la suite concernant son lien avec le feu :

“Si je n’avais gardé la flamme comme monde,

Je n’aurais, moi, plus rien du tout.” 106

Ce lien de Méphisto avec l’élément du feu n’est pas un lien avec l’une des forces de la nature, mais un lien avec le principe de la destruction. De même, dans la cave d’Auerbach, Méphisto montrera son lien particulier avec le feu :

“SIEBEL (boit maladroitement, le vin coule à terre et se transforme en flamme).

A l’aide ! au feu ! L’enfer se déchaîne à présent !

MÉPHISTOPHÉLÈS (s’adressant à la flamme).

Allons, apaise-toi, mon suave élément !

(Aux compagnons.)

Ce n’était cette fois qu’un brin de purgatoire.” 107

Dans la scène elle-même que nous sommes en train d’étudier, n’oublions pas que Méphisto apparaît derrière le poêle, ce qui souligne son rapport avec le feu :

“MÉPHISTOPHÉLÈS (paraissant derrière le poêle, vêtu comme un étudiant voyageur, tandis que le brouillard retombe).

Pourquoi ce bruit ? Monsieur peut-il me dire

Ce qu’il veut ? Je suis son valet.” 108

C’est sur le feu que repose le principe de l’action surnaturelle de Méphistophélès parce que celle-ci est une magie de la destruction.

Dans sa façon de parler avec le feu, on sent que Méphisto s’adresse à une sorte d’être semi-conscient, un être volitif qui aurait à peine la conscience d’un animal ou d’un enfant. On pourrait alors spéculer et dire que le feu a quelque chose d’un élément naturel retenu en arrière dans son évolution, un être que, pour reprendre l’expression de Méphisto lui-même, le mal se serait gardé, c’est-à-dire aurait tenu à l’écart du cours normal du temps. Le feu serait alors, dans la cosmogonie goethéenne, un élément retardé de l’évolution naturelle, et le décalage entre ce qu’il est resté et ce qu’est devenu la nature lui conférerait son pouvoir de destruction.

On remarquera particulièrement ce lien de Méphistophélès au feu en tant que principe de destruction lors de l’apparition, à la fin du Second Faust de la bouche de l’enfer :

“MÉPHISTOPHÉLÈS (…)

(L’horrible gueule de l’enfer s’ouvre à gauche)

Les crocs s’entre-baîllent, de la voûte du gouffre

Jaillit avec furie un torrent de feu

Et, à travers les lourdes vapeurs bouillonnantes de l’arrière-fond,

J’aperçois la ville de flammes dans son embrasement éternel.

La vague rouge déferle, en avant, jusqu’aux dents,

Des damnés espérant le salut, nagent vers l’issue ;

Mais la hyène colossale les reprend et les broie,

Et ils recommencent dans l’angoisse leur voie brûlante. ” 109

Il ne s’agit donc pas du feu en tant qu’élément de la nature mais en tant que principe de la destruction, en tant qu’incarnation visible d’un néant actif, en tant que vision imaginative de l’essence de la Mort.

Le feu est l’élément méphistophélique, car son activité naturelle repose sur ce principe de destruction de la nature.

2 – Méphistophélès et le principe de manifestation naturelle

La première apparition de Méphisto est particulièrement importante pour le sujet qui nous intéresse, car le diable va révéler son lien avec la création de la terre.

Dans cette scène, on peut dire que Méphisto révélera le principe originel et macrocosmique de son action : son lien avec l’homme sera seulement envisagé dans la scène suivante.

Tout d’abord, sous la contrainte de Faust, Méphisto révèle son lien avec ce qui est créé :

“MÉPHISTOPHÉLÈS

Je suis l’Esprit qui toujours nie.

A bon droit, car enfin, ce qui va se créant

Ne mérite à coup sûr que d’aller au néant

Vaudrait-il pas mieux ne rien faire,

Qu’il n’y eût point création ?

Ce que vous appelez péché, destruction,

En bref le Mal, voilà tout juste mon affaire.” 110

Ce que Méphistophélès veut dire par ces paroles énigmatiques, c’est que son rapport à la création se fonde sur un regard percevant l’imperfection de toute manifestation sensible.

Méphistophélès perçoit en quoi toute créature n’est pas parfaite et, de ce fait, mérite d’être détruite.

Cette pensée est plus profonde qu’il n’y paraît car Goethe lui-même, dans la Métamorphose des Plantes, montrait que la plante originelle ne se manifeste pas dans le monde sensible mais que seulement l’un où l’autre de ses aspects peut apparaître chez l’une ou l’autre espèce de plante :

“Dans la perspective de l’observateur qui prend pour point de départ ce que voient de la plante ses yeux de chair, l’ « idée » est à la fois présente et absente. Présente virtuellement en chacun de ses organes : sinon tous, du moins beaucoup d’entre eux peuvent donner naissance à une nouvelle plante (d’où les procédés de bouturage, marcottage, etc.). Absente aussi : aucun organe particulier ne peut prétendre manifester, dans sa forme achevée, l’idée de la plante.” 111

La Urpflantze ne se manifeste donc jamais complètement dans une plante particulière. La plante est donc toujours moins parfaite que l’idée de la plante qui se manifeste à travers elle. Et il en va de même de tous les êtres vivants appartenant au règne naturel, car tous sont la manifestation partielle d’un même principe primordial :

“Nous serions donc en mesure d’affirmer sans crainte que tous les êtres organiques ayant atteint une certaine perfection, par quoi nous entendons les poissons, amphibiens, oiseaux, mammifères et l’homme à la tête de ces derniers, sont formés d’après une seule et même image primordiale (Urbild) ; celle-ci simplement varie plus ou moins dans ses partie, très constantes, et chaque jour encore se déploie et se transforme par la reproduction.” 112

C’est pourquoi Méphistophélès est tout à fait dans son bon droit lorsqu’il constate l’imperfection de toute chose vivante dans le monde.

On peut expliquer le comportement de Méphistophélès de la manière suivante : Méphistophélès est un être qui porte en lui la conception des êtres comme seule elle peut exister dans la sphère des principes idéels, c’est-à-dire, comme nous aurons l’occasion de le voir dans notre étude ultérieure de la scène Galerie sombre, dans la sphère macrocosmique des étoiles fixes ou « royaume des Mères ».

Mais Méphistophélès, dans le champ terrestre, est incapable de comprendre le principe de la manifestation et la nécessaire imperfection des choses qui l’accompagne. Sa nostalgie de la perfection des choses idéelles le pousse à détruire leurs manifestations sensibles imparfaites.

On peut donc dire que Méphisto agit en vertu d’une confusion des plans, parce qu’il voudrait que le microcosme terrestre soit à l’image du macrocosme stellaire dont il est profondément nostalgique.

Méphisto refuse la création et la nature parce qu’il ne comprend pas le principe de la manifestation.

3 – Méphistophélès et les origines de la nature

Ce que nous venons de voir nous permettait de comprendre la relation de Méphisto avec ce qui est, c’est-à-dire avec la nature telle qu’elle a évolué jusqu’à nos jours. La tirade qui suit explicitera le rapport de Méphisto avec les origines et la fin du monde, le commencement de la nature et sa fin ultime.

Ce passage se fait bien entendu l’écho de l’étude du prologue de l’Évangile de Jean que Faust étudiait au début de la scène. Ici, nous avons en quelque sorte le même épisode de la création divine, mais vu par Méphisto :

“Je ne te dis que l’humble vérité.

Quand l’homme, ce petit univers de folie,

Se prend, lui, pour un tout… Je suis une partie

De la part qui fut tout dans le commencement,

Part des Ténèbres, d’où la Lumière est sortie,

Elle qui par orgueil revendique le rang

De sa mère la Nuit, lui dispute l’espace

Et n’y réussit point, pourtant, quoi qu’elle fasse,

Car elle adhère aux corps, ne peut plus en partir,

Jaillit des corps et vient tous les corps embellir.

Un corps l’entrave dans sa route

De sorte – c’est mon voeu- qu’on la verra sans doute

Avec les corps s’anéantir.” 113

Il n’est pas aisé de comprendre cette déclaration de Méphisto, sauf si nous l’éclairons à l’aide des images de la religion manichéenne. En effet, pour comprendre ce que dit Méphisto lorsqu’il affirme que la Lumière est sortie des Ténèbres, il faut se référer à la doctrine manichéenne qui affirmait que l’univers s’est peu à peu créé par décantation, par séparation progressive des deux mondes, de la lumière et des ténèbres. Au départ était quelque chose d’uniforme et de sombre dans lequel tout était contenu, puis les différents éléments qui le constituaient se sont séparés, puis opposés.

Méphisto revendique donc la pérennité des Ténèbres sur la Lumière au sens de la religion manichéenne qui disait qu’à l’origine, la lumière était contenue (intégrée) dans les ténèbres. C’est le sens de ces mystérieuses fractions que Méphisto effectue et qui n’ont aucun sens du point de vue algébrique :

“Je suis une partie

De la part qui fut tout dans le commencement.” 114

Méphisto peut se définir comme une part de la part qui était au commencement le tout, parce que son être a procédé d’une division progressive d’une substance originelle naturelle qui au départ était obscure.

En ce sens, il est tout à fait légitime de concevoir Méphistophélès comme un être appartenant de plein droit à la nature, du moins par son origine.

4 – Méphistophélès et la fin du monde

Le voeu de Méphisto, tel qu’il apparaît dans la suite de la tirade, exprime clairement le but de l’esprit du mal en ce qui concerne la nature :

“Part des Ténèbres, d’où la Lumière est sortie,

Elle qui par orgueil revendique le rang

De sa mère la Nuit, lui dispute l’espace

Et n’y réussit point, pourtant, quoi qu’elle fasse,

Car elle adhère aux corps, ne peut plus en partir,

Jaillit des corps et vient tous les corps embellir.

Un corps l’entrave dans sa route

De sorte -c’est mon voeu- qu’on la verra sans doute

Avec les corps s’anéantir.” 115

Ici se révèle un autre aspect de la connaissance goethéenne de la nature. Méphistophélès perçoit en quoi la lumière est unie à la corporéïté. Il serait bien entendu erroné de considérer la lumière, telle que la décrit Méphisto, comme la simple lumière qui émane des astres, du soleil ou du feu, la lumière que l’on étudie avec le prisme. La lumière dont il est question ici est bien plus subtile, il s’agit de la lumière qui adhère aux corps, qui jaillit des corps.

Il n’existe qu’un seul exemple dans tout le Faust de manifestation d’une telle lumière à partir du corps, elle se trouve dans la première scène, lors de la manifestation de l’Esprit de la Terre :

“Un nuage, là-haut, se forme ;

La lune a voilé sa clarté,

La lampe file. Des vapeurs

Montent. Autour de ma tête

S’allument de rouges rayons .” 116

Dans ce moment de manifestation du surnaturel, Faust perçoit une lumière qui émane de sa propre tête, une lumière rouge qui fuse de son corps.

On peut dire que la lumière dont il est question ici est celle de la Vie. C’est la lumière qui pénètre les corps afin que ceux-ci soient animés.

Il s’agit d’une lumière surnaturelle, invisible à l’oeil nu, présente dans les corps afin de leur insuffler la vie.

Mais, comme le dit Méphisto, cette lumière est prisonnière du corps dans lesquels elle se manifeste. Elle est « entravée » dans sa route par la corporéïté.

Nous devons donc réviser ce que nous disions précédemment au sujet de l’incompréhension du principe de la manifestation par Méphisto : d’un certain point de vue, celui de l’origine, Méphisto est incapable de saisir l’idée de manifestation car c’est un nostalgique de l’idéalité parfaite des êtres ; d’un autre point de vue, celui de la fin du monde, Méphisto comprend le principe de la manifestation parce qu’il veut retenir prisonnière la lumière dans la corporéïté afin qu’elle sombre avec la matière dans sa destruction finale.

Nous pouvons schématiser brièvement ce que nous venons de voir afin de mieux cerner l’être méphistophélique dans son double rapport à la création :

• Origine de la nature et Méphistophélès : nostalgie de l’idéalité parfaite – Magnification de la sphère céleste – incompréhension du principe de manifestation.

• Fin de la nature et Méphistophélès : espoir de l’anéantissement de la lumière surnaturelle qui participe à l’évolution des corps dans l’anéantissement final des corps – Magnification de la sphère terrestre – compréhension et volonté de détournement du principe de la manifestation.

5 – La lumière naturelle, prisonnière des corps et l’action libératrice de l’art et de la connaissance

Les corps sont voués à l’anéantissement, c’est pourquoi, en retenant la lumière prisonnière des corps, Méphisto peut espérer anéantir la lumière.

Si nous voulons comprendre ce point, il nous faut à nouveau nous pencher sur l’oeuvre scientifique de Goethe, mais aussi sur sa conception de l’esthétique. En effet, pour Goethe, l’art et la science n’ont pas seulement pour fonction de révéler les lois de la nature, leur action est plus puissante puisqu’il s’agit de libérer ces lois prisonnières de la manifestation sensible :

“Or, qu’est-ce que connaître ? «Trouver, c’est parachever ce que l’on cherche», et par là nous réunir à l’univers. Ce processus, qui n’existe que par l’effort du sujet, n’en est pas moins un enrichissement, une transformation réelle de la nature. C’est ce que nous avons lu plus haut sous la plume de Goethe écrivant à Charlotte von Stein, dans sa jubilation, qu’il venait de découvrir la plante primordiale, «cette forme que la nature elle-même m’enviera». Effectivement. Car la plante primordiale, en tant que loi du végétal, est certes partout agissante en lui – mais l’être humain lui confère dans et par la connaissance une existence autonome. En cela le savant rejoint par sa productivité idéelle la productivité imaginative de l’artiste. «Le beau rend manifestes des lois secrètes de la nature qui, si elles n’apparaissaient pas, seraient restées éternellement cachées.»” 117

Connaître ou produire une oeuvre d’art, dans la perspective goethéenne, libère donc les forces et les lois qui sinon resteraient prisonnières de la nature. Pour le dire autrement, l’art ou la science affranchissent l’idée primordiale de son lien avec la manifestation sensible en la faisant passer, par l’acte de connaissance, à un autre statut d’existence.

Symboliquement, nous pourrions aussi dire que l’artiste, ou le scientifique, libère la lumière des corps.

Nous pouvons donc comprendre la raison profonde pour laquelle Méphisto s’attaque à Faust durant toute la pièce : par son désir de connaître la nature, lui seul est en mesure de libérer la lumière primordiale, prisonnière de ses manifestations sensibles, et de la faire échapper ainsi au destin des corps, l’anéantissement final.

Faust, par son désir de connaître la nature, contrecarre les plans de Méphisto car il risque de faire échapper la nature à la destruction finale en libérant sa lumière surnaturelle immanente.

L’enjeu de la lutte entre Faust et Méphistophélès est donc bien la nature.

6 – Méphistophélès dans l’équilibre naturel

Cependant, il s’agit, autant pour Faust que pour Méphisto, d’un projet à très long terme, puisqu’il vise la fin des temps.

En ce qui concerne le présent, Méphistophélès s’intègre dans l’harmonie naturelle de la façon la plus parfaite, à son grand désespoir :

“MÉPHISTOPHÉLÈS

Et je n’en suis pas fort content,

Car ce qui s’oppose au néant,

Le quelque chose, ce sot monde,

Malgré mainte ruse profonde

Je n’en puis pas venir à bout :

Vague, feu, secousse ou tempête,

Terre et mer en dépit de tout

Retrouvent enfin leur assiette.

Quand au peuple maudit d’hommes et d’animaux,

Vainement contre eux je calcule.

Combien j’en ai déjà couché dans leurs tombeaux !

Et toujours un sang frais, un sang nouveau circule

Et tout se reproduit ! C’est à devenir fou :

De l’air, de la terre et de l’onde,

Mille germes naissent partout ;

Humide, sec, froid, chaud, tout se féconde.” 118

Malgré son appartenance au principe de destruction, Méphisto est totalement intégré dans le cycle naturel. Car il représente le principe de mort et ce principe est inhérent à la vie. C’est pourquoi, pour le moment, le travail de Méphisto est un perpétuel recommencement sans espoir de réussite. La fin des temps verra se concrétiser son voeu de destruction générale des corps mais, pour l’heure, le principe de destruction est en parfait équilibre avec le principe de création.

C’est pourquoi Faust peut faire de l’ironie lorsqu’il comprend dans quelle situation se trouve Méphistophélès :

“FAUST

A l’éternelle et salutaire

Force de la création,

Tu voudrais opposer le poing froid du démon

Crispé dans sa vaine colère !

O fils étrange du Chaos,

Entreprends donc quelque autre ouvrage.” 119

Cependant, ce que Faust ne comprend pas, c’est le rôle qu’il joue dans le drame de Méphistophélès pris au piège de l’équilibre naturel entre vie et mort. Car Méphistophélès a, lui aussi, conscience de la vanité de son entreprise. C’est la raison pour laquelle il cherche à rencontrer Faust et le « quelque autre ouvrage » dont il sera question, c’est-à-dire le pacte, doit être replacé dans ce contexte du conflit de Méphistophélès avec la nature.

Méphistophélès, ne parvenant pas à rompre en sa faveur la loi de l’équilibre naturel entre création et destruction, cherche une solution en tentant de prendre possession de l’âme de Faust après sa mort.

Comment la perversion de Faust permettrait à Méphistophélès de faire en sorte que le principe de destruction l’emporte sur l’équilibre naturel, c’est là un mystère que nous ne pouvons pas déchiffrer pour le moment. Néanmoins, nous pouvons affirmer qu’il existe un lien entre ces deux faits : la perversion de Faust par Méphistophélès provoquerait, dans la nature, une prééminence des forces de destruction.

Conclusion partielle

Ce texte explicite donc la relation de l’être méphistophélique avec la nature : une relation très complexe dont les motivations remontent à l’origine de la création et trouvent leurs justifications au regard de la fin des temps.

Ce qu’il nous faut reconnaître, c’est l’ambivalence de Méphistophélès dans son rapport avec la nature : d’un côté épris de la nostalgie de la sphère des fixes (de l’éternité et de la perfection), de l’autre rêvant de la destruction finale de toute corporéïté entraînant vers l’abîme la lumière surnaturelle elle-même.

Méphistophélès, dans son rapport à la nature, est donc lié, d’une part au monde stellaire, et d’autre part au monde terrestre.

Mais il est une sphère qu’il ignore, c’est la sphère intermédiaire du mouvant, la sphère placée sous la logique temporelle de Gabriel, la sphère des planètes, la sphère où réside l’Esprit de la Terre.

Méphistophélès est un être bipolaire qui ignore la troisième sphère de l’univers, la sphère de l’Esprit de la Terre.

Cette nature bipolaire de Méphistophélès, dont nous avons pour notre part constaté l’existence au niveau de la cosmogonie goethéenne, Rudolf Steiner la signale au niveau de sa structure psychologique. Tout en nous gardant de confirmer ou d’infirmer cette thèse, car cela n’entre pas véritablement dans le cadre de notre propos, il nous semble cependant important de signaler ce point, constatant qu’il se trouverait en parfait accord avec nos conclusions présentes :

“Mais celui qui considère, dans leur plénitude, les expériences intérieures dont Goethe voulut inscrire le mystère en son Méphistophélès, celui-là ne découvre pas un seul adversaire spirituel de la nature humaine, il en découvre deux. L’un s’élève de notre nature sentimentale et volontaire, l’autre de nos facultés de connaissance. (…) L’être qui participe de la nature sentimentale et volontaire s’efforce d’isoler l’être humain du reste de l’univers en lequel il a pourtant la racine et la source de toute son existence. Il persuade à l’homme qu’il peut poursuivre seul son chemin en s’appuyant tout entier sur lui-même, sur son être intérieur. (…) En tant que personnification dramatique, cette puissance peut être nommée le « Tentateur luciférien de l’homme ». Elle agit à travers certaine forces de la nature humaine, lesquelles tendent constamment à renforcer l’égoïsme. Le second adversaire de la nature humaine puise sa force dans les illusions auxquelles l’homme s’expose par le fait qu’il perçoit un monde extérieur, et qu’il le synthétise en représentations de l’intelligence. (…) On peut, en souvenir d’une figure de la mythologie perse, nommer cette puissance l’esprit ahrimanien. (…) Les deux adversaires de la sagesse humaine – adversaire luciférien et adversaire ahrimanien – se présentent à l’homme au cours de son évolution d’une manière toute différente. Le Méphistophélès de Goethe porte des traits ahrimaniens bien marqués. Et cependant l’élément luciférien se trouve également présent en lui. Une nature telle que celle de Faust est beaucoup plus fortement exposée aux tentations d’Ahriman et à celles de Lucifer qu’une nature entièrement dépourvue d’expériences spirituelles.” 120

Si nous suivons l’hypothèse de Steiner, alors nous pouvons la compléter avec ce que nous avons découvert plus haut, à savoir la double relation de Méphistophélès, à la sphère céleste et à la sphère terrestre.

L’aspect « luciférien » de Méphistophélès s’expliquerait ainsi par sa relation nostalgique à la perfection de la sphère céleste, son aspect « ahrimanien » par sa participation aux processus de destruction de la sphère terrestre et à son rêve de voir s’anéantir, avec les corps, la lumière surnaturelle contenue par eux lors de la fin du monde.

CHAPITRE VIII

Nature et surnaturel

La logique interne de l’univers magique et surnaturel

A TRAVERS L’ÉTUDE DE L’ENSEMBLE DE LA PIÈCE

La notion de nature est, dans le Faust, étroitement liée à la notion de surnaturel. Car la nature, selon Goethe, est surnaturelle. En effet, dès lors que l’on aiguise ses sens en vue d’une cognition réelle de la nature et que l’on envisage les termes de la relation homme / nature, alors, toujours selon Goethe, on aperçoit dans la nature les forces et les êtres invisibles qui la constituent.

C’est la raison pour laquelle, dans le Faust, nous sommes à la fois dans un univers naturel et un univers magique. La magie n’est que l’expression de la face cachée de la nature.

Ainsi, si nous voulons véritablement comprendre la nature dans le Faust, il nous faut envisager la cohérence de l’univers magique présenté par Goethe. Car cet univers, quoique magique, a sa rationalité.

1 – Les lois du monde surnaturel

Le fait que l’univers surnaturel ait une cohérence profonde nous est déjà apparu lors de notre étude des trois sphères cosmiques. Mais la notion de loi est moins évidente à comprendre. En effet, la magie semblerait être, au contraire, un moyen de lever les obstacles et d’esquiver les lois du monde.

Pourtant, Goethe pose clairement des principes auxquels les êtres surnaturels eux-mêmes ne sauraient déroger. Il s’agit même de l’une des découvertes primordiales de Faust lors de sa rencontre avec Méphisto :

“(…) MÉPHISTOPHÉLÈS

Mais, si tu le permets, je voudrais disparaître.

FAUST

Pourquoi le demander ? Je ne te comprends pas.

J’ai pu maintenant te connaître,

Reviens lorsque tu le voudras.

Voici la porte, la fenêtre,

Même la cheminée est à toi, dans ce cas.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je l’avoue, un petit obstacle,

M’empêche de prendre congé :

Là, sur votre seuil, ce pentacle…

FAUST

Mon pentagramme ainsi peut t’affliger ?

Mais, dis-moi, fils de la Géhenne,

Comment donc entras-tu si ce signe te gêne ?

Un esprit tel que toi put-il être abusé ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Examine de près : il est mal disposé ;

L’angle qui regarde la porte

Est trop ouvert ; on ne peut le nier.

FAUST

Le hasard aurait fait en sorte

Que tu fusses mon prisonniers

Et j’aurais réussi ce coup sans m’y connaître ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Notre barbet, entrant et bondissant,

N’a rien vu ; mais l’affaire est tout autre à présent.

FAUST

Pourquoi ne pars-tu pas, alors, par la fenêtre ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Spectres ou diables, nous avons pour loi

De ressortir par où nous nous glissâmes :

Esclaves pour sortir quand libres nous entrâmes.

FAUST

Même l’enfer posséderait un droit ?

Fort bien ; l’on pourrait donc conclure un pacte

Avec vous, messeigneurs, en toute sûreté ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

De ce qu’on te promet, rien n’est jamais ôté ;

On t’en assurera la jouissance exacte.” 121

Faust découvre donc que Méphisto obéit à une rationalité interne et que, de ce fait, il doit respecter des lois.

L’expression de Méphisto «le premier acte est libre en nous, nous sommes esclaves du second»122 (traduction de Gérard de Nerval), nous renseigne même sur la nature de cette rationalité à laquelle le monde des esprits doit obéir. Il ne s’agit pas pour les esprits d’obéir à des lois plaquées de l’extérieur, à des ordonnances divines contraintes. Les esprits n’obéissent pas aux lois divines de la même façon qu’un citoyen aux lois de son pays. Les esprits obéissent à cette rationalité car elle est celle de leur propre être. Quand Méphisto décrit cette loi de l’acte libre qui devient ensuite contraint, il se décrit lui-même dans sa nature la plus profonde.

La rationalité de l’univers surnaturel est de type ontologique et non législatif.

C’est pourquoi, il est juste de dire que l’univers surnaturel de Goethe a des lois, mais il faut aussitôt en préciser l’essence. L’obéissance aux lois du monde surnaturel est absolument naturelle pour les esprits, car ce sont les lois de leurs propre êtres.

Ce qui nous permet de poser une différence fondamentale entre l’homme et les esprits, à savoir la notion de liberté. Faust est libre par rapport à ce monde surnaturel en ce sens que, si les lois s’imposent à lui, ce ne peut être que de manière externe. Il n’est pas déterminé ontologiquement et c’est la raison pour laquelle il peut faire l’objet d’un pari entre Méphistophélès et Dieu le Père.

Ce passage nous a donc permis de découvrir un point important constituant l’univers surnaturel du Faust, à savoir que celui-ci obéit à une rationalité et que cette rationalité est de type ontologique.

2 – La limitation de la puissance

A l’idée de magie est souvent liée l’idée de toute-puissance. Le Faust bouscule cette idée reçue en montrant que, au contraire, si la magie donne bien une puissance qui est hors du commun, cette puissance est néanmoins limitée.

Ainsi Méphisto, qui, pour permettre la séduction de Marguerite, a été déterrer un trésor, accomplit là un acte qui lui coûte et qu’il n’a pas volontiers envie d’effectuer de nouveau quand il apprend que le prêtre a confisqué ce qui était destiné à la promise de Faust :

“FAUST

Ce chagrin ressenti par mon amour m’afflige.

Trouve une autre parure et l’apporte à l’instant.

La première, après tout, n’avait rien du prodige.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Mais oui ! Pour Monseigneur tout n’est qu’un jeu d’enfant.

FAUST

Démène-toi pour moi ! Travaille !

A la voisine aussi tu dois t’intéresser.

Ne sois pas un diable de paille !

Apporte les nouveaux bijoux, pour commencer.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Certes, monsieur, sans nul problème ! (Faust sort.)

Cet amoureux fou sans pareil

Vous tirerait en l’air lune, étoiles, soleil,

Pour divertir celle qu’il aime.” 123

Méphisto ne ment pas lorsqu’il déclare éprouver des difficultés à renouveler ses prodiges. Il oeuvre en effet dans un univers qui procède selon une certaine logique et sa magie ne consiste pas à faire jaillir les choses du néant. Le principe de son action magique est au contraire le suivant : il utilise ce qui est pour parvenir à ses fins. Invoquer des esprits ou faire apparaître un trésor relève d’un même processus : se servir des forces et des êtres qui existent déjà.

C’est pourquoi cette magie ne saurait être que limitée, et Méphisto le souligne lui-même :

“MÉPHISTOPHÉLÈS

Je te conduirai et écoute ce que je puis faire. Je n’ai pas tout pouvoir au ciel et sur la terre. Je troublerai les sens du geôlier, toi, prends ses clés et libère-la de ta main. Je veille. Les chevaux magiques sont prêts, je vous enlève. Voilà ce que je puis.” 124

Le pouvoir magique est donc assigné à des contraintes, à des limitations. Certes, on connaît ce principe dans la plupart des contes, mais ici il revêt un caractère plus subtil : la magie de Méphisto est limitée pour que Faust puisse en sentir le manque. C’est d’ailleurs le constat que Faust fait à la fin de sa vie. La magie lui a été utile, mais elle façonne l’intelligence de manière à la rendre conforme à ce qu’elle veut en faire :

“FAUST

Si je pouvais écarter de mon sentier la magie,

Désapprendre à jamais formules et sortilèges,

Si je me tenais, ô Nature, face à toi, rien qu’homme,

Alors cela vaudrait la peine d’être une créature humaine.

Homme : je le fus naguère, avant de chercher dans l’obscur,

Avant d’avoir, par une parole sacrilège, maudit le monde et moi.

Maintenant l’air est si plein de ce sabbat de fantômes,

Que nul ne sait comment il pourrait y échapper.

Quand bien même le jour nous sourit, clair et sensé,

La nuit nous enserre dans le tissu du rêve ;

Nous rentrons, joyeux, de la campagne rajeunie,

Un oiseau croasse ; que croasse-t-il ? Malchance.

Captifs à tout instant dans les rets de la superstition :

Nous voyons partout signes, apparitions, avertissements.

Et ainsi, intimidés, nous nous trouvons seuls.

La porte grince, et personne n’entre.” 125

Pénétrer dans un univers magique et utiliser la magie est donc à double tranchant : la magie apporte une aide limitée afin que l’intelligence se plie à la logique de son univers à force d’en sentir la dépendance.

La rationalité magique est réelle, mais elle a pour effet d’étouffer la raison humaine. La rationalité de l’univers magique est accessible à l’entendement mais l’homme pensant ne s’y sent pas libre. La rationalité magique est la prison de la raison.

3 – Les rapports de forces et les rapports théâtraux

Cette logique de la magie n’est pas seulement propre à Méphistophélès. En effet, tous les êtres magiques ou surnaturels font partie d’un univers où, comme nous l’avons vu, la magie est limitée. De fait, c’est leur propre pouvoir qui est limité. Les créatures du monde surnaturel du Faust sont des créatures aux pouvoirs toujours bornés, c’est pourquoi elles se redoutent les unes les autres et craignent pour elles-mêmes.

Or, il est intéressant de constater que les créatures surnaturelles du Faust pallient à la limitation de leur pouvoir par l’instauration de rapports théâtraux. Il est possible de s’en rendre compte grâce à la scène où Faust contraint Méphisto à apparaître sous forme humaine. Au-delà des formules magiques qu’il prononce, on peut surtout sentir que sa magie réside dans l’autorité qu’il sait faire retentir à travers ses propos, à la crainte qu’il sait inspirer à Méphisto :

“FAUST

Derrière le poêle, à sa place,

Il s’enfle toujours, triomphant.

Le voilà comme un éléphant

Occupant bientôt tout l’espace.

Voici qu’en brouillard il se fond !

Ne monte pas jusqu’au plafond

Et reviens aux pieds de ton maître !

Je ne menace pas en vain,

Car je puis t’asperger avec le feu divin.

N’attends donc pas de voir paraître

De la triple clarté les éblouissements,

N’attends pas le plus fort de mes enchantements !126

Les rapports de force entre les êtres capables de magie reposent donc pour une bonne part sur des rapports théâtraux. L’exemple cité relate certes un conflit entre un homme et le surnaturel, mais notre analyse s’avère aussi pertinente en ce qui concerne les êtres surnaturels entre eux :

“MÉPHISTOPHÉLÈS

Me reconnaîtras-tu, squelette, épouvantail ?

Reconnaîtras-tu bien ton seigneur et ton maître ?

Ou dois-je, ma parole, en colère me mettre,

T’écraser, toi, tes chats et tout ton attirail ?

N’as-tu plus de respect devant le pourpoint rouge ?

Et là sur mon chapeau, ne vois-tu pas que bouge

Une plume de coq ? Aurais-tu tant de mal

A distinguer les traits de mon visage d’homme ?

Faudra-t-il donc que je me nomme ?

LA SORCIÈRE

Ah ! Seigneur, pardonnez l’accueil un peu brutal,

Mais je n’aperçois pas votre pied de cheval

Et de vos deux corbeaux je ne trouve pas trace.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Pour cette fois, je te fais grâce

Et, je l’avoue honnêtement,

Nous ne nous sommes vus depuis un long moment ;

Puis la culture aussi, dont tout le monde s’orne,

Ne pouvait pas laisser le diable de côté ;

Du fantôme nordique il n’a rien subsisté

En fait de queue ou de griffe ou de corne.

Quant à mon pied, je l’ai certes toujours,

Mais dans le monde, il était peu commode.

Tels les jeunes gens de nos jours,

Des faux-mollets j’ai donc suivi la mode.” 127

Ce passage illustre parfaitement cette théâtralité du rapport entre les êtres surnaturels. La sorcière attaque en effet Méphisto parce qu’elle ne le reconnaît pas dans les habits qu’il porte. C’est-à-dire qu’il porte, pour la sorcière, un costume inapproprié à son être.

Les rapports magiques sont donc non seulement théâtraux au niveau du jeu, mais aussi au niveau des accessoires mêmes de la théâtralité : les costumes.

Il est même permis d’affirmer que, dans cet univers magique, chacun a conscience de jouer un rôle. Le tout est de savoir reconnaître quels rôles jouent les autres personnages magiques que l’on rencontre afin de ne pas nuire à la pièce.

En quelque sorte, dans l’univers magique du Faust, les rapports entre créatures surnaturelles tiennent à la fois du jeu dramatique et du jeu social : le costume est autant un déguisement qu’un signe de reconnaissance.

Dans l’écriture de Goethe, on retrouve maintes fois ce goût des créatures surnaturelles pour la théâtralité (dans la Nuit de Walpurgis, elles vont même jusqu’à improviser une pièce). Mais il s’agit d’une théâtralité d’«amateur», un jeu entre la convention et l’art. Les entités surnaturelles jouent entre elles à faire du théâtre comme des enfants qui se prendraient à leur jeu.

4 – Une pluralité de logiques d’univers magiques dans le Faust

Cependant, tout en construisant méticuleusement un monde magique et sa logique interne, Goethe a la subtilité de montrer que cette logique d’univers magiques n’est pas absolue et qu’elle peut brusquement changer.

La logique de l’univers magiques est, en quelque sorte, de type conventionnel, au même titre que les lois et les moeurs d’un pays.

C’est pourquoi, lorsque Méphisto se trouve plongé dans l’univers de la Nuit de Walpurgis Classique, il se sent mal à l’aise, il réagit gauchement en face des événements qui se produisent. Méphisto est même incapable de voir dans cet univers de la Nuit de Walpurgis Classique et doit faire appel à Homunculus. Celui-ci lui explique que, appartenant à une logique d’univers magique de type nordique, il est incapable de comprendre la logique magique de cet univers de la Grèce antique :

“MÉPHISTOPHÉLÈS

Que de choses n’as-tu pas à raconter !

Pour petit que tu sois, tu est un bien grand visionnaire.

Je ne vois rien –

HOMUNCULUS

Je le crois bien. Toi, fantôme du nord,

Qui as grandi à l’époque des brouillards,

Dans le chaos de la chevalerie et de la prêtraille,

Comment ton oeil aurait-il la liberté voulue !

Tu n’es chez toi que dans l’obscurité.” 128

Il est par ailleurs remarquable que ce soient les habitants de l’univers magique de la Nuit de Walpurgis Classique qui remarquent par la suite eux-mêmes la non-conformité de Méphistophélès à leur univers :

“LE SPHINX (débonnaire)

Reste ici tant qu’il te plaira,

Mais toi-même seras poussé à nous quitter ;

Dans ton pays tu vaux quelque chose,

Mais si je ne me trompe, tu ne te sens pas à l’aise ici.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Le haut, chez toi, est bien appétissant à voir,

Mais, dans le bas, la bête me fait horreur.

LE SPHINX

Hypocrite ! tu es venu ici pour faire durement pénitence,

Car nos pattes sont saines ;

Tandis qu’avec ton pied de cheval rabougri

Tu ne te plais pas parmi nous.” 129

Les habitants de l’univers magique ont eux-mêmes conscience de la nature des rapports et des lois qui constituent leur univers ainsi que des limites de celui-ci.

En ce qui concerne Méphistophélès, le seul moyen pour lui de continuer à faire le mal dans cet univers sera de se déguiser en Phorkyade :

“UNE D’ELLE

Ferme un oeil, c’est facile ;

Exhibe ensuite une seule incisive,

Et de profil, tu parviendras tout de suite

A nous ressembler parfaitement comme frère et soeur.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Trop d’honneur ! Qu’il en soit fait ainsi !

LES PHORKYADES

Qu’il en soit fait ainsi.

MÉPHISTOPHÉLÈS (en Phorkyade, de profil)

Me voici déjà tout prêt,

Le fils bien-aimé du Chaos !

LES PHORKYADES

Filles du Chaos, nous le sommes sans conteste.

MÉPHISTOPHÉLÈS

On va me traiter maintenant, ô honte, d’hermaphrodite.

LES PHORKYADES

Dans la nouvelle trinité des soeurs, que de beauté !

Nous avons deux yeux, deux dents.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Au regard de tous il va falloir me cacher,

Je ferais peur aux diables dans le gouffre infernal. (Il sort.)” 130

Car la Phorkyade est l’incarnation de la laideur. Or, dans cet univers magique de la Nuit de Walpurgis Classique, le laid est l’équivalent du mal.

Goethe a donc su, dans son Faust, non seulement construire des univers magiques et leurs logiques internes, mais aussi montrer les difficultés que l’on éprouve pour passer d’une logique d’univers à une autre.

5 – Relativité de l’importance de la présence de l’univers magique dans le Faust

Toutefois, il convient de relativiser cette construction d’une logique propre à un ou à des univers magiques dans le Faust. Une grande partie des commentateurs, dont Bernard Lortholary dans la préface de l’édition de Jean Malaplate est l’un des plus exemplaires, ce sont attachés à montrer en quoi l’univers magique dans lequel évolue Faust est caractéristique de la période de transition de la Renaissance où s’interpénétraient la cosmogonie de l’Église, les croyances populaires, la résurgence de la Grèce antique, les nouvelles conceptions protestantes et l’avènement des premières notions scientifiques.

Certes, le Faust est bien un brassage de toutes ses logiques d’univers, magiques ou cosmogoniques de cette époque.

Mais le Faust est beaucoup plus que cela. Car, dès sa première apparition, Faust relativise tout le savoir qui lui vient du passé :

“FAUST

Ainsi donc, ô philosophie,

Et médecine et droit encor,

Hélas, et toi, théologie,

Je vous ai, d’un ardent effort,

Approfondis toute ma vie

Et je reste là, comme un sot,

Sans avoir avancé d’un mot.” 131

Faust ne se situe plus lui-même dans aucune des logiques d’univers qu’il connaît car il remet en question tout son savoir.

Pour bien comprendre ce point, il s’agit de voir comment se comporte Wagner par rapport à Faust devant le savoir. Wagner est en effet aussi érudit que Faust mais, à la différence de celui-ci, il ne remet pas en question son savoir. Or, nous pouvons voir que Wagner a parfaitement conscience de l’existence, autour de lui, d’un monde surnaturel, mais que les conceptions qu’il se fait de ce monde et la connaissance qu’il en a reposent sur des connaissances antiques.

Par exemple, Wagner met en garde Faust contre les esprits de l’air :

“N’évoque pas la meute bien connue

Qui rôde autour de nous dans les vapeurs du soir,

Qui de mille dangers harcèle, de la nue,

L’homme, sans qu’il puisse la voir.

Voici venir du Nord la mordante cohorte

Aux dents, aux langues de démons,

Les esprits étouffants que l’Orient apporte

Pour se nourrir de nos poumons,

Tandis que le midi du désert nous envoie

Ceux qui torturent de chaleur.

L’essaim de l’Occident nous réjouit le coeur

Mais bientôt champs et prés et nous-mêmes nous noie.

Ils aiment à écouter, mais nuire est leur plaisir ;

Ils aiment nous tromper en feignant d’obéir ;

Comme envoyés du Ciel toujours ils se présentent

Et d’anges ont la voix, mais surtout lorsqu’ils mentent.” 132

Wagner décrivait donc précisément l’action des esprits de l’air, avec cependant des concepts typiquement hérités d’une veille tradition du Moyen-Âge héritée elle-même de la Grèce antique : ils sont les esprits du Froid, du Sec, du Chaud et de l’Humide. C’est en ce sens que Wagner, en employant ces concepts aristotéliciens, pouvait parler d’une «meute bien connue».

La connaissance du surnaturel de Wagner existe, elle est vaste, mais, à la différence de Faust, elle s’appuie sur la tradition. C’est une connaissance de la nature purement livresque, même si elle n’en contient pas moins des descriptions qui s’avèrent parfaitement exactes. Wagner vit encore dans une cosmogonie mentale et une représentation de la nature issue de l’antiquité.

Lorsqu’on cherche à cerner précisément le personnage de Faust, on s’aperçoit que lui aussi est un grand connaisseur de l’héritage de l’antiquité et que, de ce fait, sa représentation de la nature et de la surnature est complexe.

La différence entre Faust et Wagner tient à ce que le premier ne veut plus d’une conception du monde surnaturel héritée des anciens, il veut découvrir la nature et le surnaturel par lui-même afin de la connaître.

C’est pourquoi il lui faut même procéder à la destruction totale de la conception du monde antérieure.

Or, au moment où Faust détruit cette ancienne conception du monde, un choeur d’Esprit se fait entendre :

“CHOEUR DES ESPRITS (invisible.)

Hélas, hélas !

Vois, le beau monde,

Ta main puissante

L’a mis à bas ;

Tu l’as détruit,

Il croule, il tombe,

Terrassé par un demi-dieu.

Dans le néant

Nous portons sa ruine

En lamentant

Tant de beauté perdue.

O toi, le plus puissant

Des enfants de la terre,

Éblouissant

Refais-le, pierre à pierre.

Reconstruis-le

Dans ta poitrine.

Alors, peut-être,

Une nouvelle vie

Voudra renaître

En traits plus beaux,

Bientôt suivie

De chants nouveaux.” 133

Ce Choeur d’Esprits invisibles rend compte de cette destruction d’univers. Mais il rend aussi compte de la tâche future de Faust, qui sera de «reconstruire un monde nouveau dans sa poitrine». C’est-à-dire que la tâche de Faust devra être de fonder une nouvelle conception du monde et de la nature. Mais cette conception ne devra pas être seulement de nature intellectuelle, elle devra pouvoir être comprise et portée au niveau de la sphère des sentiments individuels.

A la conception du monde surnaturel hérité du passé, Faust aura donc la tâche de substituer une nouvelle conception qui ne doive rien à l’extérieur. Il s’agit là d’un bouleversement radical en ce qui concerne la logique de l’univers magique.

C’est pourquoi, malgré tout ce qui a pu être dit dans ce chapitre concernant l’univers magique tel qu’il se montre de façon ostentatoire dans le Faust, il convient néanmoins de relativiser notre propos car Faust est justement l’aventure de celui qui rejette les anciennes conceptions de l’univers pour se forger la sienne.

Conclusion partielle

L’univers magique du Faust est donc un univers rationnel, au sens où il obéit à des lois que les entités surnaturelles respectent par conformité ontologique avec eux-mêmes.

Dans cet univers, les rapports magiques sont semblables à des rapports théâtraux.

Toutefois, on observe dans le Faust comment Goethe met en place une pluralité d’univers magiques et les changements de logique qu’il faut opérer pour passer de l’un à l’autre.

Mais le faust ne peut être seulement compris comme d’une pluralité d’univers magiques, culturels ou religieux. Car le Faust est l’aventure d’un homme qui tente de reforger une conception du monde sur les ruines de celle qu’il a hérité du passé.

C’est pourquoi nous pourrions caractériser l’oeuvre de Goethe comme une tentative visant à rénover la conception aristotélicienne de la nature.

La cosmogonie et l’épistémologie goethéennes dans le Faust visent à « reconstruire » un monde naturel, comme Aristote en avait conçu un, mais en dépassant l’héritage de la conception aristotélicienne de l’univers.

NOTES DE LA PREMIÈRE PARTIE

1 Goethe – Métamorphose des plantes – Paris – Edition Triades – 1992 – page 104

2 Opus cité page 180

3Goethe – cité par Paul-Henri Bideau – in Goethe – Vendôme – Que sais-je ? – PUF – 1984 – page 121

4 Goethe – Maximes et pensées – Mondeville – Editions André Silvaire – 1992 – page 88

5Paul-Henri Bideau – in Goethe – Vendôme – Que sais-je ? – PUF – 1984 – page 122

6Goethe – Maximes et pensées – Mondeville – Editions André Silvaire – 1992 – page 124

7Goethe – cité par Paul-Henri Bideau – in Goethe – Vendôme – Que sais-je ? – PUF – 1984 – page 115

8Paul-Henri Bideau – in Goethe – Vendôme – Que sais-je ? – PUF – 1984 – page 111

9Goethe – Faust -traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 31

10 Opus cité page 31

11 Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection Bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – page 3

12Goethe – Traité des Couleurs – Clamecy – Editions Triades – 1990 – pages 71 et 72

13Goethe – Faust -traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 31

14 Opus cité page 31

15 Opus cité page 31

16 Opus cité page 31

17 Opus cité page 31

18Paul-Henri Bideau – in Goethe – Vendôme – Que sais-je ? – PUF – 1984 – page 114

19Goethe – Métamorphose des plantes – Paris – Edition Triades – 1992 – page 201

20 Goethe – Métamorphose des plantes – Paris – Edition Triades – 1992 – page 201

21Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 31

22 Opus cité page 31

23 Opus cité page 31

24 Opus cité page 28

25 Opus cité page 26

26 Opus cité page 26

27 Opus cité page 26

28 Opus cité page 26

29 Opus cité page 28

30 Opus cité page 27

31 Opus cité page 25

32 Opus cité page 30

33 Opus cité page 30

34 Opus cité page 26

35 Opus cité page 28

36 Opus cité page 28

37Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – page 5

38 Goethe – Traité des Couleurs – Clamecy – Editions Triades – 1990 – pages 259 à 264

39 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 28

40 Opus cité page 31

41 Opus cité page 28

42Goethe – Faust – traduction de Gérard de Nerval – Tours – GF Flammarion – 1964 – page 47

43Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 36

44 Opus cité pages 36 et 37

45Goethe- Métamorphose des plantes – Paris – Editions Triades – 1992 – page 321

46Goethe – Métamorphose des plantes – Paris – Editions Triades – 1992 – page 77

47Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 37

48 Opus cité page 37

49 Opus cité pages 37 et 38

50Goethe – Faust – traduction de Gérard de Nerval – Tours – GF Flammarion – 1964 – page 48

51 Opus cité page 49

52 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 38

53 Opus cité page 38

54 Opus cité page 28

55Opus cité pages 38 et 39

56Opus cité page 40

57Goethe – Métamorphose des plantes – Paris – Editions Triades – 1992 – pages 303 et 304

58 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – pages 39 et 40

59Goethe – Métamorphose des plantes – Paris – Editions Triades – 1992 – page 303

60 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 39

61Goethe – Métamorphose des plantes – Paris – Editions Triades – 1992 – pages 303 et 305

62Opus cité page 303 et 305

63 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 40

64Goethe – Métamorphose des plantes – Paris – Editions Triades – 1992 – page 201

65Opus cité page 101

66 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 44

67 Opus cité page 43

68 Opus cité page 79

69 Opus cité pages 79 et 80

70 Opus cité page 44

71 Goethe – Maximes et pensées – Mondeville – Editions André Silvaire – 1992 – page 29

72 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 45

73 Opus cité pages 47 et 48

74 Opus cité page 48

75 Opus cité page 48

76 Opus cité page 53

77Opus cité page 53

78 Goethe – Traité des Couleurs – Clameçy – Editions Triades – 1990 – page 72

79 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 58

80Opus cité page 53

81 Goethe – Traité des Couleurs – Clameçy – Editions Triades – 1990 – page 222

82 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 53

83 Goethe – Traité des Couleurs – Clameçy – Editions Triades – 1990 – page 1

84Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – page 4

85Opus cité page 4

86Goethe – Faust – traduction de Gérard de Nerval – Tours – GF Flammarion – 1964 – page 63

87Opus cité page 64

88 Goethe – Traité des Couleurs – Clameçy – Editions Triades – 1990 – page 81

89Goethe – Faust – traduction de Gérard de Nerval – Tours – GF Flammarion – 1964 – page 64

90Opus cité page 64

91Opus cité page 64

92 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 59

93Opus cité page 70

94Opus cité pages 70 et 71

95Opus cité page 71

97 Goethe – Traité des Couleurs – Clameçy – Editions Triades – 1990 – page 75

98 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 62

99Opus cité page 62

100Opus cité pages 62 et 63

101Opus cité page 63

102Opus cité page 63

103Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – page 78

104 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 63

105Opus cité pages 64 et 65

106Opus cité page 68

107Opus cité pages 104

108Opus cité pages 66

109Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – page 244

110 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 67

111 Paul-Henri Bideau – in Goethe – Vendôme – Que sais-je ? – PUF – 1984 – page 113

112Opus cité page 118

113 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 67

114Opus cité page 67

115Opus cité page 67

116Opus cité page 38

117 Paul-Henri Bideau – in Goethe – Vendôme – Que sais-je ? – PUF – 1984 – page 121

118 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – pages 67 et 68

119Opus cité page 68

120Rudolf Steiner – L’Esprit de Goethe – Genève – Editions Anthroposophiques Romandes – 1979 – Pages 68 à 70

121 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – pages 68 et 69

122Goethe – Faust – traduction de Gérard de Nerval – Tours – GF Flammarion – 1964 – page 71

123 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – pages 129 et 130

124Opus cité page 204

125Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – page 236

126 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 65

127Opus cité page 113

128Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – page 79

129Opus cité page 87

130Opus cité pages 113 à 115

131 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 35

132Opus cité page 59

133Opus cité pages 76 et 77

DEUXIÈME PARTIE

L’EXPLORATION DES MYSTÈRES DE LA NATURE

CHAPITRE I

L’animal et la nature

à travers l’étude de la scène : Cuisine de Sorcière

Après avoir mis en évidence les traits fondamentaux d’une cosmogonie et d’une épistémologie gothéennes dans cette première partie du Faust, nous pouvons passer à une exploration de la nature telle qu’elle se dévoile dans la suite de la pièce.

Dans la cuisine de la sorcière, Faust subit une sorte d’opération magique par laquelle va s’accomplir une rajeunissement physique et sexuel. Dans notre problématique, la scène de la cuisine de la sorcière est une plongée dans la sphère terrestre, dans son essence la plus intime et dans les forces qu’elle exerce.

1 – L’alternative entre le travail de la terre et la magie de la sorcière

D’emblée, une sorte de parallèle semble s’établir entre la terre et l’opération magique que va subir Faust. Car Faust, qui se méfie de la magie de Méphisto, essaye d’envisager une autre solution pour son rajeunissement :

“FAUST

Je me sens dégoûté de ta sorcellerie !

Me promets-tu que je pourrai guérir

Dans ce tourbillon de folie ?

Me faut-il vraiment recourir

Aux conseils d’une vieille femme

Et, par cette cuisine infâme,

Enlever trente ans à mon corps ?

Malheur à moi si tu n’as pas moyens plus forts !

Déjà, je perds toute espérance !

Quoi ! la nature ou quelque noble esprit

N’ont-ils pas découvert un baume de jouvence ?” 1

Méphisto se voit donc contraint d’évoquer l’autre solution possible à l’utilisation de la magie :

“MÉPHISTOPHÉLÈS

A présent, tu deviens plus sage, mon ami !

Oui ! pour rajeunir on peut suivre

Un procédé plus naturel ;

C’est un chapitre plein de sel,

Mais qui vient d’un tout autre livre.

FAUST

Dis-le moi.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Mais, sans doute ! un moyen sans argent,

Sorcellerie ou médecine !

Rends-toi bien vite dans un champ,

Laboure, creuse, herse, bine.

Toi-même et ton esprit, tiens-toi

Dans un cercle des plus étroit.

Mange choses simples et bonnes ;

Vis avec le bétail en bétail. Prends le temps

De toi-même fumer le champ que tu moissonnes,

C’est le moyen, si tu m’entends,

De perdre au moins quatre-vingts ans.” 2

L’alternative à l’utilisation de la magie est donc, ainsi que la définit Méphisto, le travail des champs, le contact avec la terre et les animaux. C’est-à-dire une relation avec la sphère terrestre d’ordre immédiat, un travail de la nature et une relation simple avec elle.

Cette relation, comme le précise Méphisto, permettrait à l’homme d’acquérir de nouvelles forces de jouvence, de nouvelles forces vitales.

C’est-à-dire que, si l’on suit cette logique, les forces vitales que va recevoir Faust dans cette scène par le biais de la magie, l’homme peut aussi les recevoir d’un contact direct avec la nature.

A la lumière de ce qui précède, il est donc possible de donner une définition de la magie dans le Faust : elle est un moyen non naturel pour entrer en relation avec les forces de la nature.

Mais, pour revenir à notre propos, ce passage nous apprend qu’il nous faut lire la scène de la sorcière comme une exposition d’un contact d’ordre magique avec la sphère terrestre.

2 – L’entendement et la logique de la sphère terrestre de la nature

Cependant, Faust renonce à la possibilité d’un contact naturel avec la sphère terrestre. La raison qu’il invoque est la suivante :

“Je ne saurais. Jamais ce ne fut mon affaire

Que de prendre la bêche en main ;

Vivre à l’étroit ne me vaut rien.” 3

Faust n’est pas en mesure d’entrer en contact naturellement avec la sphère terrestre et ses forces vitales car il n’est pas capable de tenir son esprit à l’étroit. Ce qui signifie que les forces vitales de la sphère terrestre éprouvent des difficultés à se transmettre à l’homme en raison de son intelligence.

C’est ainsi que, dans la première scène du Second Faust, on voit les elfes accomplir leur travail de régénérescence du corps de Faust lorsque celui-ci est endormi, c’est-à-dire lorsque son entendement n’est plus en activité.

De fait, toute la scène de la Cuisine de Sorcière peut être lue comme une sorte de processus consistant à neutraliser artificiellement, pour un moment, l’intelligence de Faust :

“LA SORCIÈRE (commence à lire le livre avec beaucoup d’emphase.)

Tu dois comprendre :

D’un faire dix

Et puis deux rendre

Et trois aussi :

C’est ta richesse.

Quatre, on le laisse.

Avec cinq, six,

A ma manière,

Fait sept et huit.

L’oeuvre est entière.

Neuf devient un,

Dix n’est aucun.

C’est la table de la sorcière.

FAUST

C’est la fièvre, je crois, qui la fait délirer.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Longtemps encor cela pourrait durer ;

Je connais la chanson complète ;

Le livre continue ainsi de bout en bout.

J’en ai jadis presque perdu la tête,

Car une absurdité parfaite

Laisse aussi dépourvu le sage que le fou.

Une antique et neuve recette :

L’art, aujourd’hui, comme autrefois,

Par Trois et Un, par Un et Trois

De remplacer le vrai par le mensonge,

De bavarder et d’enseigner parfois

Sans qu’à redire nul ne songe.

L’homme croit, en effet, lorsqu’il entend un mot

Qu’une pensée est là pour le suivre aussitôt.” 4

La sorcière demande à Faust de comprendre, ou du moins d’essayer de comprendre, les absurdités absolument illogiques qu’elle prononce parce que, en essayant ainsi de réfléchir à une chose impensable, l’esprit de Faust est en passe d’abdiquer. De fait, en lisant la suite du texte, on a véritablement l’impression que l’entendement de Faust chavire :

“LA SORCIÈRE (poursuivant.)

Haute puissance

De la science

A tout le monde bien cachée,

Tel qui n’y pense,

En récompense,

L’a sans l’avoir cherchée.

FAUST

Que nous dit-elle en sa fureur ?

Ma tête se brise. Il me semble

Ouïr cent mille fous ensemble

S’exerçant à chanter en choeur.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Suffit, suffit, excellente sibylle,

Apporte à présent ta boisson.” 5

Et c’est à l’instant où son intellect est inopérant que Faust est en mesure d’absorber le breuvage de jouvence de la sorcière. Méphisto y est attentif et semblait guetter ce moment de relâche des facultés raisonnables de Faust.

Ce passage nous a donc permis d’établir qu’il existe, dans la pensée de Goethe, un antagonisme entre les forces naturelles de la terre et l’entendement humain. Les premières ne pouvant agir sur l’homme que si l’entendement s’est retiré.

4 – Les animaux et le mal

Dans cette scène, il est également important de remarquer la présence énigmatique des singes. Cette présence est, bien évidemment, une sorte d’illustration du rapport de l’être humain à la terre qui, quand il se passe de manière naturelle, se fait par un contact avec les animaux.

Mais ici, on se trouve en face de « personnages » qui semblent représenter ce que devient un être vivant lorsque son être se situe dans une relation exclusive à la sphère terrestre.

En effet, cette relation à la sphère terrestre est elle-même représentée de façon allégorique à travers le jeu de scène des singes :

(Cependant les jeunes singes font rouler devant la scène une grande boule avec laquelle ils jouaient.)

LE SINGE

Voici le monde,

Il monte et tombe,

Roule longtemps,

Verre sonore,

Creux au-dedans,

Bientôt brisé ;

Là, là encore,

Tout irisé.

Je suis vivant !

Mon cher enfant,

Ne t’y fie pas,

Il faut mourir !

Boule d’argile,

Boule fragile,

Tombe en éclats.” 6

Cette grosse boule de cristal avec laquelle les animaux jouent, représente donc le monde, c’est-à-dire la sphère terrestre. Les animaux sont des êtres en relation étroite avec la sphère terrestre.

Cette appartenance, Goethe l’exprime d’une autre manière dans ses traités scientifiques. En effet, la découverte de l’os intermaxillaire chez l’homme avait fait longuement réfléchir Goethe au sujet de la différence homme / animal. Et, pour résumer sa pensée, nous pourrions dire que, pour Goethe, l’homme et l’animal sont tous les deux des êtres appartenant au règne naturel mais que l’animal y est prisonnier tandis que l’homme y évolue en conservant une certaine distance par rapport à celui-ci :

“En établissant que l’homme possède bien un os inter-maxillaire, Goethe n’hésite pas à intégrer l’homme dans la nature. Mais il montre aussi en quoi celui-ci la transcende dans sa forme même, porteuse de fonctions spécifiques. La nature «tient l’animal prisonnier par sa mâchoire», dont la conformation, en relation étroite avec celle de l’os intermaxillaire, commande sa nutrition – et par voie de conséquence, son mode de vie dans une large mesure. Cette emprise disparaît chez l’homme : l’os intermaxillaire «se retire modestement». Sans cette libération, pas de langage humain. Grâce à la découverte de l’os intermaxillaire, l’être humain apparaît, dans l’ordre des faits, placé à la fois dans la nature et au-dessus d’elle.” 7

On retrouve trace de cette conception particulière de l’homme dans les maximes de Goethe :

“Les animaux sont dirigés par leurs organes, disaient les anciens. A quoi je réponds : l’homme aussi, mais il peut diriger ces organes à son tour.” 8

Pour Goethe, la nature de l’animalité tient donc en une détermination totale du psychisme par le corps organique. Détermination qui rend impossible le recul de la raison. Or, il est intéressant de remarquer, dans cette scène de la Cuisine de la Sorcière, que les animaux expriment leur rapport à l’intelligence. Et ce rapport est celui d’une aspiration à la faculté de penser, d’un désir d’entendement :

LES ANIMAUX

C’est fait ! Nous parlons,

Voyons, entendons,

Rimons en personne ! (…)

Puis, si tout va bien,

S’il ne manque rien,

Ce sont des pensées.” 9

On peut donc dire qu’il y a, en l’animal, une aspiration première, mais irréalisable, à l’intelligence. Les animaux, dans la pensée de Goethe, voudraient devenir des êtres humains doués de raison.

Goethe parlait, dans ses maximes, de cette mystérieuse aspiration de l’animal à l’intelligence et à la liberté :

“Ainsi la forme détermine la manière de vivre de l’animal et la manière de vivre réagit avec puissance sur la forme. Mais à l’intérieur un esprit semble lutter avec violence, comme s’il voulait rompre le cercle, comme s’il voulait créer des formes et une volonté arbitraire, mais ce qu’il commence il le commence en vain.” 9bis

L’animal est comme enfermé dans sa corporéïté et cherche en vain à briser le cercle de la sphère terrestre qui le détermine, cercle dans lequel Méphistophélès voulait enfermer Faust pour le faire rajeunir.

En ce sens nous pouvons comprendre le rapport particulier de Méphisto au monde animal et à l’homme. En effet, dès sa première apparition au cours du Prélude au Ciel, Méphistophélès exprime le souhait que l’homme perde sa raison pour devenir semblable aux animaux et ainsi trouver le bonheur :

“MÉPHISTOPHÉLÈS

Je vois l’humanité, sa misère profonde

Et, tel qu’au Premier Jour tu l’avais mis au monde,

Le petit dieu d’en bas à lui-même est pareil.

Sans doute il vivrait mieux sans ta munificence

Qui des clartés du ciel lui donna l’apparence ;

Il la nomme raison mais il s’en sert si mal

Qu’il se ravale au rang du dernier animal.

Il est, quitte à blesser les âmes délicates,

Comme une sauterelle avec ses longues pattes

Qui saute et vole et saute et reprend son refrain.

S’il ne quittait, du moins, l’herbe où vous les créâtes !

Toujours le nez fourré dans un nouveau crottin !” 10

Méphisto voudrait que l’homme perde sa faculté pensante pour le faire devenir semblable à un animal. Car, une fois transformé en animal, Méphistophélès pourrait devenir le seigneur de la sphère terrestre, de même que l’Esprit de la Terre est celui de la sphère gabriélique et le Soleil celui de la sphère raphaëlique. C’est ce qui est symbolisé dans cette scène par le jeu de scène où les animaux intronisent Méphistophélès :

“(Faust regarde toujours dans le miroir. Méphistophélès, s’étalant dans le fauteuil et jouant avec le goupillon, continue à parler.)

MÉPHISTOPHÉLÈS

Comme un roi sur son trône et sceptre à la main,

Il ne manque plus que la couronne enfin.

(Les animaux, qui se sont livrés jusque-là à toutes sortes de contorsions, apportent à grands cris une couronne à Méphistophélès.)

Ne sois pas méchant !

De sueur, de sang,

Colle la couronne !

(Ils manipulent maladroitement la couronne et la cassent en deux morceaux avec lesquels ils sautent de côté et d’autre.)” 11

Si Faust en venait à abdiquer complètement sa raison et à se ravaler ainsi au rang d’animal, Méphistophélès pourrait devenir le seigneur de la sphère terrestre. C’est à la lumière de ce principe que nous pouvons comprendre pourquoi, à de nombreuses reprises dans la pièce, Méphistophélès se fait appeler, ou s’appelle lui-même, le maître des animaux. Ainsi, lorsque Méphisto invoque un rat pour venir le libérer du piège magique qui le retient prisonnier dans le laboratoire de Faust :

“MÉPHISTOPHÉLÈS

Mais il faut de ce seuil que le charme se lève ;

La dent d’un rat pourrait me servir d’instrument.

Je n’aurai pas besoin d’attendre :

L’un d’eux gratte alentour et saura bien m’entendre.

Moi, le Maître et Seigneur des souris et des rats,

Des grenouilles, des poux, des mouches, des punaises,

T’ordonne de sortir, sans faire d’embarras,

Et de ronger ce seuil.” 12

De même, Méphisto se fait appeler le Seigneur des insectes par les animaux eux-mêmes :

“CHOEUR DES INSECTES

Salut ! salut à toi,

O vieux patron !

Nous voltigeons et bourdonnons

Et te connaissons bien.

Un à un en silence

Tu nous as semés ici ;

Par myriades, père,

Nous arrivons en dansant.

La rouerie se dissimule

A merveille au fond du coeur,

Plus aisément se révèlent

Les poux de cette fourrure.” 13

Cette emprise de Méphisto sur le monde animal s’exprime donc tout au long de la pièce.

De sorte que nous pouvons compléter notre cosmogonie goethéenne de la manière suivante, en précisant les êtres dominant de chacune des sphères :

• sphère céleste de Raphaël : le Soleil

• sphère planétaire de Gabriel : l’Esprit de la Terre

• sphère terrestre de Michaël : Faust ou Méphistophélès.

C’est dans cette optique que peut être comprise la scène où l’âme de Faust est assaillie par les diables gras et les diables maigres après la mort. Ces diables expriment tout ce qui retient à la terre, ils représentent les forces de pesanteur de la psyché :

“MÉPHISTOPHÉLÈS (Aux gros diables à la corne courte et droite.)

Allons, maroufles pansus aux joues de feu !

Bien gras et luisants du soufre infernal où vous brûlez ;

Engoncés dans vos gros cous immobiles et courts !

Postez-vous ici, aux pieds, et voyez s’il ne se montre pas une lueur de phosphore :

C’est l’âme, c’est la Psyché ailée,

Plumez-la, il ne restera qu’un vilain ver ;

J’y apposerai mon sceau,

Alors, enlevez-la lestement dans les tourbillons de flamme !

Vous, outres ventrues, surveillez les régions basses,

C’est votre mission ;

On ne sait pas très au juste

S’il ne lui prend pas fantaisie d’y loger.

Elles s’installent volontiers dans le nombril –

Prenez bien garde qu’elle ne vous échappe par là.

(Aux diables maigres à la corne longue et courbe.)

Et vous longs escogriffes, chefs de file géants,

Prenez l’air, montez-y la garde sans trêve !

Bras tendus, toute griffes dehors,

Afin de saisir aussitôt au vol la fugitive.

Elle se trouve sûrement fort mal dans la vieille demeure.

Le génie va tout à l’heure émerger vers en haut.” 14

Les diables gras et les diables maigres ont pour fonction de veiller à ce que l’âme de Faust ne s’échappe pas en dehors de la sphère terrestre. Car si Faust restait prisonnier de la sphère terrestre, il deviendrait semblable à un animal – un ver – et le but de Méphisto serait atteint.

La question de l’animalité est donc au coeur du conflit entre Faust et Méphistophélès et l’enjeu en est la domination de la sphère terrestre.

Conclusion partielle

Pour formuler avec humour, ce que Goethe met au jour, on pourrait dire que l’animal est bête par ce que son être est confiné dans le cercle de la sphère terrestre et que son esprit est prisonnier de sa corporéïté.

Mais cette prison lui confère des forces de jeunesse auxquelles Faust va tenter, dans cette scène d’avoir accès pas le biais de la magie, perdant momentanément son intelligence pour absorber le breuvage de jouvence.

Si Faust se liait exclusivement et définitivement à la sphère terrestre, Méphistophélès se ferait introniser par les animaux et règnerait sur cette sphère cosmique de la nature.

La question du statut de l’animalité nous permet donc de résumer un aspect du drame de Faust.

CHAPITRE II

L’ÂME ET LA NATURE

À TRAVERS L’ÉTUDE DE LA SCÈNE : FORÊTS ET CAVERNES

1 – La découverte de l’âme de la nature

Le moment où Faust fait un pas capital dans son investigation de la nature se situe peu après sa rencontre avec Marguerite, au début de la scène Forêts et Cavernes. Si on lit attentivement ce texte, qui se présente comme une méditation sur la nature, on y découvrira en effet que la sensibilité de Faust envers la nature a soudainement éclos.

Faust fait en effet d’emblée la distinction entre la manière dont il est en train d’observer la nature et celle du scientifique :

“La Nature devint mon splendide royaume

Et je pus la goûter et je pus en jouir,

Non comme un visiteur qui froidement s’étonne :

Grâce à toi, j’ai pu voir jusqu’au fond de son âme,

Comme on regarderait dans le coeur d’un ami.” 15

Il s’agit d’une relation d’âme à âme, on pourrait aussi dire individu à individu.

Si nous cherchons à comprendre les raisons de la transformation du regard qui s’est opéré en Faust, nous devons avoir présent à l’esprit que cette scène succède à celle d’une rencontre avec Marguerite, et que la félicité que Faust exprime ici dans un lien nouveau avec le mystère de la nature est dû à l’écho persistant, dans ses sentiments, de sa liaison avec sa bien-aimée.

L’amour de Faust pour Marguerite lui fait percevoir la nature autrement.

Ce que Goethe veut exprimer par ce biais n’est autre que l’existence d’un lien de cause à effet entre l’éveil de l’amour chez l’être humain et la faculté d’observer avec sensibilité la nature.

La découverte de l’âme de la nature est liée intimement au mystère de l’amour.

2 – Le souvenir de l’esprit de la Terre

Faust évoque furtivement, au début de cette scène, le souvenir de l’apparition de l’Esprit de la Terre.

Il faut donc lire les premières phrases de ce monologue en ayant présent à l’esprit l’invocation de l’Esprit de la Terre qu’avait opérée Faust dans la première partie de la pièce. Ce qui nous montre que cette apparition de l’Esprit de la Terre est une expérience majeure de la vie psychique de Faust, et qu’il faut la considérer comme le leitmotiv invisible de toute la pièce.

Ce que Faust cherchait en effet lorsqu’il avait invoqué l’Esprit de la Terre n’était autre qu’une participation avec les forces de la nature, une fusion de son être dans les « veines » de la création, c’est-à-dire une perception et une liaison avec les forces de vie de la Terre.

Or, Faust a ici l’impression que son voeu a été exaucé :

“Ainsi, sublime Esprit, tu m’as tout donné, tout

De ce que j’implorais et ce n’est pas en vain

Que tu tournas vers moi ta face, dans la flamme.” 16

Faust sent qu’il participe aux forces de vie de la nature parce qu’il perçoit l’âme de la nature.

3 – La fraternité avec les êtres de la nature

Si Faust ressent que son voeu a été exaucé, se sent comblé, c’est en effet parce que, en face du spectacle de la nature, il sent naître en lui une faculté de compréhension. Cette faculté est celle qui lui permet de reconnaître en chaque être vivant ses « frères » :

“Tous les êtres vivants défilent devant moi

Et tu m’apprends comment reconnaître mes frères

Dans le calme des bois ou dans l’air ou dans l’onde.” 17

Il est très difficile de retrouver dans l’oeuvre scientifique et philosophique de Goethe quelque chose nous permettant de comprendre cette notion de parenté avec les êtres de la nature. La première réponse est celle de l’importance de la découverte de l’os intermaxillaire chez l’homme qui – sans revenir sur les détails techniques et anthropomorphiques de cette observation scientifique – prouvait qu’entre l’homme et l’animal, du point de vue de l’organisation du corps, il n’y avait pas de différence de nature. L’homme appartient au règne de la nature de la même façon que l’animal, du moins quant à sa corporéïté. L’homme et l’animal sont frères parce qu’ils appartiennent tous deux, de par leur nature corporelle, au règne naturel.

Cette appartenance de l’homme au règne naturel au même titre que l’animal est une des idées majeures de Goethe en zoologie :

“(…) la présence de l’os intermaxillaire chez l’homme était controversée depuis longtemps, ainsi que le rappelle le mémoire Sur la nécessité d’attribuer à l’homme, comme aux animaux, un os intermaxillaire dans le maxillaire supérieur (1784, publié en 1920). Les anatomistes de l’époque voyaient dans l’absence de cet os chez l’homme le signe providentiel – c’est-à-dire arbitraire – de sa prééminence sur les animaux ; Goethe se refusait à concevoir que l’organisme – en l’occurrence le squelette humain pût ainsi se distinguer par un signe ponctuel. L’ «humanité» ne saurait être «lisible» que sur l’ « ensemble » de sa forme. En établissant que l’homme possède bien un os intermaxillaire, Goethe n’hésite pas à intégrer l’homme dans la nature.” 18

La seconde réponse, plus philosophique, est celle qui nous est donnée par le poème Hymne à la Nature. En effet, la nature y est représentée sous les traits de la déesse Mère :

“Elle vit en nombre d’enfants, et la mère, où est-elle ? – Elle est l’unique artiste, formant de la matière la plus primitive les contrastes les plus forts ; allant sans l’ombre d’un effort à la plus haute perfection, à la détermination la plus précise, toujours recouverte d’un peu de douceur.” 19

C’est-à-dire que l’homme comme l’animal sont les enfants de la nature. Au-delà de l’évidence d’une telle assertion, il est important de remarquer que ce qui permet à Faust une telle réflexion philosophique n’est autre que le concept de Femme. Sa rencontre avec Marguerite lui a fait acquérir le concept de la féminité, et c’est grâce à ce concept que Faust parvient ici à observer des éléments plus proprement féminins au sein de la nature.

La rencontre de Faust avec Marguerite, en lui faisant découvrir le concept de féminité, lui a donc permis un accès nouveau à la nature. Celle-ci lui apparaît comme un être de nature féminine, la déesse Mère, c’est pourquoi les autres êtres de la nature lui apparaissent comme ses frères.

Si la rencontre avec l’Esprit de la Terre pouvait se lire comme une apparition de l’aspect masculin de la nature (la force de création), Faust fait ici l’expérience de la féminité de la nature jusque dans ses manifestations sensibles. C’est ce visage féminin qu’elle aura désormais pour Faust et ce sera le but ultime de sa quête.

À cet égard, l’histoire d’amour entre Faust et Marguerite est bel et bien à replacer sous le signe de la quête de la connaissance que poursuit Faust, de même que l’apparition d’Hélène dans la Cuisine de la Sorcière, et plus tard son incursion au Royaume des Mères. Le drame sentimental que vit Faust est indissociable de son investigation des mystères de la nature.

Car la femme est un aspect du mystère de la nature, elle est un des concepts majeurs qu’il faut acquérir pour déchiffrer son énigme.

Pour Faust s’est donc ouvert, dans cette scène, un nouveau mode de compréhension de la nature dont nous allons tâcher d’examiner les caractéristiques.

4 – L’intimité et la nature ; le rôle cosmique de la lune pour l’âme humaine

C’est donc le concept de la femme qui est à l’origine de la perception de la nature qui se déploie dans ce monologue de la scène Forêts et Cavernes. La suite du texte prolonge cette méditation sur la nature et développe le thème évoqué plus haut, celui de l’âme de la nature.

En effet, face au spectacle de la nature, Faust éprouve le sentiment de la découverte de la sphère intime de son être. Il découvre avec émerveillement qu’il possède un monde intérieur. C’est ce qui nous est donné à penser à travers l’image de la caverne dans laquelle le voyageur se réfugie pour se protéger de l’orage :

“Quand l’ouragan mugit, fait craquer la forêt,

Qu’un pin géant s’abat, fracassant les rameaux

Et les troncs des voisins écrasés dans la chute,

Qu’un tonnerre étouffé fait trembler la montagne,

Alors tu me conduis à la caverne sûre.

A moi-même tu m’as révélé. Dans mon coeur

Se résolvent enfin tous les profonds mystères (…).” 20

Faust a le sentiment que la nature elle-même le pousse – de manière même violente, comme en atteste l’image de l’orage et de la foudre – à faire l’expérience de sa propre intériorité.

La caverne n’est autre que la métaphore de son coeur, de l’univers intérieur de ses sentiments. C’est pourquoi Faust peut dire de la nature qu’elle le révèle à lui-même.

L’autre image, qui se présente ensuite, est un prolongement de cette découverte. Il s’agit en effet de l’apparition de la lune et de son lien avec le sentiment du calme :

“Et lorsque à mes regards monte la claire lune,

Apaisant mes soucis, des parois du rocher,

Des humides taillis, je vois vers moi glisser

Le monde d’autrefois en formes argentines,

De la contemplation calmant la joie sévère.” 21

Plongé au coeur de son intériorité, Faust éprouve un profond sentiment de quiétude. À la découverte d’une sphère intérieure s’ajoute donc celle du sentiment du calme lié à l’apparition de la lune. La lune apparaît ici comme l’astre qui favorise le recueillement de Faust, c’est-à-dire le principe stellaire de l’intériorité.

Cette définition de la lune nous est confirmée dans le Second Faust, dans la scène de la Nuit de Walpurgis Classique où il est question d’une invocation de la lune :

“ANAXAGORE

(…) O toi ! qui trônes là-haut dans une éternelle jeunesse,

Déesse au triple nom et à la triple forme,

Je t’implore dans la détresse de mon peuple,

Diane, Lune, Hécate !

Toi qui élargis les coeurs, méditative et profonde,

Toi qui brilles tranquillement, violente et absconse,

Ouvre le gouffre redoutable de tes ombres (…).” 22

La lune est donc l’astre qui, dans la cosmogonie goethéenne, favorise la naissance de la sphère de l’intériorité. C’est la raison pour laquelle il est question dans cette scène de l’évocation de la lumière lunaire au moment où Faust sent naître en lui l’espace intérieur de son âme.

5 – L’analogie entre les sentiments et la nature

À ce stade de notre étude, il est intéressant de remarquer quel procédé stylistique Goethe emploie pour nous faire part des états d’âme successifs de Faust dans sa méditation sur la nature.

La caverne symbolise l’intériorité humaine, de même que le rayon de lune symbolise le calme qui favorise le retour en soi-même. La logique qui préside à l’écriture de ce texte est donc celle de l’analogie ; plus spécifiquement, d’une correspondance entre ce qui se manifeste de manière extérieure dans la nature, les ambiances climatiques, et ce qui se manifeste à l’intérieur de l’être humain dans la sphère des sentiments. Il y a donc correspondance entre l’intériorité et l’extériorité.

Goethe écrivait ainsi dans ses maximes :

“Le noyau de la nature n’est-il pas dans le coeur de l’homme.” 23

Cette méditation de Faust n’est pas une projection de son âme sur les formes de la nature mais une découverte de la correspondance entre soi et le monde.

La logique de l’analogie n’est pas la logique de la projection et de l’allégorie, de l’anthropomorphisme. L’élément sentimental que Faust découvre en lui est aussi dans la nature.

Le chemin qui conduit à une compréhension de la nature est donc celui d’une séparation entre l’extériorité et l’intériorité. La sphère intérieure devient alors une sorte de miroir de la nature, une sorte d’âme réfléchissante où la nature vient se mirer. Exactement comme la lune reflétant la lumière du soleil, d’où ce lien que nous avions pu constater entre la lune et le recueillement.

6 – La perversion méphistophélique de la sphère de l’intériorité

L’imperfection humaine et le repliement sur soi

Mais Faust éprouve ensuite les limites de la faculté de compréhension par l’analogie. Il découvre, en effet, qu’entre son âme et celle de la nature il y a une différence de perfection :

“Ah que l’homme jamais n’atteindra le parfait,

Je le sais maintenant (…).” 25

Son âme ne peut espérer être un pur miroir de celle de la nature, car elle est de dimension humaine et par là-même limitée. L’analogie entre l’âme de la nature et l’âme de l’homme ne peut donc qu’être partielle, du fait d’une différence de perfection, de dimension.

Ce qui se produit alors, c’est un repliement de la sphère de l’intériorité sur elle-même. Elle n’est plus le miroir objectif de l’âme de la nature mais se reflète elle-même et ses propres sentiments.

Tout en décrivant ce processus, Faust sait reconnaître, dans cette auto-réfraction de l’âme humaine, l’intervention de l’être de Méphistophélès :

“Car avec cette ivresse

Qui me met chaque jour plus près du rang des Dieux,

Tu m’a donné ce compagnon, indispensable

Désormais, même lorsque impertinent et froid,

Il m’abaisse à mes yeux et réduit à néant,

Du souffle de ses mots, les dons que tu m’apportes.” 26

C’est en effet sous l’influence de Méphistophélès que la sphère des sentiments se trouble et devient incapable de « réfléchir » la nature. Car Méphisto est l’être qui ramène l’être humain à sa condition humaine et, par là-même, rompt le pouvoir de la faculté analogique qui fait de l’homme, dans sa contemplation de la nature, un être extatique et pur.

Méphistophélès est l’ennemi de la logique de l’analogie qui relie l’homme à la nature.

Pourtant, il s’agit de lire attentivement le texte et de voir que Faust, dans ce cas précis de l’action méphistophélique, la décrit comme légitime. C’est, selon Faust, l’Esprit de la Terre lui-même qui lui a donné ce compagnonnage, c’est-à-dire qui a assigné à Méphistophélès cette fonction de faire en sorte que l’âme se coupe de l’univers et se replie sur elle-même afin de s’éprouver.

Donc, quand l’intervention de Méphistophélès a pour conséquence de couper la sphère du sentiment de la sphère naturelle en la recentrant sur elle-même, Méphisto agit encore conformément à la volonté de l’Esprit de la nature.

Dans la pensée goethéenne, créer un être isolé par rapport à la nature est un acte même de la nature. L’individu est une création voulue par la nature et réalisée avec le concours du diable.

La naissance de la sphère des sentiments et des passions

Cette action d’isolement de la sphère de l’âme sur elle-même a pour conséquence de faire penser Faust, à cet instant, à Marguerite. Il se sent submergé par la flamme d’amour qu’il ressent à son égard :

“Avec persévérance il attise en mon coeur

Pour cette belle enfant une flamme sauvage.” 27

Le sentiment amoureux personnel a succédé à la contemplation de la nature dans la sphère des sentiments de Faust.

Mais, à ce stade-là, où il ne s’agit que d’une extase dans le sentiment amoureux, l’action de Méphistophélès n’est pas maléfique. Faust est recentré sur lui-même mais il ne s’agit que d’une contemplation de l’amour. Ses sentiments sont marqués par l' »égoïté », pas par l’égoïsme.

La naissance du désir et l’apparition du mal

Ce n’est qu’ensuite que s’éveille en Faust le désir, et plus exactement le désir sexuel. On remarquera, au cours de cette tirade, qu’il se produit comme une intensification progressive de la présence de Méphistophélès et de son action. Aussi, avant l’apparition scénique de Méphisto, Faust est encore partagé entre l’extase du sentiment amoureux et le désir. C’est ce qu’expriment les deux vers évoquant un état d’équilibre instable entre la passion et le désir :

“Et je chancelle entre désir et jouissance

Et dans la jouissance implore le désir.” 28

Faust se sent partagé entre son amour pour Marguerite et son désir de Marguerite.

Le miroir de son âme, originellement tourné vers la nature, après s’être tourné vers ses propres sentiments, a cessé de refléter la nature. Car elle est marquée par le principe d’égoïté. À présent, avec l’éveil du désir, c’est l’égoïsme qui tente de subjuguer cette sphère intérieure nouvellement créée.

Tout le reste de la scène sera une tentative, de la part de Méphisto, pour faire pencher la balance du côté du désir et de l’égoïsme. Il « chauffe » Faust en lui décrivant comment Marguerite se languit de sa présence. Il stimule son envie pour le pousser à la concrétisation de l’acte sexuel qui le perdra lui et Marguerite :

“C’est assez maintenant. Car enfin ton amie

Reste enfermée à la maison,

Plus triste qu’en une prison ;

Tu ne lui sors plus de la tête

Et son amour pour toi va jusqu’à la fureur ;

Toute son amoureuse ardeur,

Comme un torrent d’avril gonflé par la tempête,

Tu l’as déversé en son coeur,

Et soudain ton ruisseau s’arrête !

Au lieu de vaguer à travers les forêts,

Ne conviendrait-il pas que Vôtre Seigneurie

Allât récompenser la pauvre âme transie

Et calmer ses sens éplorés.” 29

Sous le vocabulaire fleuri de Méphistophélès, il s’agit de bien voir que la description de Marguerite faite ici n’est autre que celui d’une femme en proie à un intense désir sexuel. Cette description a pour but d’exciter Faust.

Le symbolique et l’allégorique dans le processus de connaissance de la nature

Il est tout à fait intéressant de comparer les deux langages, de Faust et de Méphisto, en ce qui concerne leurs relations avec la nature.

Faust se sert d’images empruntées à la nature pour traduire ses états d’âme. Mais il ne s’agit pas de simples métaphores au sens arbitraire du terme. Les évocations imagées de la nature qu’emploie Faust, pour décrire ce qui se passe au sein de la sphère de ses sentiments, ne sont pas que de simples images.

Pour Faust, c’est le phénomène naturel lui-même qui contient le sens, le surplus de sens, pourrait-on dire, qu’on lui prête. Goethe nomme symbolique une telle utilisation métaphorique des phénomènes de la nature.

Par contre, lorsque nous observons les évocations de la nature faites par Méphisto, il est clair que les images qu’il rappelle visent à décrire un événement qui n’est pas contenu dans les phénomènes naturels dont il fait mention. Ce point est particulièrement sensible quand Méphistophélès décrit les désirs sexuels qui « travaillent » Marguerite et qu’il le fait en utilisant la métaphore du torrent.

Goethe nomme allégorique une telle évocation métaphorique des phénomènes de la nature.

Ce point se trouve conceptualisé de la façon la plus précise par Goethe dans le Traité des Couleurs :

“Emploi allégorique, symbolique, mystique

de la couleur

915 – Il a été plus haut amplement montré qu’une couleur fait une impression particulière sur l’être humain, et qu’elle révèle par là son essence à l’oeil et à la sensibilité ensemble.

916 – On pourrait donc nommer symbolique un tel emploi qui serait parfaitement en accord avec la nature, la couleur étant utilisée en fonction de son effet, et le rapport véritable manifestant aussitôt la signification. Si par exemple on admet que le pourpre représente la majesté, il est absolument hors de doute que l’expression juste a été trouvée, tout ceci étant déjà amplement exposé plus haut.

917 – Un autre emploi, que l’on pourrait appeler allégorique, est apparenté de près à celui-ci. Il comporte un élément plus fortuit et plus arbitraire, et même, on peut le dire, conventionnel, le sens attribué au signe devant nous être transmis avant que nous sachions à quoi il correspond ; ainsi en est-il par exemple de la couleur verte, que l’on attribue à l’espérance.” 30

Faust s’exprime donc dans le mode du langage symbolique, tandis que Méphisto utilise un langage allégorique. À travers cette scène, ce sont donc aussi deux langages utilisant la nature en tant que métaphore qui se combattent.

Conclusion partielle

On assiste donc ici à une genèse gothéenne des sentiments : comment se crée une sphère contemplative à l’intérieur de l’être humain, comment cette sphère répond à la logique de l’analogie et lui permet ainsi de percevoir l’âme de la nature et comment cette logique se voit limitée en raison de la condition humaine ; puis, comment cette limitation conduit la sphère des sentiments à se recentrer sur elle-même et à éprouver ainsi le sentiment de l’amour.

Il s’agit là d’une action légitime de l’être méphistophélique. Mais, parce que ce dernier prolonge son action, l’amour se transforme en désir : Méphisto accentue la puissance de l’égoïté dans cette sphère de l’âme et transforme ainsi l’amour en désir sexuel.

Le texte établit donc une filiation entre contemplation de la nature et passion amoureuse et sexuelle. Le sentiment et le désir seraient en effet la déviation d’une faculté qui originellement était celle de la connaissance analogique de la nature.

Le sentiment amoureux et le désir sexuel ne sont autre, selon Goethe, que la faculté de connaissance analogique de la nature ayant subit l’influence de l’ego.

Méphistophélès se révèle donc ici comme le principe qui insuffle l’égoïté dans la sphère de l’intériorité humaine.

C’est la raison pour laquelle, au cours de cette scène, nous avons le sentiment qu’une logique inexorable fait de Faust le jouet du diable. Et lui-même a conscience de son impuissance face à la force qui est en oeuvre en lui-même. Il est le jouet de Méphisto, parce que la logique qui conduit la contemplation analogique de la nature à se transformer, sous l’influence de l’égoïté, en désir sexuel, est une logique inflexible.

Il semble s’agir d’une loi de l’univers contre laquelle ni Faust ni Marguerite ne pourront lutter. C’est ce qui est à l’origine du drame qui se joue dans la deuxième partie du Premier Faust. Un drame au sens d’une tragédie grecque puisqu’un destin fatal s’abat sur les deux protagonistes.

La logique du drame, à l’oeuvre dans la seconde partie du Premier Faust, est celle de la fatalité, car le passage de la contemplation analogique de la nature à la passion amoureuse, puis au désir sexuel, a un caractère inexorable.

Or, dans la mesure où, ainsi que Faust l’indique lui-même, ce processus d’intériorisation sous l’action de l’influence méphistophélique a été voulu par l’Esprit de la Terre, nous pouvons dire que le drame de Faust et Marguerite est d’ordre naturel. Ni l’un ni l’autre n’y peuvent rien puisque le destin, qui dirige leur acte, est celui d’une loi supérieure de la nature.

L’essence du drame, dans l’esprit de Goethe, participe donc de la logique d’une loi de la nature.

CHAPITRE III

LES FORCES ÉLÉMENTAIRES ET LA NATURE

dans LEUR RAPPORT AVEC LA PENSÉE HUMAINE

À TRAVERS L’ÉTUDE DES SCÈNES : Nuit de Walpurgis ET SONGE D’UNE NUIT DE WALPURGIS

L’arrivée de Faust dans la fête de la Nuit de Walpurgis constitue la première pénétration dans un univers exclusivement magique. Là, le profane et le surnaturel ne s’entremêlent plus comme ils le faisaient dans le cabinet d’étude de Faust ou dans la ville. La Nuit de Walpurgis signifie le règne exclusif du surnaturel.

1 – Présence du règne minéral et végétal dans l’univers de la Nuit de Walpurgis

Lorsque Faust et Méphistophélès pénètrent dans ce lieu, ils entonnent un chant dont le contenu peut nous renseigner précisément sur le monde vers lequel ils s’acheminent, mais aussi sur le lien entre nature et surnaturel.

La première strophe du chant est une indication précieuse, car elle nous indique que le lieu dans lequel pénètrent à présent les voyageurs est non-spatial :

“Sphère de rêve et de magie,

Nous vous atteignons à présent.

Toi, guide-nous, car notre envie

Est de parvenir promptement

Au sublime et désert espace.” 31

L’espace désert et sublime dont il est question ici signifie en fait un non-espace. Le chant signale que la Nuit de Walpurgis ne se déroule pas en un lieu déterminé de l’espace, mais bien plutôt dans une strate de la réalité où la notion d’espace n’a plus cours.

C’est pourquoi, les deux vers suivant évoquent, quoique de manière imprécise, une disparition de la réalité telle que les voyageurs la connaissent :

“Un arbre après l’autre s’efface

Tant nous allons comme le vent.” 32

L’univers qui se déploie dans ce passage, si nous observons précisément les métaphores employées, s’avère être en liaison étroite, à la fois avec le phénomène de la respiration, et avec le monde minéral :

“J’aperçois, là-haut, la falaise

Qui semble sur nous se pencher

Et là, ces gros nez de rocher

Ronflent, sifflent tout à leur aise ;

Sur les cailloux et par les prés,

Ruisseaux, torrents, filent tout près.

Brise peut-être ou mélodie ?

Plainte d’amour qui psalmodie,

Voix renaissant des anciens jours,

Et l’écho, légende bénie,

Du temps heureux parle toujours.” 33

Faust et Méphistophélès perçoivent donc d’abord, en entrant dans l’univers magique de la Nuit de Walpurgis, le monde des minéraux. Ce monde des minéraux, des rochers et des falaises, ils en perçoivent la respiration, c’est-à-dire qu’ils entrent en contact avec une sphère de la réalité où se trouve la vie du monde inorganique. Ce dernier a pour caractéristique d’être sous l’emprise du sommeil.

Puis les voyageurs semblent élargir leur perception jusqu’au monde des végétaux :

“Salamandres dans la broussaille,

Longues pattes, large tripaille ;

On voit les racines-serpents

Hors du roc, du sable, se tordre,

Nouant de bizarres rubans

Pour nous menacer, pour nous mordre

Et lancer vers les voyageurs

Leurs bras tels de longs tentacules

Et ces souris aux cent couleurs

Dont les escadrons minuscules

Sur la bruyère vont sans fin !” 34

Ce monde végétatif semblerait, quant à lui, avoir pour caractéristique d’être animé d’une volonté presqu’animale. Sémantiquement, ces racines ont à la fois les caractéristiques du serpent, de la pieuvre, et du chien.

La Nuit de Walpurgis est le monde de la perception des forces qui agissent derrière ce qui est apparemment inanimé ou dépourvu de conscience propre : les forces respiratoires des minéraux, les forces volitives des végétaux.

Il est à ce titre intéressant de rappeler ce que Goethe disait, dans le Traité des Couleurs, du monde minéral et du langage de la nature qui s’y exprimait :

“Ainsi la nature fait-elle descendre ses paroles jusqu’à d’autres sens, à des sens connus, méconnus, inconnus ; ainsi se parle-t-elle à elle-même et nous parle-t-elle par mille phénomènes. Pour le témoin attentif, elle n’est nulle part morte ou muette ; elle a même donné au corps rigide de la terre un confident : le métal, dont les plus infimes parcelles nous feront percevoir ce qui se passe dans sa masse tout entière.” 35

Ce texte nous montre que la distinction faite par Goethe entre monde animé et monde inanimé n’était pas aussi tranchée que les sciences pouvaient le penser. Au même titre que le règne végétal, le règne minéral est vivant.

La Nuit de Walpurgis nous rend donc perceptibles des phénomènes vitaux dépassant l’organique, puisque communs aux minéraux et aux végétaux.

2 – Forces surnaturelles de nature sous-terrestre dans la Nuit de Walpurgis

Puis se succèdent une série de perceptions dont la logique est pour le moins délicate à comprendre. Nous pouvons seulement décrire l’enchaînement des faits sans pour autant pouvoir toujours l’analyser :

“Quelle étrange lueur envahit les vallons

Comme un pâle reflet d’aurore !

Elle se niche aux creux les plus profonds,

Jusqu’au fond de l’abîme on l’aperçoit encore.

Un brouillard monte ici, là courent des vapeurs,

Une nuée ardente émane de la terre,

Se dispersant là-bas, se rejoignant ailleurs

En capricieuse rivière.

Elle serpente un long moment

En cent ruisseaux par la vallée,

Puis, dans cette combe étranglée,

Soudain se morcelle à présent.

Je vois voler des étincelles

En sable d’or autour de moi

Et, regarde, du haut en bas, splendeurs nouvelles,

S’embraser toute la paroi !” 36

Après avoir perçu les forces respiratoires et volitives qui circulent dans les minéraux et les végétaux, Faust voit donc soudain apparaître un brouillard qui circule au dessus de la montagne et autour de lui. Nous pouvons supposer qu’il s’agit d’une perception plus approfondie des phénomènes vitaux qui résident derrière les mondes végétal et minéral.

C’est pourquoi ce brouillard se loge «jusqu’au fond de l’abîme». Et quand Faust perçoit du sable d’or tout autour de lui, cela ne signifie rien d’autre que son être tout entier est transporté dans des sphères de perception du monde invisible, des forces naturelles.

Mais, sans entrer plus avant dans une tentative de déchiffrement de phénomènes surnaturels pour laquelle nous n’avons pas de moyen de connaissance exacte, nous pouvons nous contenter de repérer les signes récurrents de la description goethéenne de ce monde.

Comme nous l’avons vu, il s’agit d’un monde surnaturel concomitant aux règnes végétal et minéral. Les sensations diverses exprimées par Faust ont systématiquement ce trait en commun de traduire une impression d’encerclement et de mouvement : les lucioles qui tournoient autour de lui, puis le brouillard qui l’environne, puis la poussière d’or qui vole.

Faust se trouve comme plongé au sein d’une mer de particules lumineuses. Il est entré dans le domaine du mouvant, de l’animé, des flux qui émanent des êtres. Les notions de distance et de proximité se dissolvent, car le brouillard est à la fois loin et proche de Faust, opaque et lui permettant la visibilité jusqu’au fond des abîmes de la terre.

Ce brouillard est une sorte d’aura qui entoure les êtres des règnes inférieurs de la nature. Goethe écrivait ainsi dans ses maximes :

“Tout être vivant dégage autour de lui une atmosphère.” 37

L’élément fondamental à retenir ici est donc celui-ci : Faust explore, en pénétrant dans l’univers magique de la Nuit de Walpurgis, les strates de la nature inférieure. Il pénètre dans l’univers des forces surnaturelles présentes dans le terrestre.

C’est pourquoi Méphistophélès est tout à son aise et se sent complètement familier vis-à-vis de cet univers : les forces qui y agissent, quoique surnaturelles, sont des forces de nature terrestre.

La Nuit de Walpurgis est le lieu de manifestation des forces liées à la sphère terrestre de la nature.

3 – Relation entre la pensée humaine et les forces surnaturelles terrestres

Cette prééminence des forces terrestres dans la Nuit de Walpurgis nous permettra peut-être de comprendre pourquoi on y fait, à longueur de pages, la rencontre de personnages dont on pourrait dire que leur raison est malade. En effet, au sein de cet univers surnaturel, nous rencontrons un Général, un Ministre, un Parvenu, un Auteur, un Proctophantasmiste, etc. Tous ont en commun le fait de tenir des discours stéréotypés, figés et sans aucune prise avec la réalité.

Avec une ironie bien caractéristique, Goethe met en effet en scène, au sein de cet univers surnaturel, toutes les attitudes de la pensée sclérosée, toutes les attitudes philosophiques étroites par lesquelles l’homme juge de la réalité :

“UN GÉNÉRAL

Les nations sont infidèles,

Oublieuses de nos exploits.

Le peuple est bien comme les belles :

Jeunesse seule a tous les droits.

UN MINISTRE

Puis, c’en est fait de la justice !

Les anciens valaient beaucoup mieux.

Tout étaient à notre service.

C’était le temps béni des Dieux.

UN PARVENU

On ne fut pas non plus trop bête

Et l’on a su souvent, un peu trop hasarder,

Mais voici qu’on remet tout cul par-dessus tête

Et surtout ce que nous, nous voudrions garder

UN AUTEUR

Qui, de nos jours, oserait lire

Un honnête et sage morceau ?

Quant au jeune peuple en délire,

Jamais on ne l’a vu si sot.” 38

Goethe décrit ici l’attitude de ces hommes qui rabâchent, sans en démordre, le même discours ayant pour leitmotiv « le bon vieux temps ». C’est l’éternel péroraison sur le déclin des moeurs et de la civilisation. C’est un propos surfait qui leur permet de rester sur un quant-à-soi définitif. On pourrait aussi dire que ces personnages font la pause. Ou, dans un autre langage, qu’ils se sont comme statufiés dans leurs lieux communs.

En effet, la métaphore de la statue est à prendre ici dans un sens littéral, car l’impression que veut nous donner Goethe est que ces hommes stéréotypés sont devenus de pierre, qu’ils se sont minéralisés.

Nous pouvons en conclure que, dans la pensée de Goethe, la Nuit de Walpurgis contient tout ce qui est lié au principe de la matérialité, y compris les pensées et les attitudes mentales quand elles répondent à une structure matérielle. C’est pourquoi nous retrouvons les pensées des hommes en ce qu’elles ont de « minéralisés », d’ « ossifiées », de « sclérosés », etc.

Les pensées des hommes, dans l’univers de la Nuit de Walpurgis, se sont comme transformées en pierres.

Le monde des forces qui circulent derrière la terre, dans lequel nous pénétrons lorsque nous entrons dans l’univers de la Nuit de Walpurgis, contient donc aussi tout ce qui relève d’une logique purement terrestre, y compris la pensée.

En cela, Goethe a voulu montrer que le lien entre la nature et l’homme est bien plus étroit qu’il n’y paraît : la pensée de ce dernier peut répondre à une logique de forces surnaturelles tout en demeurant strictement rivées à des réalités d’ordre quotidiennes ou sociales.

Goethe exprime ainsi une conception selon laquelle le surnaturel agit en nous, non pas à travers des phénomènes de manifestation miraculeuse, mais à travers la configuration de nos pensées. À ce titre, le surnaturel est autant présent dans la sphère sociale que dans la sphère naturelle.

4 – Théâtralité et mise en abîme de la nature

Si nous cherchons à approfondir davantage la raison de la présence de ces individus étranges que Faust rencontre au cours de la Nuit de Walpurgis, nous découvrons qu’il est permis de les caractériser comme de purs « personnages ». Ils ne sont plus, en effet, des personnes, mais sont tellement absorbés dans l’action d’être la caricature d’eux-mêmes que nous pouvons les désigner comme étant des « clichés théâtraux ».

Le général, l’auteur ou le ministre sont des personnages de théâtre surfaits, quelque chose oscillant entre le théâtre et le théâtre de marionnettes.

Nous trouvons ainsi, dans la Nuit de Walpurgis, une mise en abîme des forces surnaturelles et de leur action sur la pensée des hommes par une sorte de théâtre dans le théâtre. La fin de l’aventure de la Nuit de Walpurgis n’est autre qu’une représentation théâtrale : le Songe d’une Nuit de Walpurgis ou noces d’or d’Obéron et de Titania. Bien évidemment il faut y voir une référence au Songe d’une Nuit d’été de Shakespeare et à l’univers magique de sa forêt.

Mais ce qui constitue, bien au-delà de la cérémonie des noces d’or d’Obéron et Titania, le thème central de cette petite pièce dans la pièce, ce sont ces figures de personnages « figés » que nous avions découvertes au début de la Nuit de Walpurgis et qui réapparaissent à présent :

“DOGMATIQUE

Critique ou doute méprisables

Ne me feront jamais plier :

Le Diable est quelque chose, on ne peut le nier,

Sinon d’où nous viendraient les diables ?

IDÉALISTE

Pour une fois la fantaisie

Est un peu trop forte à mon goût.

Si réellement je suis tout,

Aujourd’hui me voilà folie.

RÉALISTE

L’Être est mon éternel souci,

Mais aujourd’hui c’est pire :

Pour la première fois ici

Sur mes pieds je chavire.

SURNATURALISTE

Ces lieux sont des plus agréables

Et ces gens bien gentils

Car je puis, à partir des diables,

Conclure aux bons esprits.

SCEPTIQUE

Chassant toute flamme qui tremble

Chacun près d’un trésor se croit,

Mais diable et doute, en allemand, rimant ensemble,

C’est moi qui suis au bon droit.” 39

Ces personnages définissent donc eux-mêmes, en quatre vers, la logique interne de tous leurs processus mentaux, et se sont ainsi définis eux-mêmes. Là encore, nous avons une mise en abîme de personnages au sens théâtral du terme, mais, cette fois, Goethe fait un pas de plus dans l’exploration des profondeurs de la nature humaine : il ne s’agit plus de personnages sociaux, comme le général ou l’auteur, mais de personnages moraux. Non plus d’êtres humains mais de symboles de formes de l’esprit.

Les rôles du Songe d’une Nuit de Walpurgis ne font plus partie d’une sorte de répertoire théâtral de personnages surfaits, ils sont l’expression d’attitudes philosophiques ou morales en voie de sclérose.

Goethe décrit donc ici ce qui se fige au sein même de la pensée. Ces personnages sont des modes de réflexion saisis par la minéralité. Ce sont ces modes de pensée que les forces élémentaires utilisent comme répertoire théâtral.

4 – Le monde de la métamorphose des insectes

Avec le Songe d’une Nuit de Walpurgis, nous sommes en pleine auto-représentation des forces de la nature par elles-mêmes. L’ambiance est celle d’une nuit champêtre, où se montre le règne des insectes et leur faculté de métamorphose :

TUTTI DE L’ORCHESTRE (fortissimo)

Trompe-de-Mouche avec Nez-de-Moustique

Accompagnés de leurs parents,

Gresset-dans-l’herbe avec Grillon-des-Champs,

C’est là notre musique.

SOLO

Voyez venir la cornemuse !

C’est une bulle de savon.

Écoutez-la : son gros nez rond

A nasiller s’amuse.

ESPRIT (en train de se former)

Pieds d’araignée et ventre de crapaud,

A l’avorton mettez des ailes, même.

Comme l’animal ce ne serait pas beau,

Mais cela fait un tout petit poème.” 40

Goethe nous place ici au sein du règne des insectes, dans cette sphère de la nature où se joue le principe de la transformation organique et de la sphère musicale produite par leurs bruits. Mais, par l’absurde mis en place dans ce texte, le lecteur est surtout contraint à ressentir les faiblesses de sa raison.

Le lien entre l’insuffisance de la pensée philosophique et ce monde des insectes évoqué par le texte est exprimé par Goethe lui-même dans une lettre à Carl Wigand Maximilian Jacobi :

“(…) L’observation de la nature se poursuit aussi, de la façon que vous connaissez. Depuis, j’ai essayé, en particulier, de me frayer un chemin dans la métamorphose des insectes. Ici aussi, si l’on ne veut pas s’égarer dans ce labyrinthe, il faut suivre par la pensée la marche simple et constante de la nature dans son activité organisatrice en autant de points que possible et diviser l’indivisible. L’observation n’est pas chose si difficile que cela, même si elle requiert beaucoup d’attention. Mais les facultés de représentation pour saisir ces actions de la nature sont peut-être hors des limites du sens commun et les philosophes n’ont pas encore fait de leur côté assez de chemin vers nous pour nous offrir, à nous qui ne sommes pas philosophes, des instruments avec lesquels nous puissions étendre plus loin nos investigations.” 41

Cette insuffisance de la pensée devant le phénomène des insectes peut donc nous permettre de comprendre la présence omniprésente de l’absurde dans les propos des personnages-philosophes et de toute la scène : le mystère de la métamorphose des insectes fait rencontrer à toute forme de pensée abstraite ses propres limites.

Conclusion partielle

L’ensemble de tout ce nous venons de voir peut nous permettre de comprendre la présence d’une mise en scène de théâtre dans l’univers de la Nuit de Walpurgis : Goethe veut nous faire comprendre par ce biais que le vrai théâtre où se produisent les forces élémentaires de la nature n’est autre que la pensée humaine.

La pensée humaine est la scène où viennent se produire les entités surnaturelles liées à la terre. Nos mode de pensée sclérosés en matière morale, sociale, ou philosophique constituent leur répertoire de rôles, les costumes qu’ils endossent, les répliques toutes faites qu’elles diront afin de s’amuser et d’agir à leurs guise sur le plan humain. Leur jeu, tel que nous pouvons le percevoir à travers les répliques de la scène écrite par Goethe, consiste à introduire, dans les raisonnements, une prédominance de l’absurde, qui se trouve être le seul système de justification interne.

Mais le point qui nous intéresse est celui-ci : quand la pensée se fige, les forces de la nature terrestre peuvent s’en emparer afin de se donner en spectacle, de s’incarner dans des personnages « moraux » qui hantent nos pensées. La rigidification de la pensée est la porte d’entrée des forces surnaturelles de la terre dans la sphère humaine.

Nous pouvons donc dire, à la lumière de l’étude de cette scène, que la pensée humaine est, selon Goethe, le théâtre où se produit la nature.

CHAPITRE IV

Le sommeil et la nature

A travers l’étude de la scène : Paysage Charmant

Dans cette scène, nous voyons agir les esprits de la nature sur Faust pendant son sommeil. On peut dire de cette scène qu’elle a une certaine valeur emblématique, qu’elle est une sorte de tableau imaginatif de ce qui se produit pour l’homme pendant la nuit.

En effet, ce qui s’exprime durant cette scène n’est autre que le rapport de la nature au corps et à l’âme durant l’état de vie nocturne.

1 – Différence entre les elfes et les esprits de l’air

Pour la première fois, nous voyons apparaître sur scène des esprits de la nature qui ne sont pas sous l’emprise de Méphistophélès (à l’exception de l’Esprit de la Terre et des archanges). Il est même étonnant de constater qu’il s’agit de la seule scène de toute la pièce où l’on ne sent pas du tout la présence de Méphistophélès. Comme si l’univers du sommeil lui était étranger. Pourtant, les elfes qui apparaissent ici peuvent être définis comme des esprits de l’air :

“RONDE D’ESPRITS, qui se meuvent en planant, ce sont de gracieuses petites figures.

ARIEL

Vous qui planez autour de cette tête en une ronde aérienne,

Montrez ici la noblesse de coeur des Elfes.” 42

A ce titre, il serait possible de les confondre avec les esprits de l’air qui trompent Faust dans la première partie de la pièce. En effet, un rapprochement se fait même spontanément lorsque l’on constate que, comme les esprits de l’air, les elfes agissent en apportant le sommeil. Mais, à la différence des esprits de l’air, qui agissent sur les sens de l’être humain pour produire en lui des rêveries sensuelles, les elfes sont des esprits qui font nettement la séparation de l’âme d’avec le corps, comme nous allons le voir.

2 – Le rôle des elfes dans la relation de l’âme au corps

On peut même dire que les elfes sont les esprits qui aident à ce que cette séparation s’accomplisse bien.

Mais cette déliaison du corps et de l’âme n’est pas simple dans la pensée de Goethe. En effet, Ariel exprime, dans le texte ci-dessous, la façon dont ce processus s’accomplit, et il faut véritablement procéder à une conceptualisation progressive pour cerner ce mystère :

“ARIEL

Apaisez la tempête qui fait rage en son coeur,

Écartez les flèches cuisantes et amères du remords,

Purifiez son âme de l’horreur par où elle a passé.” 43

Le moindre vers de ce passage ne doit en aucun cas être considéré comme un propos « bucolique » mais au contraire nécessiterait une analyse méticuleuse, qui dans notre étude ne pourra être aussi exhaustive que nécessaire.

Toutefois, nous pouvons indiquer que les trois premiers vers expriment le lien profond qui existe entre l’émotion et le corps : une émotion se ressent grâce au corps et provoque éventuellement des douleurs d’ordre physique. Si bien que délivrer Faust de la douleur qui l’écrase consiste justement à rompre momentanément le lien de l’âme au corps.

3 – La nature et la mère universelle

Ensuite, le texte indique comment les elfes s’occupent du corps de Faust durant son sommeil :

“ARIEL

La durée de la nuit compte quatre pauses :

Sans tarder, emplissez-les de douceur.

Inclinez d’abord sa tête sur le frais coussin,

Puis baignez-le dans la rosée des flots du Léthé ;

Bientôt ses membres convulsivement raidis auront repris leur souplesse,

Lorsque, vivifié, il reposera en attendant le jour,

Accomplissez le plus beau devoir des Elfes,

Rendez-le à la sainte lumière.” 44

Au vocabulaire qui est employé, on peut avoir l’impression suivante : les elfes s’occupent du corps de Faust comme s’ils s’occupaient d’un nouveau-né. On pourrait même préciser : comme si les elfes accomplissaient la toilette, le bain d’un nourrisson.

Ainsi, tout se passe comme si, durant le sommeil, le corps recouvrait la « souplesse » propre au corps du nourrisson, c’est-à-dire comme si le corps était rendu à une simplicité originelle.

Dans l’état de sommeil, la nature se comporte donc envers l’homme comme elle s’occupe de chacun de ses enfants, c’est-à-dire toutes les créatures naturelles qui la composent. Aussi, il est alors possible de comprendre pourquoi la nature, comme l’indique Ariel ne fait pas cas de la moralité des êtres dont elle s’occupe :

“ARIEL (chant accompagné de harpes éoliennes)

Quand des fleurs la pluie printanière

Descend sur tous en ondulant,

Quand la verte parure des champs féconds

Resplendit aux yeux de toutes les créatures terrestres,

Les petits Elfes, grands par l’esprit,

Accourent où il peuvent aider ;

Qu’il soit saint, qu’il soit méchant,

L’infortuné excite leur compassion.” 46

Le principe de l’action des elfes est l’amoralité parce que, dans l’état de sommeil, l’être humain est rendu à la pureté originelle du nourrisson. Le jugement moral n’intervient pas durant le sommeil car, au regard de la nature, tout être humain est son enfant.

4 – Les quatre phases de la nuit

Comme l’indique Ariel, la nuit comporte quatre phases, et c’est à travers quatre strophes que le Choeur des elfes va décrire ce qui se produit pour Faust durant son sommeil. D’un point de vue d’ensemble, il est important de constater que l’action des elfes consiste principalement à décrire le passage de la nuit jusqu’à l’aube. Comme si ce qui importait pour eux était de faire résonner en Faust endormi ce passage de la nuit.

De sorte que l’on peut dire que l’action des elfes consiste uniquement à « communiquer » à Faust les « actions » de la nature durant la nuit. Les elfes sont les « porte-voix » de la nature.

La première phase de la nuit

La première « phase » de la nuit est le crépuscule :

“CHOEUR (en solo, à deux et plusieurs, alternant ou ensemble)

Quand les airs s’emplissent de tiédeur

Dans la clairière ceinte de verdure,

Avec ses douces senteurs, ses voiles de brume,

Le crépuscule s’abaisse vers la terre.

Murmurez-lui de doux accents de paix,

Bercez son coeur en un sommeil d’enfant ;

Et, sur les yeux du pèlerin lassé,

Fermez les portes du jour.” 47

Durant cette phase, ce qui se produit pour Faust n’est autre qu’une fermeture au monde des sens et l’acquisition d’une paix intérieure. La nature se comporte ici comme une mère qui chanterait pour son enfant afin de lui apporter le calme nécessaire au sommeil. On peut donc dire que, en ce qui concerne la première phase du sommeil, la nature a pour mission d’apporter aux sentiments la paix qu’ils seraient incapables de trouver, livrés à eux-mêmes. La nature agit dans la sphère des sentiments pour l’apaiser. D’autre part, on remarquera que Faust est désigné par les elfes avec une sorte de distance. Ils utilisent la désignation « il », ou, « le pèlerin lassé ». Comme si les elfes rejetaient tout élément trop personnel et considéraient la vie de Faust dans son ensemble, dans sa quête générale de la vérité qui fait de lui un « pèlerin ».

La deuxième phase de la nuit

La deuxième phase est une description du passage de la nuit :

“CHOEUR

La nuit déjà s’est appesantie sur la terre,

Saintement se déroule le cortège des étoiles,

De grandes lumières, de petites étincelles

Scintillent tout près et resplendissent au loin ;

Scintillent ici dans le miroir du lac,

Resplendissent là-haut dans la clarté de la nuit,

Et sur la félicité de ce calme profond,

La lune pose le sceau d’or de sa souveraine splendeur.” 48

Durant cette strophe, il est frappant de constater que toute trace du sujet a disparu : Faust n’est ni nommé ni évoqué. Or, ce fait s’opère conjointement à une évocation du monde des étoiles, c’est-à-dire de la sphère céleste de Raphaël. Comme si, au sein de cette sphère, tout élément personnel se trouvait dissout. En effet, ainsi que l’affirme Méphisto lui-même au cours de la scène Galerie Sombre, les Mères ne connaissent rien de ce qui est particulier, elles ne voient personne :

“MÉPHISTOPHÉLÈS

Elles ne te voient pas, car elles ne voient que des schèmes.” 49

Les Mères, qui sont les habitantes de la sphère céleste de Raphaël, ne voient pas Faust car elles ne connaissent pas le concept d’individu. C’est pourquoi toute présence de Faust dans le texte semble avoir disparu. Ou plutôt, s’il nous fallait trouver une trace de Faust dans cette strophe, nous aurions envie de dire qu’elle se trouve dans l’image du lac. En effet, dans la poésie de Goethe, l’âme est souvent associée à l’élément de l’eau :

“CHANT DES ESPRITS AU-DESSUS DES EAUX

L’âme de l’homme

Ressemble à l’eau :

Venant du ciel,

Montant au ciel,

Devant descendre

Sur terre encore,

Changement éternel.

Le pur filet jaillit

De la paroi

Haute et abrupte,

Puis asperge avec grâce

D’eau vaporeuse

Le rocher lisse,

Légèrement s’y pose

Et ondoie comme un voile,

Dans un murmure

Gagnant le gouffre. (…)

Âme de l’homme,

Que tu ressembles à l’eau !

Destin de l’homme,

Que tu ressembles au vent !” 50

Donc, nous pourrions légitimement considérer cette image du lac comme une métaphore de l’âme de Faust durant le sommeil profond de la nuit. Cette métaphore est belle, car elle exprime le lien le plus étroit que Faust parviendra à obtenir, au cours de la pièce, avec la nature : durant la nuit, l’âme devient une sorte de miroir reflétant les étoiles, c’est-à-dire la sphère céleste de la nature. Elle parvient à cette osmose en raison de l’abandon, durant le sommeil, de tout élément individuel.

La troisième phase de la nuit

La troisième phase est une description de l’approche de l’aube :

“CHOEUR

Déjà se sont évanouies les heures,

Dissipées joies et douleurs ;

Pressens ta guérison prochaine ;

Aie confiance dans l’aube qui point.

Les vallons reverdissent, les collines revêtent leur parure de feuilles,

Se couvrent d’ombrages propices au repos,

Et le flot mouvant des blés aux reflets d’argent

Ondule en hâte vers la moisson prochaine.” 51

A nouveau nous trouvons trace de la présence de Faust dans le texte : mais, cette fois-ci, les elfes ne parlent plus de Faust à l’aide du « il » ou de la métaphore du lac, ils s’adressent directement à lui par l’emploi du « tu » et de l’impératif. Et cette injonction semble s’adresser à un être dont la conscience serait tout à fait différente d’une conscience ordinaire. En effet, les elfes semblent inciter l’âme de Faust à éprouver des sentiments qui, à l’état de veille, sont presque au dehors du seuil de la conscience : le pressentiment, la confiance.

C’est ainsi que nous pouvons dire qu’à travers cette strophe, les elfes s’adressent à la partie la plus inconsciente de l’âme de Faust.

La troisième phase de la nuit voit donc réapparaître la notion d’individualité, mais il s’agit de sa manifestation la plus faible, la plus originelle et inconsciente de l’individu.

La quatrième phase de la nuit

La quatrième phase est celle de l’aube proprement dite:

“CHOEUR

Pour que s’exaucent à l’envi tous tes voeux,

Regarde là-bas vers la clarté de l’aube !

Un charme léger seulement te tient captif,

Le sommeil n’est qu’un voile ténu, rejette-le !

Sans tarder enhardis-toi,

Tandis que la foule hésite et s’égare ;

Tout est possible au noble coeur

Qui sait comprendre et agit promptement.” 52

Dans cette strophe, nous pouvons voir que la désignation de Faust a encore évolué. La strophe ne s’adresse qu’à lui. Elle l’exhorte à l’action, au courage. Elle tente d’éveiller tout ce qui, en lui, est de nature volontaire. Là encore, nous aurions envie de dire que ce que les elfes insufflent à l’âme de Faust se situe en-deçà du seuil de la conscience. Cette aspiration à l’action semble s’adresser en effet, en termes de psychologie, à des strates profondes de la personnalité de Faust.

D’autre part, les elfes l’incitent d’un même mouvement, à se servir de ses sens et à agir avec détermination. Si nous nous laissons porter par la force du texte, nous avons envie de dire qu’il est une sorte de chant de courage adressé au « moi » de l’individu pour accomplir sa destinée terrestre. Comme si le moi vivait dans la volonté humaine.

Les logiques de la relation de l’homme à la nature durant le sommeil

Si nous récapitulons schématiquement les quatre phases et les caractéristiques que nous leur avons découvertes, nous pouvons dresser le tableau suivant :

1 – Crépuscule : identité de Faust considérée au regard de l’ensemble de sa vie. Action maternelle et apaisante de la nature. Mode stylistique de contact avec la nature : l’allégorie.

2 – Nuit : dissolution de toute personnalité. L’âme de Faust n’est plus présente que sous la métaphore du lac, du miroir. Union avec la sphère céleste. Mode stylistique de contact avec la nature : l’osmose, ou la fusion.

3 – Prémisse de l’aube : sphère préconsciente de la psyché, confiance, pressentiment. Mode stylistique de contact avec la nature : l’analogie.

4 – Aube : le moi et ses forces volontaires, éveil à la nature par le biais des sens. Mode stylistique du contact avec la nature : l’opposition.

Nous pouvons donc dire qu’à travers les quatre phases de la nuit sont décrits quatre degré de « conscience » de l’âme humaine endormie, quatre strates des profondeurs de la psyché, quatre aspects de la personnalité :

1 – La personnalité en tant que biographie, destin.

2 – La personnalité en tant qui miroir du cosmos.

3 – La personnalité en tant que prémisse de la conscience.

4 – La personnalité en tant que force volitive et individuelle.

A ces quatre strates de l’être humain correspondent les modes de contact avec la nature que nous avons énuméré plus haut :

1 – L’allégorie

2 – L’analogie

3 – L’osmose

4 – L’opposition

C’est ainsi que peut se révéler toute la profondeur de cette première scène du Second Faust : elle exprime la relation de l’homme à la nature, pendant son sommeil, en fonction des différents « noyaux » de son être. Et ces formes de relation se traduisent par des procédés stylistiques : l’allégorie, l’osmose, l’analogie et l’opposition.

Mais ces quatre termes ne sont pas seulement des procédés stylistiques, ce sont des modes de relation à l’univers !

Goethe indique donc, à travers cette scène que le mode de contact avec la nature est fonction de la strate de l’âme de la personne, qui est en jeu. Chacune a son mode de relation avec les sphères de la nature.

CHAPITRE V

LA NATURE ET LA SOCIÉTÉ

A TRAVERS L’ÉTUDE DE LA SCÈNE : VASTE SALLE AVEC DES GALERIES ATTENANTES

Dans cette scène, nous assistons à une mascarade de cour, à une fête carnavalesque donnée au palais de l’empereur où sont arrivés Faust et Méphisto. Il s’agit donc à nouveau d’un théâtre dans le théâtre. Dans ce carnaval, nous voyons défiler un nombre important de figures représentant la nature. Si nous voulons tenter de comprendre la cohérence de ces apparitions, il nous faut en chercher le point commun. Celui-ci est l’expression du rapport de la société à la nature.

1 – Les métiers de la nature

Ainsi, nous voyons en premier lieu défiler un certain nombre de corps de métiers qui, tous, ont un lien particulier avec la nature, où les êtres humains travaillent en relation avec la nature. Ce sont tout d’abord les jardinières, puis les jardiniers, puis des pêcheurs et des oiseleurs, puis enfin des bûcherons.

Nous ne pouvons analyser chacun de ces corps de métier tels qu’ils s’expriment à travers cette scène, mais nous pouvons toutefois en considérer deux que nous estimons emblématiques.

Tout d’abord les jardinières :

“LES JARDINIÈRES (chant avec accompagnement de mandolines)

Pour conquérir vos suffrages,

Nous nous sommes faites belles cette nuit,

Les jeunes Florentines ont imité

La splendeur de la cour allemande ;

Nous ornons nos boucles brunes

De mainte fleur riante ;

Fils et flocons de soie

Jouent leur rôle dans cette floraison.

Car nous tenons pour méritoire

Et digne des plus hautes louanges,

Que nos brillantes fleurs artificielles

Fleurissent toute l’année.

Toutes sorte de petites découpures coloriées

Ont été symétriquement disposées ;

Vous pouvez vous moquer de chaque pièce,

Mais l’ensemble vous attirera.

Nous sommes gracieuses à voir,

Jardinières et coquettes ;

Car la nature des femmes

Est proche parente de l’artifice.53

Dans ce passage, il nous faut remarquer la relation à l’artifice dans le contact avec la nature. Ces jardinières symbolisent un contact avec la nature par le truchement de l’artifice qui leur permet de développer la féminité, la coquetterie, la séduction. Il s’agit donc ici d’un mode féminin de contact avec la nature par le biais de la profession.

Ensuite, nous pouvons considérer les bûcherons :

“DES BÛCHERONS (entrent, violents et grossiers)

Place ! Déblayez !

Il nous faut de l’espace !

Nous coupons les arbres,

Ils craquent, ils tombent ;

Et quand nous les charrions,

Il y a des chocs.

Pour notre éloge

Comprenez bien ceci ;

Si, dans le pays, des hommes grossiers

Ne travaillaient pas aussi,

Comment les délicats

Se tireraient-ils d’affaire tout seuls,

Malgré tout leur esprit ?

Sachez cela ;

Car vous gèleriez

Sans nos sueurs.” 54

Ici, nous avons le rapport inverse à la nature de celui des jardinières. Tant dans leur comportement que dans leurs propos et aussi dans le rythme « militaire » de la strophe, on peut sentir que ce corps de métier développe, dans son mode de relation à la nature, la virilité masculine. Avec les bûcherons, le contact avec la nature n’est pas réglé par le truchement de l’artifice mais au contraire par celui de la musculature, c’est-à-dire d’un contact « direct » et « naturel ».

Les jardinières développaient une relation à la beauté de la nature, les bûcherons développent une relation avec sa force.

2 – Les parasites

A la suite de cette évocation des métiers en contact avec la nature, suit une évocation des différentes formes de relations « parasitaires » avec la production de ces métiers. Ce sont par exemple les paillasses, les parasites ou l’ivrogne. Chacun vit de ce que les métiers peuvent produire comme résidus dans leur contact avec la nature.

Ainsi les parasites :

“PARASITES (flatteurs et convoiteux)

Braves porteurs de bois,

Vous et vos beaux-frères

Les charbonniers,

Vous êtes nos hommes.

Toutes nos courbettes,

Nos inclinaisons de tête,

Nos phrase contournées,

Notre adresse à souffler

Tantôt le froid, tantôt le chaud,

Selon ce qui plaît à chacun,

A quoi tout cela servirait-il ?

A quoi bon un feu

Énorme même

Tomberait-il du ciel,

S’il n’y avait pas des bûches

Et des charges de charbon

Pour activer le brasier

Dans toute la largeur du foyer ?

Là tout rôti, mijote,

Bout et bouillonne.

Le vrai gourmet,

Le pique-assiettes

Sent le rôti,

Pressent le poisson ;

Cela l’incite à des prouesses,

A la table du patron.” 55

Goethe a voulu symboliser ici cette caste à part qui vient se greffer sur les résidus de la production humaine en contact avec la nature, tout ce qui rentre dans un rapport improductif avec la nature mais qui, au sein de la société, ne vit pas moins d’elle, qu’il soit homme ou bien insecte. Car, le propre de toute société, qui vit d’un rapport à la nature, est nécessairement de produire des résidus, c’est-à-dire une production naturelle abandonnée par l’économie générale de la nature. Une sorte de nature dérivée produite par le contact de la nature à la société.

3 – La nature en tant que force du destin

Le carnaval se poursuit et, avec les figures qui apparaissent ensuite, nous nous trouvons en face d’un mode de rapport de la société à la nature bien plus subtil à comprendre. Il s’agit de la représentation symbolique de tous les événements humains majeurs dont l’apparition au sein de la société humaine est attribuée à la nature. Il s’agit de la naissance et de la mort, de la maladie et de la santé, etc. Les forces de la nature, qui sont censées régir ces événement heureux ou malheureux, sont symbolisés ici par les anciennes figures de la mythologie grecque, les Grâces, les Parques :

“LES PARQUES

ATROPOS. – C’est moi, l’aînée,

Qu’on a invité cette fois à filer ;

Je pense beaucoup, je réfléchis beaucoup

En filant le fil délicat de la vie.

Pour qu’il vous soit souple et doux,

J’ai su choisir le lin le plus fin ;

Pour qu’il devienne lisse, délié et égal,

Mes doigts habiles le démêleront.

Si vous vous montrez trop exubérants

Dans le plaisir et les danses,

Souvenez-vous des limites de ce fil,

Prenez garde ! Il pourrait casser.

CLOTHO. –

Sachez que depuis quelques jours

Les ciseaux me sont confiés ;

Car on n’était pas édifié

Des agissements de notre vieille.

Elle tirait en longueur des fils sans valeur,

Les laissant au jour et au grand air,

Tandis qu’elle tranchait le fil des plus beaux espoirs

Et les traînait au tombeau.

Pourtant moi aussi, dans ma jeune activité,

Je me suis trompée cent fois ;

Aujourd’hui, pour me tenir en bride,

Les ciseaux sont enfermés dans l’étui.

Et j’aime à être liée ainsi,

Je regarde ces lieux avec bienveillance ;

Vous qui jouissez de ces heures de liberté,

Continuez toujours vos ébats.

LACHÉSIS. –

Moi, la seule raisonnable,

Je suis chargée de maintenir l’ordre ;

Mon fuseau, toujours en mouvement,

Jamais encore n’a tourné trop vite. (…)

Si une fois seulement je m’oubliais,

Je tremblerais pour le monde ;

Je compte les heures, je mesure les années,

Et le tisserand prend l’écheveau.” 56

La pensée de Goethe doit être ici bien comprise. Il veut montrer comment la société se représente les forces naturelles qui régissent la vie et la mort. Et ainsi, il indique que la société se les représente à la fois comme des forces rationnelles et des forces irrationnelles.

Remarquons en effet que de chacune des Parques s’imagine être seule raisonnable et contrecarre les agissements des deux autres. Si bien que nous avons une sorte de combat entre trois types de rationalité, et c’est ainsi que la société s’explique la confusion au sein du déroulement de l’existence humaine. C’est la façon dont la société s’imagine inconsciemment comment la nature régit la vie et la mort des hommes. Ce qui compte pour la société, c’est que ces forces de la nature soient rationnelles. Cette représentation la rassure. L’incohérence s’expliquant ensuite par un conflit des rationalités.

4 – La nature en tant que force antisociale

Avec les Furies, Goethe nous met en présence de la façon dont la société se représente les forces qui la minent intérieurement, qui détruient la paix et la cohésion sociale :

“ALECTO –

A quoi cela vous sert-il ? vous aurez confiance en nous,

Car nous sommes jolies et jeunes et chattes caressantes ;

Si l’un de vous a une bien-aimée,

Nous le flatterons jusqu’à ce que

Nous osions lui dire, les yeux dans les yeux,

Qu’en même temps elle fait signe à celui-ci et celui-là,

Qu’elle est sotte, contrefaite et boiteuse,

Et si elle lui est fiancée, qu’elle ne vaut rien.

De même nous savons harceler la fiancée :

Il y a peu de semaines, son ami

Est allé jusqu’à parler d’elle avec dédain à une telle ! –

Si l’on se réconcilie, il restera toujours quelque chose.

MÉGÈRE. – Ceci n’est qu’un jeu ! une fois qu’ils sont mariés,

Je m’en charge et je sais, dans tous les cas,

Empoisonner par des caprices le bonheur le plus beau ;

L’homme est inégal, inégales sont les heures.

Et nul ne serre dans ses bras ce qu’il a souhaité,

Sans désirer follement ce qu’il souhaite plus,

Que le bonheur suprême dont il a pris l’habitude ;

Il fuit le soleil et veut réchauffer la glace.

De tout cela je sais me servir

Et j’amène le fidèle Asmodée

Qui répand en temps propice des bruits funestes,

Ainsi je ruine l’humanité par couples.” 57

Il s’agit d’une représentation des forces instinctives de la jalousie, de la suspicion ou de la haine. Ces forces sont naturelles au sens où elles proviennent de la sphère animale en l’homme. Et la société se représente ces forces de manière symbolique, ici sous le visage des Furies. Mais Goethe veut surtout montrer qu’il existe un besoin de la conscience sociale de représenter allégoriquement les forces instinctives, les forces de la nature qui l’habitent et troublent son ordre.

5 – La maîtrise de soi en tant qu’équilibre entre les émotions de la nature

Survient ensuite une nouvelle allégorie : la prudence, chevauchant un éléphant, tient captive la crainte et l’espérance :

“LA CRAINTE. – (…)

Allez-vous-en, rieurs ridicules !

Vos ricanements vous rendent suspects ;

Tous mes adversaires

M’assaillent pendant cette nuit.

Voici un ami changé en ennemi,

Je connais déjà son masque ;

Cet autre voudrait m’assassiner,

Découvert, il se dérobe furtivement.

Ah ! Comme je voudrais m’enfuir n’importe où,

Dans le monde, là dehors !

Mais la mort menace là-bas aussi,

Et me retient entre la fumée et l’épouvante.

L’ESPÉRANCE. – (…)

A la lueur des torches,

Nous irons, en des jours sereins,

Tout à fait selon notre bon plaisir,

Errer librement par les belles campagnes, (…)

Nous entrons partout avec confiance :

Certainement la meilleure des choses

Doit se trouver en quelque lieu.

LA PRUDENCE. –

Deux des plus grandes ennemies de l’homme,

La crainte et l’espérance, je les tiens enchaînées

Et les retient loin de la société humaine ;

Faites place ! vous êtes sauvés.” 58

Là encore, Goethe symbolise la façon dont la société se représente quel doit être son mode de relation avec les sphères obscures de son inconscient, c’est-à-dire avec la voix de la nature en nous. Il faut faire s’équilibrer entre elles les passions contradictoires pour parvenir à la maîtrise de soi. Il s’agit, bien évidemment, d’une référence explicite à la définition aristotélicienne de la prudence dans l’Éthique à Nicomaque.

Mais Goethe veut montrer par là que la société, à travers ce genre de représentations, continue à concevoir son mode de relation à la nature par le biais de la pensée et de la mythologie grecque, c’est-à-dire par une forme archaïque de relation à la nature.

6 – La conception sociale de la relation de la poésie à la nature

L’allégorie suivante symbolise la façon dont, dans la perspective de la représentation de son propre rapport à la nature, la société se représente la fonction poétique :

“LE CONDUCTEUR

Je suis la Prodigalité, je suis la Poésie ;

Je suis le Poète qui trouve son propre achèvement

En prodiguant son bien le plus intime.

Moi aussi je suis incommensurablement riche

Et je m’estime l’égal de Plutus.(…)

LE HÉRAUT. –

La vantardise te sied à merveille,

Mais fais-nous voir tes tours d’adresse.

LE CONDUCTEUR

Voyez, je n’ai qu’à faire claquer mes doigts,

Et déjà tout brille et miroite autour du char.

Voici un collier de perles qui jaillit.

(Continuant de claquer des doigts.)

Prenez agrafes et boucles d’or pour le cou et l’oreille ;

Peignes et couronnes sans défaut,

Joyaux précieux montés en bague ; (…)

LE HÉRAUT

Comme la foule se jette sur tout cela ! (…)

Mais j’aperçois de nouvelles astuces :

Si empressé que vous soyez à saisir un objet,

Vous en avez vraiment mince profit,

Le don vous fuit et s’envole.

Le collier de perles se défait,

Des insectes vous grouillent dans la main,

Le pauvre sot les lance loin de lui,

Et ils bourdonnent autour de sa tête.

D’autres, au lieu d’objets solides,

Attrapent de malicieux papillons.

Que de choses promet ce coquin,

Pour n’en donner que l’apparence brillante !59

Selon Goethe, la société se représente donc la poésie comme quelque chose qui ne fait que donner l’apparence des richesses de la nature. La poésie est ce qui, aux yeux de la société, est chargé de reproduire artificiellement les richesses et les beautés de la nature. Son pouvoir est une pure tromperie, puisque cette beauté, lorsque l’on veut la saisir, redevient de la nature brute, c’est-à-dire des insectes. Le pouvoir de la poésie est illusoire et menteur.

La poésie est perçue par la société, ainsi que le montre Goethe, comme une activité d’embellissement trompeur de la nature.

7 – La conception sociale de la relation de la richesse à la nature

Par contre la société voit un rapport authentique à la nature dans l’acquisition de la richesse. Et plus exactement de l’or. L’or est, du point de vue social, autant une richesse naturelle que sociale. L’or est pensé comme un élément commun à la sphère naturelle et la sphère sociale.

Ce rapport à l’or est symbolisé dans cette scène par Plutus :

“PLUTUS

Il est temps à présent de libérer le trésor !

Je frappe les serrures de la baguette du héraut.

Le coffre s’ouvre ! voyez ! dans des chaudières d’airain,

Se développe et bout comme un sang d’or ;

D’abord les joyaux : couronnes, chaînes, bagues ;

La vague grossit et menace de les engloutir en les faisant fondre.

CRIS ALTERNÉS DE LA FOULE

Voyez ici, oh ! voyez comme cela jaillit en abondance,

Et remplit le coffre jusqu’au bord.(…)

Les ducats bondissent, frappés au coin,

Oh ! j’en suis tout ému –

Je vois tout ce que je désire !” 60

L’envie de l’or et des richesses est donc perçue par la société comme un élément naturel en son sein.

8 – Le panthéisme social

Les allégories qui suivent représentent toutes les forces de la nature : un satyre, des gnomes, des géants, des nymphes. Et toutes ces forces vont rendre hommage à Pan, leur seigneur :

“LES NYMPHES EN CHOEUR (entourant le grand Pan)

Le voici, lui aussi ! –

Tout l’univers

S’incarne

Dans le grand Pan.

Vous, les plus gaies, entourez-le,

En danses folâtres voltigez autour de lui ;

Car puisqu’il est grave et bon à la fois,

Il veut que l’on soit joyeux.

Sous la voûte bleue aussi

Il se tenait toujours éveillé,

Mais les ruisseaux coulent vers lui en murmurant,

Et les vents légers le bercent doucement.

Lorsqu’il s’endort à midi, (…)

Mais quand, soudain, avec puissance, sa voix retentit

Comme l’éclat de la foudre et le mugissement de la mer,

Alors personne ne sait où donner de la tête,

La vaillante armée se disperse dans la campagne

Et le héros tremble au milieu du tumulte.” 61

Pan est l’image, pour la société, de la puissance qui gouverne et régit la nature, de manière presqu’institutionnelle, comme on gouverne la société humaine. La société se représente donc la nature comme elle se représente sa propre administration.

Notre hypothèse se voit par ailleurs entièrement confirmée lors de l’incident qui vient clore la scène où nous découvrons que c’était l’empereur en personne qui s’était déguisé en Pan :

“LE HÉRAUT

Les nains conduisent pas à pas le grand Pan

Vers la source de feu ; (…)

Il se penche pour regarder tout au fond. –

Voilà que sa barbe y tombe! (…)

Mais une catastrophe s’ensuit :

La barbe s’enflamme et revient sur lui,

Elle met le feu à la couronne, à la tête, à la poitrine, (…)

Mais qu’entends-je, quel bruit circule (…)

Mais j’entends crier de tous côtés :

«C’est l’empereur qui souffre cette torture !»62

L’empereur et Pan sont une seule et même personne, parce que la société se représente l’ordre immanent de la nature comme un gouvernement impérial. Finalement, la société ne connaît pas la nature. Elle se la représente à son image. Pan est l’empereur de la nature comme, au sein de ce carnaval, l’empereur se déguise en Pan.

Pour le pouvoir, cette confusion entre l’ordre naturel et l’ordre social est une manière de se légitimer.

9 – Le pouvoir et la nature

Il faut en effet relever cette forme de mimétisme volontaire entre l’organisation sociale et l’organisation naturelle. La société ne cesse de vouloir, comme nous l’avons vu à travers les toutes premières allégories, se dissocier de la nature en pensant sa relation à elle. Mais, au niveau du pouvoir suprême et de sa hiérarchie interne, la société se pense comme un ordre naturel de type panthéïque.

C’est pourquoi, dans la scène suivante, Méphistophélès saura flatter l’empereur de façon astucieuse en le décrivant comme le prince des éléments.

En effet, le roi lui-même se décrit comme le seigneur de l’élément du feu :

“L’EMPEREUR

Je me suis vu soudain au milieu d’une sphère ardente,

Il me semblait presque que j’était Pluton.

Devant moi un fond rocheux fait de ténèbres et de charbon se dressait,

Rutilant de flammèches. Hors du gouffre

Jaillissaient des milliers de flammes furieuses

Qui s’unissaient en une seule voûte embrasée.

Les langues de feu serpentines se dressaient en un dôme grandiose,

Qui à tout instant se formait, à tout instant se défaisait.

A travers un vaste espace où tourbillonnaient des colonnes de feu,

Je voyais se mouvoir en longues files les peuples,

Qui se pressaient vers moi en un vaste cercle

Et me rendaient hommage, comme ils l’avaient toujours fait.

Je reconnaissais de-ci de-là des gens de ma cour,

Je me faisais l’effet d’un roi des salamandres.63

Méphisto renchérit dans ce sens en lui assurant qu’il est aussi le roi de l’eau :

“MÉPHISTOPHÉLÈS

Tu l’es, Seigneur, puisque chaque élément

Reconnaît ta Majesté comme absolue.

Le feu t’obéit, tu l’as éprouvé ;

Jette-toi dans la mer, là où elle se déchaîne avec le plus de furie,

A peine auras-tu posé ton pied sur le fond semé de perles,

Qu’aussitôt va se former, en bouillonnant, un cercle magnifique ;

Tu verras monter et s’abaisser des vagues agiles d’un vert lumineux,

Bordées de pourpre, qui se gonfleront en une demeure splendide

Autour de toi, qui sera au centre. (…)

Le requin ouvre ses mâchoires, tu lui ris dans la gueule.

Si fort que s’empresse autour de toi, maintenant, la cour émerveillée,

Jamais tu n’as vu une pareille affluence.

Mais la beauté la plus exquise même ne se refusera pas à toi :

Voici que les curieuses Néréïdes s’approchent

De la splendide demeure au sein de l’éternelle fraîcheur.

Les plus jeunes timides et lascives comme les poissons,

Les plus âgées prudentes. Déjà Thétis l’apprend,

Au nouveau Pelée elle tend sa main et ses lèvres. –

Un siège alors dans les champs de l’Olympe.” 64

Méphistophélès cherche donc à conforter l’empereur dans son identification avec le dieu Pan. L’empereur voudrait régner sur ses sujets comme il s’imagine que Pan règne sur les éléments de la nature. Il veut fonder l’essence de son pouvoir par le biais d’une analogie avec ce qu’il s’imagine de l’organisation du monde naturel. Et, ce qui est pire, organiser la société selon ce principe.

L’empereur veut être un dieu social comme Pan est un dieu naturel.

Conclusion partielle

Cette scène du carnaval ne doit donc surtout pas être pensée comme une image de la façon dont Goethe se représentait la nature, mais, au contraire, comme une auto-représentation de la société dans son rapport à la nature.

Si Faust perçoit cela, au début du Second Faust, c’est que toute l’aventure de cette pièce consiste justement à fonder un lien authentique entre la société et la nature.

C’est pourquoi, à la fin du drame, Faust, devenu vieux, a tenté de construire une société idéale au sein d’une nature proche d’un paradis terrestre.

Dans cette scène, Faust perçoit comment la société humaine, qui a hérité en cela des vieilles conceptions issues de la tradition grecque, pense son rapport à la nature. Or ce rapport, à maints égards, est faussé. Quoique subtil et profond, il ne tient pas compte de la nature et fonde un ordre social basé sur la domination et la vénération hiérarchique.

C’est tout ce rapport de la société à la nature que Faust tentera de reconstruire de manière authentique pour fonder sa cité idéale.

CHAPITRE VI

Les archétypes et la nature

à travers l’étude de la scène : Galerie sombre

Nous avons déjà eu l’occasion, à plusieurs reprises, de signaler l’importance de cette scène. Nous avions alors évoqué le lien entre le royaume des Mères et la sphère céleste de Raphaël, anticipant en cela l’étude qui va suivre. A présent, c’est l’occasion pour nous de regarder jusque dans le détail du texte cette parenté supposée des deux sphères.

1 – Hélène, entéléchie de l’âme de Faust dans la sphère raphaëlique de la nature

Après avoir rendu riche l’empereur par le biais du papier-monnaie, Faust est sollicité par celui-ci pour faire apparaître Pâris et Hélène, les deux archétypes grecs de la perfection humaine. Faust doit donc user de la magie et, pour ce faire, se tourne vers Méphisto. Avant de poursuivre, il nous faut tâcher de comprendre qui est Hélène. Celle-ci était déjà apparue à Faust dans la scène Cuisine de sorcière :

“FAUST (qui pendant ce temps s’est tenu devant un miroir, s’en approchant et s’en éloignant tout à tour)

O divine beauté qui se montre à mes yeux

Dans ce miroir magique ! Amour, prête ton aile, (…)

Hélas, lorsque je veux approcher mon regard,

Je ne l’aperçois plus qu’à travers un brouillard.

Pas de plus ravissante image !

Existe-t-il vraiment femme ayant ce visage ?

Les cieux sont rassemblés dans ce corps étendu.

Sur terre un tel trésor serait-il descendu ?” 65

Au cours de cette brève apparition d’Hélène, Faust la perçoit dans un miroir. Ce qui nous invite à penser que, en quelque sorte, c’est lui-même que Faust voit en la personne d’Hélène. Ou, plus exactement, une part de lui-même qui a été préservée dans sa pureté originelle. Comme si Faust contemplait son propre archétype primordial. Par ailleurs, l’avant dernier vers semble souligner une parenté entre Hélène et les étoiles :

“Les cieux sont rassemblés dans ce corps étendu.” 66

Ce qui nous permet de dire qu’Hélène est l’archétype de Faust résidant dans la pureté originelle de la sphère céleste. Comme s’il se produisait une inversion des sexes et que, si Faust est masculin dans la sphère terrestre, l’entéléchie de Faust doive être féminine dans la sphère céleste.

Nous aurions envie de dire que Hélène représente l’âme de Faust, la part désincarnée de lui-même qu’il contemple dans le miroir de la sorcière.

2 – La sphère des Mères

C’est pourquoi, lorsque Faust veut faire apparaître Hélène, il doit aller la chercher dans la sphère des archétypes. Il ne connaît pas cette sphère, mais il presse Méphistophélès de telle façon que celui-ci est obligé de lui en révéler l’existence :

“MÉPHISTOPHÉLÈS

A contrecoeur je révèle un suprême mystère.

Des déesses trônent, formidables, dans la solitude,

Autour d’elles il n’est point de lieu, encore moins de temps ;

Pour parler d’elles on ne saurait trouver de mots.

Ce sont les Mères !” 67

Ainsi, Méphistophélès nous décrit en quoi consiste la sphère des Mères : elle se situe au-delà de toute notion spatiale ou temporelle. L’absence de temps dans la sphère des Mères n’a rien pour nous étonner : nous avions déjà vu que, dans la sphère céleste de Raphaël, règne la temporalité de l’Éternité.

L’absence de spatialité est plus délicate à comprendre : si elle se situe dans la sphère céleste, la sphère des Mères devrait, d’une certaine façon, devoir se situer dans un lieu. Mais rappelons-nous que, déjà dans la sphère de Gabriel, en raison de la logique de la simultanéité qui y règne, nous avions dû relativiser notre notion de l’espace : l’espace y est présent et, en même temps, n’est pas pris en compte par les forces de cette sphère. De même, dans la sphère de Raphaël, il nous faut penser une absence, cette fois totale, de détermination spatiale.

Ces éléments demandent beaucoup d’efforts pour être compris, mais Goethe a toujours voulu que la pensée soit capable de remettre en question ses catégories afin de penser le réel. Pour comprendre cette sphère des Mères dans son intemporalité et sa non-spatialité, c’est cette mobilité de l’esprit que nous devons acquérir.

C’est ainsi que Méphisto, lorsqu’il décrit à Faust le chemin pour accéder aux Mères, met au défi sa raison :

“FAUST

Où s’ouvre le chemin ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Point de chemin ! Vers l’inexploré

A jamais inexplorable ; vers l’inobtenu

A jamais inobtenable. Es-tu prêt ?

Point de serrures, point de verrous à repousser,

Tu vogueras à travers les solitudes.

As-tu l’idée du désert et de la solitude ?

FAUST

Tu pourrais, si tu m’en crois, t’épargner pareils propos ;

Cela sent la cuisine de la sorcière,

Cela sent un temps depuis longtemps passé.

Ne m’a-t-il pas fallu avoir commerce avec le monde ?

Apprendre le néant, enseigner le néant ?

Parlais-je raisonnablement, disais-je ce que j’avais vu,

La contradiction éclatait avec un fracas redoublé ;

N’ai-je pas dû, enfin, devant des attaques répugnantes,

Me réfugier dans la solitude, au fond du désert,

Et, pour ne pas vivre seul, totalement délaissé,

Me donner pourtant au Diable à la fin ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Et quand tu aurais passé à la nage l’Océan,

Et contemplé, là, l’immensité sans bornes,

Du moins là pouvais-tu voir, parmi l’épouvante de la mort,

La vague succéder à la vague.

Du moins pouvais-tu voir quelque chose ; voir dans l’émeraude

De la mer aplanie bondir les dauphins ;

Voir les nuages qui passent, voir le soleil, la lune et les étoiles ;

Mais ici tu ne verras rien dans le lointain éternellement vide,

Le pas que tu fais tu ne l’entendras point,

Tu ne trouveras rien de solide là où tu t’arrêteras.” 68

Faust n’a cependant pas peur, ainsi que ce passage le montre, de la notion de néant. Il a déjà dû l’affronter, dans sa confrontation au savoir, dans sa confrontation à la mort. C’est pourquoi les propos de Méphistophélès ne lui font aucune impression. Faust est capable de penser le néant, la non-spatialité et l’intemporalité, et de ce fait est prêt à entreprendre le voyage au royaume des Mères qui se situe au-delà de toute représentation appartenant à la sphère terrestre.

3 – Les Archétypes et la sphère de Raphaël

Ainsi, Faust doit quitter l’univers terrestre pour entreprendre ce voyage. Ou, comme le dit Méphisto, quitter le monde créé :

“MÉPHISTOPHÉLÈS

Enfonce-toi donc dans l’abîme ! Je pourrais aussi bien dire : monte vers les hauteurs !

C’est tout un. Quitte le monde créé

Pour fuir vers les espaces indéfinis des formes possibles !

Goûte le spectacle de ce qui depuis longtemps n’est plus ;

Comme un fleuve de nuages serpente cette foule,

Brandis la clé, écarte-les de toi !” 69

Faust doit quitter le monde créé pour se rendre dans le monde incréé. Il s’agit de se rendre dans cette strate de la réalité qui est en-dehors de toute manifestation sensible. C’est-à-dire celui où les êtres existent dans leur pureté originelle non manifestée :

“MÉPHISTOPHÉLÈS

Un trépied ardent t’annoncera enfin

Que tu as atteint le fond le plus reculé de l’abîme ;

A sa clarté tu verras les Mères,

Les unes assises, les autres debout ou marchant,

Comme cela se trouve. Formation, transformation,

Voilà l’éternel entretien de leur pensée éternelle.

Autour d’elles planent les images de toute créature,

Elles ne te voient pas, car elles ne voient que des schèmes.

Rassemble alors ton courage, car le danger est grand,

Va droit au trépied,

Touche-le avec la clé !” 70

Méphistophélès nous décrit en effet ici ce que nous pourrions appeler des archétypes ; ce que lui nomme les schèmes.

Ce point, la théorie de la métamorphose des plantes pourrait nous le rendre plus clair. En effet, il est nécessaire de penser la plante originelle de Goethe, comme un schème qui, en tant que tel, n’a pas d’existence concrète sur la terre :

“Les darwinistes de la fin du siècle précédent ont donc assimilé à tort la plante primordiale à un organisme rudimentaire d’où le règne végétal actuel serait issu par le jeu de l’adaptation à l’environnement et de la sélection naturelle. Principe formateur réel, mais non présent en tant que tel dans le sensible, la plante primordiale est au contraire le support, éminemment dynamique, des processus d’adaptation et constitue, si l’on peut dire, l’objet de l’évolution.” 71

Là où les darwinistes ont vu dans la plante primordiale de Goethe un ancêtre de toutes les plantes, il faut au contraire voir un archétype, c’est-à-dire quelque chose qui réside dans la sphère de l’éternité et qui, en tant que tel, ne se manifeste pas dans la sphère terrestre.

Précisons ce point, en nous servant de la notion que Rudolf Steiner nomme le type :

“Il ne faut pas représenter ce type comme quelque chose de fixe (fest). Il n’a absolument rien à voir avec ce qu’Agassiz, le principal adversaire de Darwin, appelle une «pensée créatrice divine incarnée». Le type est quelque chose d’essentiellement fluide duquel se laissent dériver tous les genres et toutes les espèces particulières que l’on peut considérer comme des sous-types, des types spécialisés. Le type n’exclut pas la théorie de l’hérédité. Il ne contredit pas le fait que les formes organiques se développent les unes à partir des autres. Il est seulement la protestation, élevée au nom de la raison, contre l’idée selon laquelle l’évolution des organismes se ramène à la succession des formes concrètes (perceptibles par les sens). C’est lui qui est à la base de toute cette évolution. C’est lui qui produit la cohérence dans cette multiplicité infinie. Il est l’intériorité de ce que nous rencontrons comme formes extérieures des êtres vivants. La théorie darwinienne présuppose le type. Le type est le véritable organisme primordial ; selon qu’il se spécialise idéellement : plante primordiale (Urpflanze) ou animal primordial (Urtier). Aucun être vivant particulier, appartenant à la réalité sensible, ne peut l’être.” 72

La feuille et la tige, les fleurs et la racine, ne sont que des formes de manifestation du type : la racine est une ramification de nervures, la tige est une feuille enroulée sur elle-même, etc. Le type, quant à lui, est ce qui se situe entre ses propres manifestations, entre la tige, la racine, la feuille et la fleur. On perçoit le type, comme le souligne Rudolf Steiner, par la méthode de la comparaison. Le type est à la fois ce qui est commun à une racine et à une fleur, et ce qui n’est ni l’une ni l’autre.

Le « type » vit donc dans un espace purement conceptuel. Et pourtant il n’en a pas moins une réalité effective dans le monde.

Dans la pensée elle-même, le type n’apparaît aucunement comme une représentation fixe. Au contraire, il fait partie d’un insaisissable, d’un non-figuratif absolu. Le type émerge de la perception de deux plantes et reste au niveau de l’intuition conceptuelle :

“FAUST (avec grandeur)

Soyez invoquées, ô Mères, qui trônez

Dans l’illimité, qui résidez dans l’éternelle solitude

Et pourtant en société. Autour de votre tête planent

Les images de la vie, mobiles mais sans vie.

Tout ce qui fut jadis, dans la splendeur et la lumière,

Se meut ici, aspirant à l’éternité.

Et vous, puissances omnipotentes, vous répartissez ces êtres,

Envoyant les uns vers la tente du jour, les autres vers la voûte de la nuit.

Les uns se voient entraînés par le courant béni de la vie,

Les autres sont évoqués par le mage audacieux ;

Prodigue de ses dons et confiant en son art,

Il fait voir à chacun les merveilles qu’il désire contempler.” 73

Ainsi, ces images mobiles mais sans vie, archétypes, types ou schèmes sont le nom de la réalité désincarnée que Faust va rechercher dans le royaume des Mères, c’est-à-dire dans la sphère céleste de Raphaël.

3 – Le théâtre et les Mères

La mise en scène

Mais, après avoir atteint cette sphère, Faust devra faire apparaître les archétypes de Pâris et d’Hélène aux yeux de la cour et de l’empereur. Or, la mise en place de cette apparition magique ressemble à une mise en scène théâtrale.

Méphistophélès tient le rôle du souffleur :

“MÉPHISTOPHÉLÈS (émergeant du trou du souffleur)

J’espère, depuis ici, gagner la faveur de tous,

Souffler, c’est l’éloquence du Diable. (A l’astrologue)

Tu sais le rythme sur lequel se meuvent les astres,

Et comprendras magistralement mes chuchotements.” 74

Il souffle à l’astrologue qui a, de fait, la position du conteur.

Faust, quant à lui, a le statut du metteur en scène, ainsi que le lui rappelle en vain Méphisto :

“MÉPHISTOPHÉLÈS (du trou du souffleur)

Contenez-vous donc et ne sortez pas de votre rôle !” 75

“MÉPHISTOPHÉLÈS

Mais c’est toi-même qui es l’auteur de toute cette fantasmagorie !” 76

Quant à la cour, elle a le rôle du public qui exprime ses émotions.

Tout est donc en place pour qu’apparaissent les acteurs, c’est-à-dire Pâris et Hélène.

Le mouvant et la musique

Au moment de l’incarnation des archétypes dans les vapeurs de l’encens, il se produit une sorte d’émanation musicale :

“L’ASTROLOGUE

En même temps qu’ils se meuvent, les Esprits émettent une musique.

De ces sons aériens jaillit un je ne sais quoi,

Et tandis qu’ils passent, tout se mue en mélodie.

Le fût de la colonne résonne et de même le triglyphe,

Je crois même que le temple tout entier chante.

Les vapeurs s’abaissent ; hors du voile léger

S’avance en mesure un bel adolescent.

Ici cesse ma fonction, à quoi bon le nommerais-je

Qui ne connaît pas le gracieux Pâris !” 78

Cette musique s’explique lorsque nous considérons que la sphère raphaëlique est aussi celle de l’Harmonie, c’est-à-dire un lieu où se déploie une certaine musicalité, comme nous avons déjà eu l’occasion de le constater avec le soleil.

C’est pourquoi, lorsque les archétypes de Hélène et Pâris s’incarnent dans le mouvant, la musique de la sphère céleste se fait entendre.

La réaction subjective des spectateurs

Mais le phénomène le plus étrange à observer est la réaction des spectateurs. En face des archétypes masculins et féminins de l’être humain, ceux-ci sont en effet incapables de les voir pour ce qu’ils sont, mais projettent sur eux leurs fantasmes ou leurs envies.

Ainsi, par jalousie, les hommes ne veulent pas reconnaître à Pâris la beauté supérieure archétypale masculine qu’il incarne :

“UN CHEVALIER

Je ne vois ici qu’un vulgaire pâtre,

Rien du prince, et rien des manières de cour.

UN AUTRE

Eh quoi ! A demi nu ce garçon est beau, sans doute,

Mais il nous faudrait d’abord le voir sous l’armure !

UNE DAME

Le voilà qui s’assied noblement et bien à l’aise.

UN CHEVALIER

Sur ses genoux, sans doute, vous vous trouveriez bien ?

UNE AUTRE DAME

Il pose son bras avec tant de grâce au-dessus de sa tête.

UN CHAMBELLAN

Quel rustre ! Je trouve cela impardonnable !

LA DAME

Vous autres hommes, vous trouvez partout à critiquer.

LE CHAMBELLAN

En présence de l’empereur, se vautrer ainsi !” 79

Par contre, la réaction des femmes est d’être immédiatement éprises de Pâris et séduites par sa beauté.

Il est amusant de voir que les réactions s’inversent complètement lors de l’apparition d’Hélène :

“UNE DAME AGÉE

Grande, bien faite, la tête trop petite seulement.

UNE JEUNE DAME

Voyez donc ce pied ! Imagine-t-on quelque chose de plus massif !

UN DIPLOMATE

J’ai vu des princesses ainsi faites ;

Elle me semble belle des pieds à la tête.

UN COURTISAN

Elle s’approche du dormeur, malicieuse et tendre.

UNE DAME

Qu’elle est laide auprès de cette image de pureté et de jeunesse !” 80

En face de la pureté originelle des archétypes, les spectateurs sont incapables de les voir pour ce qu’ils sont. Ils projettent nécessairement sur eux leurs fantasmes ou leurs répulsions.

C’est ainsi que nous retrouvons l’image du miroir dans lequel Faust contemple pour la première fois Hélène dans la cuisine de la sorcière : les archétypes sont comme des miroirs qui renvoient à soi-même. Si celui qui les contemple n’a pas une sensibilité suffisamment pure, il projette sur eux ses propres imperfections.

La scène de théâtre et les archétypes au sein de la cosmogonie goethéenne

Ce n’est pas le cas de Faust. Faust ne désire pas Hélène du point de vue de ses appétits sexuels, comme le fait la partie masculine de la Cour. Non, il en est amoureux, c’est-à-dire qu’il a su la contempler dans sa pureté originelle sans projeter son propre être sur elle :

“FAUST

Ai-je encore des yeux ? N’est-ce pas la source même de la beauté

Qui s’épand, surabondante, au plus profond de mon être ?

Bienheureuse récompense de ma terrible entreprise !

Le monde, auparavant, n’était pour moi que néant et mystère !

Qu’est-il aujourd’hui, depuis mon sacerdoce ?

Le voilà enfin désirable, solide, durable !

Que le souffle de vie s’éloigne de moi

Si jamais je consens à vivre de nouveau loin de toi !

Cette forme harmonieuse qui me ravit naguère

Et m’emplit de bonheur dans le reflet du miroir magique,

N’était que la décevante image d’une pareille beauté !

C’est toi qui stimules toutes les énergies,

Qui résumes toute passion,

A toi que je voue sympathie, amour, adoration, folie.” 81

Faust tombe donc amoureux de son propre archétype, de son âme dans sa réalité suprasensible. Il ne s’agit pas d’un amour égoïste mais d’une aspiration idéaliste profonde : être soi-même. Ou, pour reprendre les termes même de Goethe, de devenir ce que l’on est.

Mais, dans la perspective de cette apparition magique, cet amour est impossible car Hélène est le fruit de la mise en scène de Faust. C’est lui qui la fait apparaître, et il voudrait en même temps la posséder comme un être réel. Il y a une contradiction implicite dans cet élan amoureux, c’est pourquoi il se produit une explosion lorsque Faust tente de saisir Hélène :

“FAUST

Eh quoi, l’enlèvement ! Ne suis-je donc pour rien à cette place !

Je la sauve, et la voici doublement mienne.

Osons donc ! Mères, ô Mères ! il faut que vous me l’accordiez !

Qui l’a une fois connue ne peut plus se passer d’elle.

L’ASTROLOGUE

Que fais-tu, Faust ! ô Faust ! – Avec violence

Il la saisit, déjà se trouble la vision.

Il tourne la clé contre le jeune homme,

Il le touche ! – Malheur à nous, malheur ! C’en est fait !

(Explosion. Faust est étendu à terre. Les Esprits se dissipent en vapeurs.)

MÉPHISTOPHÉLÈS (qui charge Faust sur son épaule.)

Vous voilà bien ! A s’embarrasser d’un fou,

Le Diable même finit par s’en trouver mal.” 82

Cette explosion est le signe que, en voulant saisir Hélène, Faust a voulu faire se rencontrer et se fondre l’une en l’autre deux sphères qui sont, par essence, hétérogènes : la sphère céleste et la sphère terrestre. On peut presque dire qu’il s’agit d’une explosion de type chimique telle qu’il s’en produit lorsque l’on mélange deux produit incompatibles. Faust, en voulant saisir physiquement une réalité d’ordre céleste dans la sphère terrestre, a produit une sorte de réaction chimique cosmique qui a provoqué une explosion.

Tant que Hélène apparaissait dans le cadre de la mise en scène de Faust et Méphisto, une certaine compatibilité des deux sphères était possible. Comme si la scène de théâtre avait un statut existentiel particulier lui permettant d’incarner le céleste dans le terrestre, du moins momentanément.

Ce point est fondamental : Goethe pense en effet l’existence d’un statut particulier du théâtre en tant que médiateur entre les sphères de la nature.

Au sein de la cosmogonie goethéenne, la scène est un lieu à part. Son essence appartient aussi bien à la réalité terrestre qu’à celle de la sphère céleste ou même celle de l’Esprit de la Terre.

La scène a un statut existentiel qui lui permet de participer des trois sphères cosmiques de la nature.

CHAPITRE VII

L’incarnation et la nature

à travers l’étude de la scène : nuit de Walpurgis classique

La scène de la Nuit de Walpurgis Classique est sans doute, de loin, la plus énigmatique du Faust. Nous avouons volontiers qu’une grande part de son mystère ne nous est pas accessible.

Pourtant, dans l’axe de notre problématique, il est possible de déterminer dans cette scène une ligne directrice qui nous permettra d’en comprendre certains aspects.

1 – L’incarnation d’Homunculus

L’eau et le feu en tant que principes constitutifs de la nature

Cette ligne directrice est celle que trace lui-même Homunculus, homme artificiel créé par Wagner, pur esprit non incarné. Il appartient à la sphère céleste car il produit à la fois de la lumière et de la musique :

“MÉPHISTOPHÉLÈS (à Homunculus)

Tu feras briller, petit, l’éclat sonore de ton falot.

HOMUNCULUS

Il fulgurera, il tintera ainsi. (L’ampoule résonne et luit avec puissance.)

Vite, à présent, vers de nouveaux prodiges !” 83

Mais Homunculus est surtout un être artificiel, artificiel au sens où il n’entre pas en contact avec la nature mais doit demeurer dans un espace clos :

“HOMUNCULUS (dans l’ampoule, à Wagner)

Eh bien ! petit père, où en sommes-nous ? Ce n’était pas une plaisanterie.

Viens, presse-moi bien tendrement sur ton coeur !

Pas trop fort, pourtant, afin que le verre n’éclate pas.

Car c’est là le propre des choses :

Au naturel le monde suffit à peine,

A l’artificiel un espace fermé est indispensable.84

Homunculus voyage au sein de la Nuit de Walpurgis Classique parce qu’il désire y trouver le moyen de naître :

“HOMUNCULUS

Je flotte ainsi de lieu en lieu

Et voudrais bien prendre naissance au sens le plus complet,

Je suis si impatient de fendre en deux mon cristal ;

Mais ce que j’ai vu jusqu’à présent,

Je ne voudrais guère me risquer à y entrer.

Toutefois, je te le dis en confidence :

Je suis sur la piste de deux philosophes,

Je les épiais, ils disaient : nature ! nature !

Je ne veux pas me séparer d’eux,

Ils doivent connaître l’essence des choses terrestres ;

Et j’apprendrai bien à la fin

De quel côté la sagesse veut que je me tourne.” 85

Pour Homunculus, la Nuit de Walpurgis est une sorte de parcours initiatique de la nature et de ses soubassements surnaturels en vue de son incarnation. Il veut comprendre suffisamment la nature pour pouvoir y naître. C’est-à-dire comprendre le mystère de la vie.

C’est pourquoi il espère obtenir une réponse de deux philosophes qui discourent entre eux.

L’un est le tenant d’une conception antique selon laquelle le monde a été créé par le feu, l’autre de la conception selon laquelle il a été créé par l’eau :

“ANAXAGORE

C’est par la vapeur du feu que ce rocher se trouve ici. (…)

THALÈS

Dans l’humide toute vie a pris naissance.” 86

Mais, au delà d’un conflit apparent entre deux conceptions qui se disputeraient la primauté d’un élément sur l’autre, l’enjeu de cette discussion est une définition de la manière dont la nature procède :

“THALÈS

Jamais la nature, dans son vivant devenir,

N’a compté les jours et les nuits et les heures.

Elle modèle selon des lois qu’elle pose chaque forme,

Et, même dans les grandes choses, il n’y a point de violence.

ANAXAGORE

Mais ici il y en a eu ! Un feu plutonien furieux,

L’immense force explosive des vapeurs éoliennes,

Fit craquer la vieille croûte du sol uni,

En sorte qu’une montagne dut aussitôt prendre naissance.” 87

Dans un autre langage, on pourrait dire qu’Anaxagore, qui croit à la création par le feu, représente la pensée selon laquelle la nature crée par la violence, c’est-à-dire selon le hasard. Pour lui, il n’y a pas de lois mais des forces chaotiques qui ont permis de produire la vie de manière inopinée.

En revanche, Thalès, qui voit en l’eau le principe créateur du monde, représente plutôt la pensée selon laquelle la nature procède selon des lois incontournables. C’est à cette conception que Goethe donne raison puisque c’est Thalès que suit Homunculus.

Protée et le principe de métamorphose

Au cours de son voyage dans l’univers de la Nuit de Walpurgis, Homunculus fera de nombreuses rencontres que nous serions bien en peine d’expliquer. Mais il en est une que la théorie scientifique de la Métamorphoses des Plantes nous rend compréhensible, c’est la rencontre avec Protée.

En effet, Goethe utilise lui-même le nom de Protée dans ses traités scientifiques lorsqu’il lui semble avoir découvert le principe primordial de la métamorphose de la plante :

“Il en résulte une terminologie qui peut paraître incohérente. Goethe voit dans la feuille l’organe végétal par excellence : c’est celui dont l’Essai de 1790 suit les métamorphoses dans toutes les phases du devenir de la plante. La feuille, ou mieux ce que nous nous permettrons d’appeler la «qualité-feuille» est le «véritable Protée» qu’il faut apprendre à reconnaître, en sachant que «ce qui est identique selon l’idée peut apparaître dans l’expérience ou bien identique, ou bien semblable, et même complètement différent et dissemblable» (op. cit. p. 74).” 88

Protée symbolise donc le principe de la métamorphose des êtres vivants.

En effet, c’est sous la « forme » d’un être capable de se métamorphoser en une multiplicité d’êtres vivants, qui ne réside en aucun lieu déterminé, qu’apparaît Protée à Homunculus :

“PROTÉE (que personne ne remarque)

Voilà qui réjouit un vieux fableur comme moi !

Plus c’est étrange et plus c’est respectable.

THALÈS

Où es-tu Protée ?

PROTÉE (d’une voix de ventriloque, tantôt près, tantôt loin)

Ici ! Et ici !

THALÈS

Je te passe cette vieille plaisanterie ;

Mais, pour un ami, trêve de vaines paroles !

Je sais que tu ne parles pas de la place où tu es.

PROTÉE (comme s’il était très loin)

Adieu !

THALÈS (à demi-voix à Homunculus)

Il est tout proche. Reluis donc de ton mieux !” 89

Il ne réside en aucun lieu précis, et il peut, de surcroît, prendre la forme de n’importe quel être vivant. Disons même, pour être plus exact, que Protée est incapable de demeurer sous une même forme plus d’un instant :

“PROTÉE (sous une forme noble)

Tu as encore dans ton arsenal des ruses de sagesse pratique.

THALÈS

Changer de forme reste encore ta passion. (Il a dévoilé Homunculus.)

PROTÉE (étonné.)

Un petit nain lumineux ! Jamais on n’a vu cela !” 90

Protée est le principe même de la métamorphose des êtres vivants, principe découvert par Goethe dans ses recherches scientifiques.

L’homme et le principe de métamorphose

Protée conseille à Homunculus de naître dans l’élément de l’eau, dans la mer, suivant ainsi tout le parcours de l’évolution des espèces jusqu’à l’homme :

“PROTÉE

La vague est plus propice à la vie ;

Vers la mer éternelle va te porter,

Protée-Dauphin. (Il se métamorphose.)

C’est déjà fait !

Là te sourient les plus belles réussites :

Je te prends sur mon dos,

Et te marie à l’Océan.

THALÈS

Cède au louable désir

De commencer la création à partir du début !

Sois prêt à une action rapide !

Là tu vas évoluer selon des normes éternelles,

A travers mille et mille formes,

Et jusqu’à l’homme tu as tout le temps.

(Homunculus monte sur Protée-Dauphin.)” 91

Derrière ces propos, se loge une conception goethéenne fondamentale, à savoir que, lorsque l’être humain vient au monde, il parcourt tout le cycle de la création, toute l’évolution des êtres vivants. En ce sens, on peut dire que Goethe est un précurseur de l’embryogenèse de Haeckel. Mais avec toutefois une nuance, c’est l’être humain dans son essence immatérielle qui parcourt la création depuis son origine jusqu’à l’homme.

En ce sens, les animaux ne sont pour Goethe que des êtres humains qui se sont arrêtés au cours de l’évolution, dont la forme s’est figée avant de parvenir à celle de l’être humain.

Car le corps de l’être humain représente, dans la pensée de Goethe, la forme ultime au delà de laquelle il n’est plus de métamorphoses possibles. C’est pourquoi Protée, dont le principe est le processus continu de la métamorphose, considère l’homme comme une fin, et déconseille à Homunculus d’en devenir un :

“PROTÉE

Viens, Esprit, avec moi dans l’immensité humide,

Là tu vas vivre aussitôt en long et en large,

Tu pourras te mouvoir à ton gré ;

Mais n’aspire pas aux grades les plus hauts :

Car le jour où tu seras devenu homme,

Alors tout sera entièrement fini pour toi.

THALÈS

C’est selon, car il est beau, aussi,

D’être un homme de bien en son temps.” 92

Avec le stade humain, le principe de la métamorphose n’est plus opérant car le corps humain est l’accomplissement de l’évolution du monde organique.

La naissance et la vie

Ayant découvert le secret de la métamorphose des êtres, Homunculus poursuit donc son périple au sein de la Nuit de Walpurgis Classique. Il parvient alors à un océan. Cet océan représente le principe de la vie, ainsi que Thalès l’affirme :

“THALÈS

Comme je m’épanouis dans la joie,

Tout pénétré de beauté et de vérité…

Tout est né de l’eau !

Tout est conservé par l’eau !

Océan, daigne nous continuer ton action éternelle.

Si tu n’envoyais pas les nuées,

Si tu ne semais pas les ruisseaux gonflés,

Si tu ne guidais pas le cours sinueux des rivières,

Si tu ne parfaisais par les fleuves,

Que seraient les montagnes, que seraient les plaines et le monde ?

Tu es celui qui conserve la vie dans son éternelle fraîcheur.

ÉCHO (Choeur de tous les cercles étagés.)

Tu es celui d’où jaillit la vie dans son éternelle fraîcheur.” 93

Puis le mystère de la naissance s’accomplit. Homunculus heurte le char de Galatée, la fille de l’Océan. A ce moment, une sorte d’osmose semble se produire entre l’eau et le feu :

“NÉRÉE

Quel mystère nouveau, au milieu de cette foule,

Va se manifester à nos yeux ?

Qu’est-ce qui reluit autour de la conque, aux pieds de Galatée ?

La flamme s’élève tantôt puissante, tantôt aimable, tantôt douce

Comme si elle vibrait aux pulsations de l’amour.

THALÈS

C’est Homunculus, conduit par Protée…

Les symptômes de l’impérieuse nostalgie s’affirment,

Je pressent le soupir d’un ébranlement angoissé ;

Il va se fracasser contre le trône étincelant ;

Voilà qu’il flambe, maintenant il fulgure, déjà il se diffuse.

LES SIRÈNES

Quel prodige de feu illumine les vagues

Qui se brisent, étincelantes, les unes contre les autres ?

Tout resplendit, et ondule, et s’effuse en clarté :

Les corps s’embrasent sur la route nocturne,

Et tout, à l’entour, baignent dans un fleuve de feu ;

Qu’ainsi règne donc Éros, principe de toute chose !

Salut à la mer ! Salut aux vagues,

Où ruisselle le feu sacré !

Salut à l’eau ! Salut au feu !

Salut à cette prodigieuse aventure !” 94

Ce mystère de l’éclosion de la vie, le texte ci-dessus en relate les principales caractéristiques. Il s’agit d’une sorte de fusion entre l’eau et le feu, c’est-à-dire entre la vie et le désir. Car le désir, ou Éros dans ce texte, s’exprime dans l’élément lumineux qui embrase les vagues.

C’est pourquoi l’océan se tinte de rouge. Dans la pensée goethéenne, l’incarnation procède de l’eau et du feu, de la fusion de la vie et du désir.

C’est pourquoi, l’instant d’après, retentit l’hymne aux quatre éléments :

“TUTTI UNISONO

Salut aux airs qui ondulent doucement !

Salut aux abîmes riches en mystères !

Gloire, partout ici, gloire à vous,

Les quatre éléments !95

Cet hymne est le point d’orgue de l’incarnation d’Homunculus, le signe qu’il est véritablement venu au monde, puisqu’il pénètre dans l’univers des quatre éléments, qu’il se pénètre lui-même des quatre éléments.

Conclusion partielle

Goethe décrit donc, à travers cette aventure d’Homunculus, le mystère de la vie avant la vie. Comment un être humain, dans son essence desincarnée, se lie à la nature pour naître. Cette scène doit donc être mise en parallèle avec la dernière scène du Second Faust où Faust, en mourant, se sépare de la nature et rejette les quatre éléments.

Ainsi, Homunculus suit un processus d’incarnation qui le fait rencontrer, sous forme imagée, les mystères profonds de la vie et de la naissance dans la pensée goethéenne.

Cette scène est une véritable genèse de l’être humain, une vision des processus naturels et surnaturels qui préludent à l’incarnation de l’homme au sein de l’ensemble des créatures vivantes.

Le voyage d’Homunculus à travers la Nuit de Walpurgis Classique est donc une vision symbolique et imaginative du processus d’incarnation.

CHAPITRE VIII

La poésie et la nature

A TRAVERS LE VOYAGE DE FAUST DANS LA NUIT DE WALPURGIS CLASSIQUE

1 – Faust et la faculté créatrice

Le voyage de Faust proprement dit au sein de la Nuit de Walpurgis paraît moins directement lié à notre problématique de la nature. Pourtant, il mérite que nous nous y intéressions, car il est possible de le considérer comme le chemin exactement inverse de celui d’Homunculus. Ce n’est pas un voyage vers le monde créé mais vers la faculté créatrice.

Nous pouvons ainsi comprendre ce foisonnement de la mythologie grecque au cours de cette scène : pour Goethe, la mythologie grecque représentait la forme culturelle qui avait produit les images les plus poétiques. Goethe était, à son époque, considéré comme « le grand antique » de Weïmar. C’est pourquoi, il nous faut considérer ce voyage au sein des figures de la mythologie grecque comme un voyage au sein du « musée » intérieur de la poésie de Goethe. Un voyage au sein des formes culturelles préexistantes. La quête d’Hélène n’est autre que la quête de l’âme de la Grèce.

Ce chemin est l’inverse de celui que parcourt Homunculus, car Faust part de l’univers créé celui des quatre éléments puis, s’achemine vers son but, Hélène.

C’est ainsi qu’au moment où Faust rencontre Hélène, Goethe parvient à réaliser son vieux rêve poétique de lier l’esprit antique de la Grèce à son esprit germanique. Cette union procure à Faust une force de nature invincible :

“FAUST

Non, à l’instant tu vas voir assemblés

Les héros étroitement unis :

Seul est digne de la faveur des femmes

Celui qui sait les protéger de toute sa force.

(Aux chefs de l’armée qui se détachent des colonnes et s’approchent.)

Votre fureur contenue et silencieuse

Rend la victoire certaine,

Vous, fleur de la jeunesse du Nord,

Vous, force en fleur de l’Orient.

Vêtue d’acier, environnée d’éclairs,

La troupe qui brisa royaume sur royaume s’avance,

Ils marchent, la terre tremble,

Ils marchent et le grondement du tonnerre les suit.” 96

Car la Grèce et l’Allemagne culturellement réunies, c’était pour Goethe l’alliance de la beauté et de la force en poésie.

Ainsi, l’union d’Hélène et de Faust ne saurait être entravée. Il en naît un enfant, Euphorion, qui symbolise la faculté créatrice. Au comportement fougueux et insatiable d’Euphorion, on comprend qu’il s’agit d’une puissante aspiration intérieure qu’il paraît presque impossible de maîtriser :

“EUPHORION

Non, ce n’est pas comme un enfant que je suis apparu,

Sous les armes accourt le jeune homme ;

Uni aux forts, aux libres, aux vaillants,

Déjà il a combattu en esprit.

En avant !

Là-bas

S’ouvre le chemin de la gloire.

HÉLÈNE et FAUST

A peine appelé à la vie,

A peine donné à la douce lumière,

Tu aspires, de ces degrés vertigineux,

Vers l’espace plein de douleur.

Ne sommes-nous donc

Rien pour toi ?

Notre douce union n’est-elle que rêve ?” 97

Euphorion symbolise donc la libre et intrépide faculté créatrice poétique.

2 – L’aspiration poétique et l’aspiration à la mort

Mais cette faculté créatrice aspire à la mort :

“EUPHORION

Entendez-vous le tonnerre gronder sur les mers ?

Et la mort

Est le devoir sacré,

Chacun aujourd’hui le comprend.

HÉLÈNE, FAUST ET LE CHOEUR

O effroi ! ô terreur !

La mort est-elle pour toi un devoir ?

EUPHORION

Je devrais me borner à regarder de loin ?

Non ! je partagerai alarmes et périls. (…)

Et pourtant ! – voici qu’une paire d’ailes

Se déploie !

Volons là-bas ! Il le faut ! il le faut !

Laissez-moi voler !

(Il s’élance dans les airs, ses vêtements le portent un instant, sa tête rayonne, il laisse derrière lui une traînée de lumière.)

LE CHOEUR

Icare ! Icare !

O douleur sans égale !

(Un bel adolescent s’affaisse aux pieds des parents, on croit reconnaître dans le visage du mort une figure connue ; mais l’élément corporel disparaît aussitôt, l’auréole monte au ciel comme une comète, le vêtement, le manteau et la lyre restent à terre.)” 98

Euphorion, la faculté créatrice poétique, veut participer à la douleur du monde. Il veut se lier à la sphère terrestre, à la souffrance des hommes. Il refuse de rester un principe éthéré. C’est la raison pour laquelle il cherche et trouve la mort.

Mourant, Euphorion demande à sa mère, Hélène, de le suivre dans l’Hadès :

“LA VOIX D’EUPHORION (montant des profondeurs.)

Dans le sombre royaume

O mère, ne me laisse point seul !” 99

Et Hélène va accomplir ce voeu, laissant Faust seul. Ce qui signifie, en un langage symbolique, que la beauté et la faculté créatrice sont désormais prisonnières du royaume de l’Hadès, de l’autre monde.

La faculté créatrice, selon Goethe, vit du côté de la « face cachée » du monde, dans cette part obscure que nous pouvons aussi bien nommer l’inconscient que l’au-delà.

3 – La poésie et les quatre éléments

Mais nous rejoignons ensuite directement notre problématique lorsqu’il est question du comportement des filles qui composaient le choeur entourant Hélène. Celles-ci sont réticentes à suivre leur maîtresse dans l’Hadès. C’est pourquoi il se produit alors un phénomène particulier, elles se dissolvent au sein de la nature :

“CHORYPHÉE

Celui qui ne s’est pas fait un nom et n’a point de noble élan

Appartient aux éléments ; ainsi donc, dissolvez-vous !

Pour moi j’aspire avec ardeur à être auprès de la reine ;

Ce n’est pas le mérite seul, mais aussi la fidélité qui nous conserve la personnalité.

(Elle sort.)

TOUTES

(…) Mais l’Hadès ne nous aura plus.

La nature éternellement vivante

Fait valoir sur nous,

Nous les Esprits sur elle, des droits absolus.100

Le choeur qui accompagnait Hélène se dissout au sein de la nature plutôt que de la suivre dans l’Hadès.

La poésie et l’air

Une partie se dissout dans l’élément de l’air :

“UNE PARTIE DU CHOEUR

Nous dans le frissonnant murmure, dans l’harmonieux balancement de ces mille rameaux,

Nous captons en nous jouant les sources de vie, les conviant à monter de la racine

Dans les branches ; nous ornons notre chevelure ondoyante tantôt de feuillage, tantôt de fleurs à profusion,

Qui fructifient librement à l’air.

Le fruit tombe : et aussitôt, heureux de vivre, hommes et troupeaux s’assemblent

Pour s’en emparer, pour les savourer, se hâtant d’accourir, se pressant à l’envi ;

Et comme devant les anciens dieux, tout s’incline devant nous.” 101

Ainsi elles deviennent, en se fondant dans l’élément de l’air, dans le vent, partie intégrante du monde végétal. Elles deviennent la vie du monde végétal et aérien. C’est ainsi que le poète, attentif à cet élément de la nature sentira en lui résonner le Choeur d’Hélène, c’est-à-dire la beauté idéelle.

La poésie et la terre

Une autre partie se dissout dans l’élément minéral :

“UNE AUTRE PARTIE

Nous, contre ces murailles de rochers dont le miroir uni reluit au loin,

Nous nous glissons, câlines, voguant en de molles ondulations ;

Nous écoutons, épiant chaque bruit, le babil des oiseaux, la chanson des roseaux,

Est-ce la voix redoutable de Pan qui retentit ? notre réponse est toute prête ;

Aux murmures nous répondons par un murmure ; s’il tonne, aussitôt suivent les

[ éclats de notre tonnerre,

Deux fois, trois fois, dix fois répercutés.” 102

Elles se fondent ainsi, en se liant à l’élément minéral, au monde animal. L’attention du poète à cet élément naturel lui permettra donc aussi d’entrer en contact avec le mystère de la beauté de la nature qui est aussi celle du Choeur d’Hélène.

La poésie et l’eau

Une troisième partie se dissout dans l’élément aqueux :

“UNE TROISIÈME PARTIE

Nous, mes soeurs, d’humeur plus vagabonde, nous suivons la course des ruisseaux, (…)

Nous descendons la pente, toujours plus bas, arrosant dans les méandres de notre course sinueuse (…)

Et la ligne du rivage et le miroir des eaux, et se dressent vers l’azur du ciel.” 103

À travers l’eau également, le poète pourra sentir la présence du Choeur d’Hélène.

La poésie et le mystère de Dionysos

Enfin, la quatrième partie du Choeur d’Hélène, ce n’est pas exactement dans le feu qu’elle se dissout, mais dans le vin ; pour être plus exact, dans la vigne que travaille le vigneron :

“UNE QUATRIÈME PARTIE

Autour de la colline aux plants sacrés, où le long de l’échalas verdoie la vigne ;

Là, à toute heure du jour, le vigneron passionné

Nous fait voir son travail diligent aux résultats incertains. (…)

C’est un bruissement sous chaque treille, un bourdonnement de cep à cep.

Les corbeilles grincent, les seaux s’entre-choquent, les hottes se hâtent en gémissant,

Tout s’empresse vers la grande cuve, pour la danse vigoureuse des pressureurs ;

Ainsi la sainte abondance des grappes pures et juteuses

Est effrontément foulée aux pieds : cela écume, cela gicle, tout se mélange en une

[ affreuse bouillie.

Et voici que résonnent aux oreilles les accents d’airain des cymbales et tympanons,

Car Dionysos s’est révélé, sortant de ses mystères ;” 104

À travers cette strophe du quatrième groupe se révèle le lien, dans la pensée de Goethe, entre la faculté créatrice poétique et la nature. En effet, ces femmes évoquent le mystère de Dionysos, c’est-à-dire la légende du dieu mort qui est revenu à la vie.

Elles évoquent donc la possibilité d’un passage, à travers la nature, vers le royaume de l’Hadès où vivent Hélène et Euphorion.

Le contact avec la nature, à travers l’évocation du mystère de Dionysos, permettrait donc un contact avec cette faculté créatrice tombée dans le royaume de la mort, et non plus seulement de ressentir la beauté de la nature. L’écoute de la nature, à travers le mystère de Dionysos, mettrait donc le poète en relation avec la faculté créatrice poétique elle-même, ressuscité de l’Hadès.

Conclusion partielle

Récapitulons ce point capital : le Choeur d’Hélène s’est dissout dans la nature. Ce qui entourait l’incarnation de la beauté, ce qui en était le « porte-voix », est à présent dissout dans les différents éléments naturels. En prêtant cependant une oreille attentive à la nature, l’homme pourra entendre leur murmure dans le vent et dans les végétaux, l’écho de leurs voix contre les rochers et dans le chant des oiseaux, leurs gestes dans le cours des ruisseaux… Mais il pourra surtout entendre, là où le travail de la terre et de la vigne le met en contact avec le mystère de Dionysos, la voix d’Hélène et d’Euphorion remontant de l’Hadès.

Attentif à la nature, l’homme pourra devenir capable de recouvrer la beauté et la force créatrice poétique.

Ainsi la poésie, selon Goethe, est permise par un contact intime avec les éléments de la nature et, surtout, au sein de celle-ci, des phénomènes de mort et de résurrection, du mystère de Dionysos.

La faculté créatrice poétique, à peine née, plonge dans le royaume de la mort mais peut renaître au sein de la nature.

CHAPITRE IX

La généalogie et la nature

à travers l’étude du début de la scène : Haute Montagne

Bien que la nature soit l’axe majeur de la problématique de la pièce, il n’y a presque aucun entretien entre Méphistophélès et Faust à ce sujet. Sauf un, celui que nous allons étudier ici.

1 – L’enfance et la nature

Juste avant cette discussion, il faut toutefois préciser que Faust voit une sorte d’apparition mystique. Il voit une femme se former dans les nuages, semblable à Hélène, ou du moins à la pureté féminine idéale, puis s’élever et se dissiper dans les airs :

“FAUST

Une image de femme, gigantesque il est vrai, et pareille aux dieux,

Je la vois ! Pareille à Junon, à Léda, à Hélène,

Combien majestueuse et charmante elle ondoie devant mes yeux.

Hélas ! déjà elle s’altère ! Informe en un large amoncellement,

Elle repose à l’est, pareille à de lointains glaciers,

Et reflète, éblouissante, la poésie grandiose de jours fugitifs.

Mais voici qu’une traînée de nuages délicate et claire flotte

Encore autour de ma poitrine et de mon front, aimable, douce et caressante.

La voici qui monte, légère et comme à regret, toujours plus haut,

Elle se condense. – Suis-je le jouet d’une image délicieuse,

Reflet du bien suprême depuis longtemps évanoui qui enchanta ma prime jeunesse ?

Les trésors printaniers enfouis au tréfond de mon coeur jaillissent ;

Avec son joyeux élan, cette vision évoque l’amour de mon aurore,

Le regard aimé, le premier, vite senti, à peine compris,

Qui, fidèlement retenu, eût dépassé l’éclat de tous les trésors.

Comme la beauté d’âme, cette forme gracieuse s’amplifie,

Et sans se dissiper, s’élève vers l’éther,

Emportant avec elle le meilleur de mon âme.105

Il est intéressant de noter que Faust, en face de cette vision, ressent rejaillir en lui-même «les trésors printaniers enfouis au fond de son coeur». C’est-à-dire que cette apparition a pour effet de réveiller en lui un mode de contact avec la nature tel celui que Faust avait dans sa petite enfance, dans sa «prime jeunesse». On pourrait aussi dire que cette apparition rend à Faust la faculté de comprendre la nature par le coeur, par des sentiments purs de la petite enfance. C’est pourquoi le texte souligne la parenté de cette forme féminine avec la beauté de l’âme.

En la personne d’Hélène, Faust a rencontré l’entéléchie de sa propre âme dans sa pureté originelle. Celle-ci, en le quittant pour retourner dans sa sphère, éveille en lui les forces animiques de la petite enfance qui lui permettaient, autrefois, une communion profonde avec les forces de vie de la nature.

Cette apparition est la part de lui-même qui, au niveau des forces de vie, est restée pure dans un lien simple et sentimental à la nature.

2 – Les théories intellectuelles et la nature

C’est alors que survient Méphistophélès. Celui-ci sent bien qu’il lui est impossible de contrer ces forces animiques du coeur fraîchement réveillées en Faust. Alors il tente de l’attaquer par un autre biais, l’intellect, en lui présentant une théorie sur la naissance de la nature :

“MÉPHISTOPHÉLÈS (avec gravité)

Quand le seigneur Dieu – et je sais bien pourquoi –

Nous bannit des airs pour nous précipiter au tréfond des abîmes,

Là où en une fournaise centrale

Un feu éternel se consumait lui-même en sa propre flamme,

Nous nous trouvions, en raison de l’éclairage par trop intense,

En une position très comprimée et incommode.

Les diables se mirent tous à tousser,

A souffler bruyamment par en haut et en bas ;

L’enfer se gonfla de puanteur et d’acide sulfurique,

Il en résulta un gaz ! Cela prit des proportions colossales,

Si bien que la croûte unie de la terre,

Si épaisse qu’elle fût, dut craquer et crever.

Maintenant tout se trouve retourné ;

Ce qui naguère était au fond, est aujourd’hui au sommet.

Ils fondent même là-dessus la juste doctrine

En vertu de laquelle bas et haut doivent être intervertis.

Car nous nous évadâmes de la geôle souterraine brûlante

Vers la souveraineté vertigineuse de l’air libre.

Mystère patent, mais bien gardé,

Et qui n’a été révélé que fort tard aux peuples.” 106

On pourrait caractériser ce passage de la façon suivante : pour contrecarrer l’éveil des forces de compréhension enfantine de la nature en Faust, Méphistophélès veut dresser contre elles les forces de l’intellect. Pour faire écran entre les forces enfantines de compréhension de la nature et la nature, il dresse le mur d’une théorie purement intellectuelle.

En effet, si l’on fait bien attention au discours de Méphisto, on s’apercevra qu’il s’agit d’une construction de l’esprit, d’un pur échafaudage intellectuel. On a l’impression, à l’entendre, de se retrouver en face d’une élucubration de scientifique qui explique la création du monde. C’est un discours sur les causes et les effets, sur les actions chimiques des gaz, sur les inversions des pôles, bref une doctrine qui fait appel à une gymnastique de l’esprit et du cerveau.

Goethe avait en effet la conviction que l’intellect, qu’il nommait l’entendement, ne devait en aucun cas se poser la question de l’origine, car il n’était pas en mesure d’y trouver une réponse pertinente en raison de sa propre configuration interne. Selon Goethe, cette tâche est dévolue à la raison, c’est-à-dire à une sphère supérieure de la pensée :

“151. A la raison est assigné ce qui devient, à l’entendement ce qui est devenu ; la première ne se soucie point de savoir : à quelle fin ? le second ne demande pas : de quelle origine ? – La première prend plaisir au développement des choses ; le second souhaite tout retenir afin de pouvoir l’utiliser. (…)

153. La raison n’a d’empire que sur le vivant ; le monde formé, objet de la géognosie, est mort. C’est pourquoi il ne saurait y avoir de géologie ; car la raison ici n’a rien à faire.” 107

Méphistophélès construit donc, sur la base de l’entendement, une généalogie abstraite de la nature pour contrer les forces de compréhension enfantines de la nature de Faust.

3 – Le refus faustien de la généalogie

Cependant, lorsqu’il est question de la nature, Faust sait faire preuve d’une perspicacité que Méphisto a bien du mal à pervertir. A cela s’ajoute le fait que Faust est un être très vigilant quant à ses pensées. C’est pourquoi il n’entre pas avec Méphisto dans une polémique où il lui opposerait sa généalogie de la nature. Au contraire, Faust lui répond en déclarant non pertinente la question de la généalogie de la nature :

“FAUST

La masse montagneuse demeure pour moi noblement muette,

Je ne demande ni d’où elle vient, ni pourquoi ?

Quand la nature s’est constituée par elle-même,

Elle a nettement arrondi le globe terrestre,

Elle s’est plu à dresser les cimes et creuser les gorges,

Elle a aligné les rocs aux rocs et les monts aux monts,

Elle a disposé commodément les collines en gradins descendants,

Atténué la pente douce qui s’abaisse jusqu’à la vallée.

Là tout croît et verdoie, et pour se recréer,

Elle n’a nul besoin de soubresauts insensés.” 108

A la question de l’origine, Faust oppose une sorte d’éternel présent de la nature. Il n’est pas intéressant selon lui de chercher à imaginer comment la nature s’est constituée de par le passé pour engendrer ce qu’elle est, mais d’observer comment elle se constitue. Le principe constitutif originel de la nature se situe dans le présent, non dans le passé.

C’est ainsi que Rudolf Steiner décrit comment, selon Goethe, les principes formateurs de la nature doivent être cherchés dans le présent, non dans quelque origine naturelle où tout serait différent :

“La nature lui semblait si conséquente en toutes ses parties qu’une divinité même ne pourrait rien changer à ses lois, qu’il tenait pour immuables. Les forces qui travaillent aujourd’hui à la formation de l’écorce terrestre sont de même nature que celles qui y ont travaillé de tout temps.”108bis

Faust récuse la question de l’origine, parce qu’il sent que cette généalogie abstraite ne peut que faire écran à l’observation simple des phénomènes naturels. Il refuse d’entrer dans la question du pourquoi et du comment afin d’observer le quoi.

4 – Méphistophélès et le dogmatisme scientifique

Contre cette attitude, Méphistophélès ne peut opposer à Faust que l’argument d’une certaine foi scientifique. Il affirme qu’il était présent lors de ce processus volcanique, et que par conséquent son témoignage a force de preuve :

“MÉPHISTOPHÉLÈS

C’est vous qui le dites ! Cela vous paraît clair comme le jour ;

Mais ceux qui furent témoins savent qu’il en est autrement.

J’étais là quand, dans les profondeurs en ébullition,

L’abîme se gonfla, soulevant avec lui un torrent de flammes ;

Quand le marteau de Moloch, forgeant le roc au roc,

Projetait au loin des débris de montagnes.

La terre se hérisse encore de blocs étrangers colossalement lourds ;

Qui expliquera cette puissance éruptive ?

Le philosophe n’y comprend rien,

Le rocher est là, il n’y a qu’à l’y laisser,

Nous nous sommes vainement exténués à réfléchir là-dessus.

Le bon peuple naïf est seul à comprendre

Et ne se laisse pas troubler dans son idée ;

Depuis longtemps a mûri pour lui cette sage conclusion :

C’est là un miracle dont il faut faire honneur à Satan.

Et le pèlerin de clopiner, sur la béquille de la foi,

Vers la Pierre du Diable ou le Pont du Diable.

FAUST

Il vaut après tout la peine de noter

Et d’observer comment les diables considèrent la nature.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Eh, que m’importe cela ! Que la nature soit comme il lui plaira !

C’est pour moi un point d’honneur – le Diable était là.” 109

En fait, le seul recours de Méphistophélès au refus de Faust de se poser la question de la généalogie de la nature est de taxer cette attitude de philosophie naïve. Il voudrait faire comprendre à Faust que son refus de la question de la généalogie tient à une volonté de refuser de se poser des questions en général et d’accepter le monde tel qu’il est par paresse de l’imaginer autrement. Paresse d’imaginer une contradiction apparente, à savoir que le calme et l’harmonie actuelle de la nature et du paysage résultent d’une action chaotique et violente à l’origine.

Si nous approfondissons cette attitude de Méphistophélès, nous découvrons qu’il s’agit d’un déni de la pensée de l’autre. Pour défendre sa théorie, qui est pour lui un «point d’honneur», Méphisto se cabre dans une attitude dogmatique et ne se défend qu’en dénigrant la pensée de Faust.

C’est pourquoi il ne supporte pas la réponse ironique de Faust qui lui dit en substance : intéressante théorie ! Car Méphisto refuse que ce qu’il formule soit considéré comme une théorie mais veut de façon dogmatique que cela s’impose comme une réalité. Le dogmatisme est une théorisation du monde et de la nature qui refuse violemment de se considérer comme telle.

Par ce passage, Goethe a voulu, non sans un certain humour, décrire le processus par lequel la pensée, en échafaudant des théories sur l’origine de la nature, cède bien vite à une tentation dogmatique qui ne parvient à se défendre qu’en dénigrant la pensée de l’autre.

Et, comme argument ultime, elle n’hésite pas non plus à faire appel au bon sens, au sens commun, au « bon peuple naïf [qui est] seul à comprendre ».

Bref, d’un côté ce genre de dogmatisme combat ses adversaires avec une arrogance qui dédaigne d’affronter le mode de pensée de son détracteur, et, de l’autre, s’appuie sur l’opinion de la masse.

Lorsque la science se pose la question de l’origine de la nature, c’est là, selon Goethe, un danger méphistophélique auquel elle est vite confrontée.

Conclusion partielle

Cette scène entre Faust et Méphistophélès nous montre que Goethe, dans son investigation de la nature, était autant attentif au contenu des représentations qu’à la qualité des pensées.

Goethe veut rendre compte de la façon dont la pensée scientifique, lorsqu’elle cherche à comprendre le mystère de la nature, est soumise à une tentation de nature interne : le dogmatisme généalogique.

En ce sens, on peut dire que Goethe est un observateur de la qualité morale des pensées scientifiques lorsqu’elles veulent comprendre la nature.

Cet unique échange entre Faust et Méphisto au sujet de la nature est donc peu fructueux en terme de compréhension mutuelle, mais il l’est par contre en ce qui concerne l’épistémologie de la connaissance de la nature.

CHAPITRE X

La liberté et la nature

A TRAVERS LA DEUXIÈME PARTIE DU SECOND FAUST

La dernière aventure de Faust tranche avec celles entreprises jusqu’ici, car il ne s’agit plus de connaître, mais d’organiser et d’agir, de régir le monde. Ce n’est plus dans une démarche cognitive que Faust se place vis-à-vis de la nature, mais dans une volonté d’entreprendre.

1 – L’organisation de la société et l’organisation de la nature

Méphistophélès, après avoir vainement tenté de polémiquer avec Faust au sujet de la généalogie de la nature, attire son attention sur la sphère terrestre et lui demande si elle a suscité en lui une envie. Faust répond par l’affirmative mais charge Méphisto de deviner ce qu’il en est. Méphisto va alors formuler deux types de réponses, qui sont comme deux tendances polaire de l’activité humaine lorsqu’elle s’exerce à organiser le monde.

La première tendance, on pourrait la caractériser comme un anarchisme urbain et social :

“MÉPHISTOPHÉLÈS

Cela ne traînera pas.

Je ferais choix d’une capitale selon mon coeur,

Son noyau : laideur des ripailles bourgeoises,

Petites rues tortueuses et étroites, toits pointus,

Marché modeste : choux, navets, oignons ;

Étals de bouchers où s’installent les mouches

Pour goûter aux gras rôtis ;

Là tu es sûr de trouver, en tout temps,

Puanteur et activité.

Puis, de vastes places, de larges rues,

Qui revendiquent une apparence de distinction ;

Et enfin, passé la limite des portes,

Des faubourgs s’allongent à l’infini.

Là je prendrais plaisir au roulement des voitures,

Au bruyant va-et-vient,

Au sempiternel grouillement

De cette fourmilière éparpillée.

Et quand je me montrerais, en voiture ou à cheval,

J’apparaîtrais toujours comme le point central,

Entouré de respect par des centaines de mille.110

Méphisto nous décrit en effet là une forme d’organisation anarchique de la cité humaine. Et lorsqu’il dit qu’il sera toujours, en tout point, pour ces hommes des villes, le centre, il veut dire que, malgré cette sorte de communauté sociale apparente, l’ego sera toujours l’axe central du comportement des individus.

Faust est tout à fait conscient de cet anarchisme individuel qui sous-tend le chaos urbain et social, c’est pourquoi il dit que cette ambition méphistophélique ne formera que des assossiaux :

“FAUST

Cela ne saurait me satisfaire !

On se plaît à voir le peuple s’accroître,

Vivre dans le bien-être à sa façon,

Se cultiver même et s’instruire –

Et l’on ne forme que des rebelles.111

Faust rejette donc ce mode chaotique d’organisation de la société formant des « anarchistes » égocentriques.

L’autre tendance pourrait être caractérisée comme une rationalisation intempestive de la nature :

“MÉPHISTOPHÉLÈS

Alors je me construirais, en style grandiose, conscient de moi-même,

En un site plaisant, un château de plaisance.

Forêt, colline, plaines, prairies, champs

Magnifiquement transformés en jardins.

Devant de vertes murailles, des pelouses veloutées,

Des allées tirées au cordeau, des ombrages ménagés avec art,

Des cascades bondissant sur des rochers artificiels

Et des jeux d’eau de toute sorte ;

Là monte un jet majestueux, mais sur les côtés

Gazouillent et trissent mille petites bagatelles.

Puis, pour des femmes de beauté merveilleuse, je ferais

Construire de petites demeures discrètes et confortables ;

Et je passerais là des temps infinis

Dans la plus exquise solitude à deux.

Je dis : des femmes ; car, une fois pour toutes,

Je ne conçois les belles qu’au pluriel.” 112

Quand Méphisto dit qu’il se construit lui-même en un édifice, il faut entendre qu’il se projette lui-même sur la nature et la modèle à son image. Il organise alors un espace naturel réorganisé selon le principe d’une rationalité géométrisante, allusion marquée aux jardins à la française.

Goethe sait montrer, avec humour, que derrière cette rationalisation se cache un esthétisme sensuel qui sait privilégier sa volonté de plaisir et de débauche : les instincts sexuels naturels sont comme confinés dans des lieux organisés pour eux. Il s’agit en fait d’une organisation de la nature qui ne fait que confiner, cacher, et du coup accroître le naturel, c’est-à-dire ici les pulsions sexuelles.

Faust se trouve donc ici déchiré entre deux tendances de l’esprit lorsqu’il veut penser l’organisation du monde : la chaotisation anarchique de l’ordre social et la rationalisation intempestive de la nature.

Mais, c’est entre ces deux tendances polaires que Faust va vouloir inscrire son action.

2 – La nature et l’esprit libre

Cette impulsion à l’action en vue de réorganiser le monde, Faust l’exprime par une image :

“FAUST

Mes yeux étaient attirés vers la haute mer ;

Elle s’enflait comme pour s’amonceler sur elle-même,

Puis elle se relâchait et répandait ses flots

Pour donner l’assaut à la vaste étendue du rivage plat.

Et cela m’irrita ; tout comme le caprice orgueilleux

Irrite l’esprit libre, respectueux de tous les droits

Et, par sa fièvre passionnée et tumultueuse,

Le jette dans un sentiment de malaise.

Je pris cela, d’abord, pour un hasard, j’aiguisais mon regard :

Le flot s’arrêta et revint sur lui-même en roulant,

Il s’éloigna du but orgueilleusement atteint ;

Mais l’heure une fois revenue, il va recommencer ce jeu.” 113

Dans ce texte, on peut voir que la façon dont Faust considère la mer est une métaphore de la façon dont il considère la nature.

En effet, la mer lui apparaît comme une pure pulsion volitive. La traduction de Jean Malaplate est ici tout à fait intéressante puisqu’elle compare la vague à une bête sauvage qui se cabre et se rue sur sa proie :

“FAUST

Je la voyais s’enfler, bander son corps sauvage

Puis, se ruant, venir avec son flot amer

Attaquer, envahir le sable du rivage (…)” 114

Faust perçoit, ainsi qu’il le dit lui-même, dans la vague quelque chose d’indompté, semblable à un caprice. C’est-à-dire qu’il ressent dans la nature quelque chose d’instinctif et volitif de type animal, mais aussi une tendance irrationnelle et pulsionnelle semblable à ce qui s’agite dans la sphère de l’inconscient humain.

Il ne s’agit pas d’une impulsion qui voudrait, comme nous l’avons vu à travers la seconde tendance des « jardins à la française ». Il ne s’agit pas d’une volonté de rationalisation plaquée sur la nature.

Il s’agit de quelque chose de plus complexe : du combat entre l’esprit libre et les pulsions irrationnelles et volitives de l’être humain. Et là, il convient de bien distinguer entre l’esprit libre et la raison qui, pour Goethe, ne sont pas similaires. L’esprit libre est le plus noble acquis de l’être humain, il est un état de conscience plutôt qu’un mode de fonctionnement de la conscience.

L’esprit libre est un état d’esprit, et c’est ce dernier, et non la raison, que Faust veut opposer à la force sauvage de la nature inconsciente.

3 – La construction d’un espace naturel pour la liberté

Mais la façon dont il veut s’y prendre, pour parvenir à établir le royaume de la liberté, est pour le moins problématique :

“FAUST (continuant avec passion)

Elle s’avance en rampant, et de toute part,

Stérile elle-même, répand la stérilité ;

La voilà qui s’enfle et monte et roule et recouvre

La surface affreuse de l’espace désolé.

Alors le flot succède au flot et règne en souverain,

Il se retire, sans avoir rien produit d’utile ;

Cela pourrait m’angoisser jusqu’au désespoir !

Force désordonnée d’éléments indomptés !

Mais mon esprit alors ose, dans son vol hardi, se dépasser lui-même ;

Ici je voudrais combattre, ceci je voudrais le vaincre.

(…) Conquiers la jouissance supérieure

D’exclure de ce rivage la mer dominatrice,

De rétrécir les limites de cet espace humide

Et de la refouler bien loin sur elle-même.

Pas à pas j’ai discuté la chose en moi-même ;

C’est là mon souhait, ose donc le seconder !” 115

Si nous voulions utiliser un vocabulaire de la psychanalyse freudienne, l’occasion serait tout à fait appropriée, puisque Faust emploie lui-même le terme de « refoulement ». Dans sa façon de conquérir la liberté de l’esprit, Faust procède au refoulement de la mer, c’est-à-dire de la force sauvage de l’inconscience naturelle.

Mais ce procédé s’avérera complètement illusoire car, au moment de la mort de Faust, la digue qui contenait l’océan se rompt, et submerge tout ce que Faust avait bâti :

“MÉPHISTOPHÉLÈS (à part)

C’est pour nous seuls, pourtant, que tu travailles

Avec tes digues et tes quais ;

Car, tu prépares d’avance à Neptune,

Le démon des mers, un grand festin.

De toute manière, vous êtes perdus ;

Les éléments sont conjurés avec nous,

Et tout aboutit à l’anéantissement.” 116

Le refoulement est donc inopérant pour créer l’espace de la liberté, tant moral que spatial.

Pourtant, l’ambition de Faust était noble et il meurt d’ailleurs avec l’idée d’avoir créé un espace libre pour des hommes libres :

“FAUST

Un marais s’allonge au pied de la montagne,

Empestant tout l’espace déjà conquis ;

Drainer aussi ce bourbier fétide,

Ce serait là la suprême réussite.

A des millions d’hommes, j’ouvre des espaces

Où ils vivront non en sécurité, mais actifs et libres.

Verte est la campagne et fertile ; hommes et troupeaux

S’installeront à l’aise tout aussitôt sur la terre à peine née,

S’établiront de suite le long de la puissante colline

Qu’a érigée l’effort d’un peuple hardi et laborieux.

Au dedans, ici, s’épanouit un paradis,

Qu’au dehors le flot fasse rage, se hausse jusqu’au rebord,

Sitôt qu’il effrite la digue, prêt à faire irruption avec violence,

La communauté, d’un seul élan, accourt pour fermer la brèche.

Oui ! à cette pensée je me suis donné tout entier,

C’est là l’ultime leçon de la sagesse :

Celui-là seul mérite la liberté et la vie

Qui chaque jour doit les conquérir.

Et ainsi, environnés de péril,

L’enfance, l’âge mûr, la vieillesse déroulent leur cycle fécond.

Ce fourmillement, je voudrais le voir,

Me tenir sur une terre libre parmi un peuple libre.

A l’instant qui passe, je pourrais dire alors :

Arrête-toi, tu es si beau !

La trace de mes jours terrestres

Ne saurait disparaître en des éternités? –

Dans le pressentiment de cette félicité si haute,

Je jouis à présente de l’instant suprême.” 117

Pourtant, cette ambition, tant par les moyens mis en oeuvre (l’esclavage et la magie) que par les exactions commises (l’incendie de la maison de Philémon et Baucis, le piratage), s’est vite avérée détournée de son but originel.

Méphisto définit ainsi lui-même cette perversion, au niveau de la pratique, de l’idée de liberté :

“MÉPHISTOPHÉLÈS

Donc, nous avons fait nos preuves,

Contents si le patron nous approuve.

Partis avec deux vaisseaux seulement,

Nous en amenons vingt dans le port.

Les grandes choses que nous avons faites,

Se voient à notre cargaison.

La mer libre rend l’esprit libre,

Qui donc s’embarrasse là de scrupules !

Seul sert un prompt coup de main,

On prend le poisson, on prend un bateau,

Et quand on est maître de trois,

On raccroche le quatrième ;

Et le cinquième est en mauvaise posture,

On a la force, donc on a le droit.118

Cette perversion de la liberté, devenue une égoïsme sans scrupules, pourrait s’expliquer de la manière suivante : la liberté a été conquise par un processus de refoulement, et, par voie de conséquence, l’impression d’être libre par un acte de défoulement.

Avoir refoulé la mer fait que l’homme ne croit goûter à la liberté qu’en se livrant au piratage sur la mer.

Ainsi, la liberté que Faust croyait trouver en repoussant la mer est dans la mer.

Celui qui se croit libre parce qu’il a refoulé ses pulsions ne se sent finalement libre que lorsqu’il y donne libre cours.

Celui qui repousse la nature pour être libre ne se sent finalement libre que lorsqu’il laisse son naturel prendre le dessus.

Goethe décrit ce point de la manière suivante dans l’Hymne à la Nature :

“Celui qui la [la nature] détruit en lui-même et en d’autres, elle le punit, telle le plus sévère des tyrans. Qui lui obéit, plein de confiance, elle le presse sur son coeur comme un enfant.” 119

Ce qui veut dire que Faust a fait l’erreur de croire que la liberté s’acquérait en luttant contre les lois de la nature, alors que ce n’est qu’en obéissant à ces lois que, paradoxalement, on devient libre.

L’esclavage est un sentiment de liberté inadapté :

“Personne n’est plus esclave que celui qui se croit libre, sans l’être.” 120

La liberté est une obéissance aux lois de la nature :

“Regardons-nous dans n’importe quelle situation de la vie et nous constaterons que nous sommes déterminés par l’extérieur, de notre premier à notre dernier souffle. Pourtant la plus haute liberté nous est offerte : mettre notre intérieur en harmonie avec l’ordre moral de l’univers. Ainsi quelles que soient les entraves, nous pouvons parvenir à être en paix avec nous-mêmes. Certes, cela est bientôt dit ou écrit, mais cela se dresse devant nous comme un devoir auquel nous devons consacrer tous nos jours.” 121

Il ne s’agit pas, comme on pourrait être tenté de le croire, d’un artifice pour se sentir libre alors qu’on obéit. Non, dans l’esprit de Goethe, cela signifie que les lois de la nature ont en vue de favoriser la liberté humaine ; c’est pourquoi leur obéir nous rend libre.

Les lois de la nature permettent la liberté humaine si on leur obéit.

L’erreur de Faust a été de refouler la nature pour être libre, alors que la liberté est dans l’obéissance aux lois morales de la nature infinie.

Conclusion partielle

Ainsi, Faust fait à ses dépens l’expérience du lien entre la nature et la liberté : la vraie morale est une obéissance volontaire à l’ordre moral de l’univers, l’esclavage est de croire pouvoir s’en affranchir.

A ce point, nous touchons l’un des éléments les plus délicats de la pensée de Goethe, puisqu’il concerne le lien entre la nature et la morale. Jusqu’alors, nous pouvions avoir l’impression que la nature était amorale, tout comme le sont les elfes dans la première scène du Second Faust.

Mais Goethe veut nous montrer, à travers cette dernière aventure de Faust, que la moralité authentique se construit par un rapport à la nature. Et ce type de moralité « naturelle » a la particularité de se concilier avec la liberté.

Est libre, selon Goethe, celui qui s’efforce de se conformer aux lois de l’univers qu’il découvre dans son exploration des mystères de la nature.

CHAPITRE XI

La nature et l’Au-Delà

A TRAVERS L’ÉTUDE DE LA SCÈNE : RAVINS

L’importance de la nature dans le Faust s’est donc avérée primordiale tout au long de notre étude : presque aucune scène du drame ne peut être comprise si elle n’est pas considérée comme l’expression d’un mode de relation à la nature. Et pourtant, on pourra être surpris que la dernière scène, qui fait état des expériences post-mortem de Faust, soit, elle aussi, autant liée au thème de la nature – et surtout de façon aussi manifeste.

1 – La nature et l’Être

Ainsi, toute l’ascension de Faust dans l’autre monde se fera, en majeure partie, par le biais de la description de la nature ; comme l’indique le titre de la scène, il s’agira d’une description poétique de ravins, de la forêt, de rochers, etc. La première strophe est, en effet, une description d’un paysage :

“CHOEUR ET ÉCHO

La forêt ondule vers nous,

Les rochers y suspendent leur poids,

Les racines se cramponnent au sol,

Le tronc se serre contre le tronc.

Flot sur flot jette son écume,

La grotte, très profonde, offre un abri.

Des lions rampent, muets

Et amicaux autour de nous,

Ils respectent le lieu consacré,

Le saint asile d’amour.” 122

Dans ce texte, une impression générale prédomine, celle de la co-existence, de la fraternité existentielle des êtres. Elle s’exprime à travers l’image de l’ensemble de la forêt prise dans une sorte d’ondulation, à travers celle des arbres qui s’agrippent à la terre et celle des rochers qui se suspendent au sol : chacun s’appuie sur l’autre, chacun peut compter sur l’autre, pour être ce qu’il est.

A travers ces images, nous touchons à l’un des aspects les plus ésotériques de la pensée de Goethe. Celui-ci tente en effet de nous brosser un portrait du fondement existentiel de la nature. Il s’agit d’une vision imaginative de l’Être. On retrouve une description semblable, quoique exprimée de manière plus philosophique, de la sphère naturelle de l’Être, dans ses Maximes et Pensées :

“TESTAMENT (1829) Aucun être ne peut s’anéantir ! L’Éternel bouge en toute chose. Maintiens-toi à l’Être avec joie ! Il est éternel ; des lois gardent les trésors vivants dont s’est paré l’univers. Le vrai est trouvé depuis longtemps. Il a réuni tous les esprits nobles ! Ce vrai antique, saisis-le ! Et rends grâce, fils de la Terre, au Sage qui lui ordonna de tourner autour du Soleil et enseigna sa voie à l’astre-soeur. Puis aussitôt tourne-toi vers le monde du coeur. Tu y retrouveras le centre dont aucune âme noble ne saurait douter. Là, aucune règle ne te fera défaut, car la conscience libre est le soleil de la vie morale.” 123

Ce texte doit être, à notre sens, lu directement en rapport avec ce passage de Faust. En effet, en tant que testament, il doit aussi être mis en relation étroite avec le phénomène de la mort. Mais surtout, on voit dans ce texte comment l’Être est décrit comme quelque chose sur lequel on peut s’appuyer, de la même façon que les rochers «se suspendent au sol». Puis le texte, dans l’image du soleil qui enseigne à la lune, développe l’idée de fraternité existentielle de chaque élément de la nature.

Dans le passage du Faust, l’idée même de choeur auquel répond un écho participe de cette idée d’osmose universelle.

Cette première description de l’Au-Delà, à travers une évocation de la nature, nous met donc en présence du mystère de l’Être en qui tous les êtres coexistent fraternellement.

2 – Les quatre éléments et la vie après la mort

La description se poursuit avec l’intervention du Pater Extaticus. Les propos de ce personnage nous invitent à penser que la description qui va suivre se situe à un niveau plus profond encore de la sphère existentielle de la nature. En effet, ce personnage demande que tout son être corporel soit détruit par les éléments de la nature :

“PATER EXTATICUS (s’élève et s’abaisse en planant)

Éternel embrasement de félicité,

Ardent lien d’amour,

Cuisante douleur du coeur,

Débordante ivresse divine.

Flèches, transpercez-moi,

Lances, abattez-moi,

Massues, écrasez-moi,

Éclairs, déchirez-moi !

Afin que s’évanouisse

Tout ce qui est néant,

Et que brille l’étoile fixe

De l’amour éternel.” 124

Le Pater Extaticus décrit en fait un processus par lequel la nature se déchaîne sur lui pour y détruire tout ce qui est d’essence corporel. Un examen attentif de cette strophe nous montre même que sont évoqués les quatre éléments : la terre, à travers les massues, l’eau, à travers l’ivresse divine, le feu, à travers l’éclair, etc. Il s’agit de faire en sorte que la nature reprenne ses droits sur les quatre éléments qui vivent dans le corps pour que ceux-ci se retirent de l’essence de l’être humain, la laissant ainsi apparaître dans sa pureté première.

Cette hétérogénéité des quatre éléments et de l’essence humaine, Goethe l’exprime dans ses maximes :

“Celui qui a voyagé par tous les éléments, eau, air, feu, terre, finira par se convaincre qu’il n’est pas de la même essence.” 125

Nous sommes donc en face d’un processus par lequel les éléments naturels se retirent de l’essence de l’homme après la mort, car ils ne sont pas de même nature que lui.

3 – L’amour en tant que loi existentielle de la nature

Une fois purifié ainsi des quatre éléments, l’homme ne devient pas un étranger à la nature. Bien au contraire, ainsi que l’affirme le Pater Extaticus, il découvre «l’étoile fixe de l’amour éternel» qui est le fondement de son essence délivrée du néant. Or cet amour, comme le décrit ensuite le Pater Profundus, est un principe existentiel actif au sein de la nature. Car c’est l’amour qui permet la médiation entre le haut et le bas :

“PATER PROFUNDUS (région basse)

Comme l’abîme rocheux à mes pieds

Repose pesamment sur un abîme profond,

Comme mille ruisseaux s’élancent en jet

Vers la chute effroyable des flots écumeux,

Comme le tronc, mû par sa force d’impulsion propre,

S’élève de lui-même rigide dans les airs :

Ainsi, fait l’Amour tout-puissant,

Qui forme tout et conserve tout.

Autour de moi, c’est un sauvage tumulte,

Comme si s’ébranlaient la forêt et les assises de rocher,

Et pourtant la masse d’eau s’élance au gouffre,

Pleine d’amour dans son mugissement,

Conviée à arroser tout à l’heure la vallée ;

De même l’éclair qui s’est abattu, fulgurant,

Devait assainir l’atmosphère

Qui portait en son sein des poisons et des vapeurs.

Ils sont des messagers d’amour, ils annoncent

L’élément qui, éternellement actif, circule autour de nous.

Puisse-t-il embraser aussi mon être intime,

Où l’esprit, confus et froid,

Se tourmente dans la prison des sens obtus,

Dans la souffrance des chaînes étroitement rivées.

O Dieu ! apaise mes pensées,

Illumine mon coeur indigent !” 126

Cette strophe montre en effet comment l’amour, telle une cascade descendant des hauteurs, pénètre dans l’abîme, c’est-à-dire permet une médiation du haut vers le bas. Mais la médiation est aussi active en sens inverse, ainsi que le souligne l’image de l’arbre qui «s’élève de lui-même, rigide dans les airs».

C’est pourquoi le Pater Profundus peut parler de l’amour en tant qu’élément éternellement actif qui circule autour de nous. L’amour est un principe existentiel constitutif de la nature. Il assure la médiation entre le bas et le haut, c’est-à-dire qu’il est l’élément de solidarité entre tous les êtres.

Avec le principe de co-existence mutuelle des êtres, nous avions une sorte de fraternité des êtres entre eux, basée sur le principe de cohésion mutuelle. Avec l’amour, le principe est plus profond encore puisqu’il s’agit de la création d’une unité de tous les êtres : l’étoile fixe de l’amour éternel.

Avec la coexistence des êtres dans l’Être, il s’agissait de la cohésion d’une pluralité. Avec l’amour, il s’agit de l’unification d’une entité dispersée.

Au sein de la nature, l’Amour est un principe plus profond que l’Être.

C’est pourquoi Goethe pouvait dire, dans l’Hymne à la Nature, que l’amour est le couronnement de cette dernière :

“L’amour est son couronnement. C’est par lui seulement qu’on l’approche.” 127

L’amour est donc le principe existentiel constitutif de la nature le plus important. C’est par lui que nous pouvons comprendre la coexistence des sphères raphaëliques, gabriélique et michaëlique, pourtant séparées quant à leurs principes temporels et spatiaux.

Le fondement existentiel de la nature est donc de nature morale.

4 – La médiation entre le visible et l’invisible

Après cette évocation du mystère de l’amour en tant que principe constitutif de la nature, survient une troupe d’enfants mort-nés qui vole au dessus des pins. Ils représentent le lien minimal à l’incarnation terrestre. C’est-à-dire une forme de lien au corps et au monde des sens qui n’a subi aucune influence de la part de l’organisation corporelle et sensorielle. Ils assurent une sorte de transition entre ce qui est de nature sensorielle et ce qui est de nature suprasensible :

“CHOEUR D’ENFANTS BIENHEUREUX

Dis-nous, ô Père, où nous glissons,

Dis-nous, ô Saint, qui nous sommes ?

Nous sommes heureux, pour tous, tous,

L’existence est si légère.

PATER SERAPHICUS

Enfants, nés à minuit,

Dont l’esprit et les sens sont à peine entr’ouverts,

Perdus aussitôt pour vos parents,

Gagnés pour les anges.

Vous sentez bien la présence d’un coeur aimant,

Approchez-vous donc !

Mais des rudes sentiers de la terre,

Bienheureux ! vous ne portez pas les marques.

Descendez en moi, dans mes yeux,

Organe adapté au monde et à la terre,

Vous pouvez vous en servir comme s’ils étaient vôtres,

Contemplez donc cette contrée ! (Il les prend en lui.)

Voici les arbres, voici les rochers,

Le fleuve qui s’élance en cascade

Et en un immense glissement

Abrège sa route escarpée.

LES ENFANTS BIENHEUREUX (de l’intérieur)

C’est un spectacle puissant à voir,

Mais ce lieu est trop sombre,

Il nous secoue de crainte et d’horreur.

Noble et bon père, laisse-nous partir !” 128

Il est intéressant de noter que ces enfants définissent eux-mêmes leur lien avec la sphère terrestre en disant que, pour eux, «l’existence est si légère». Ils sont dans un rapport minimal avec l’existence et, de fait, avec les sens. C’est pourquoi ils ne peuvent supporter trop longtemps de voir à travers les yeux du Pater Seraphicus.

Leur médiation va cependant permettre un approfondissement du principe existentiel constitutif de la nature. En effet, au delà de l’amour existentiel, ce dernier accède à un stade supérieur lorsqu’il se transforme en béatitude :

“PATER SERAPHICUS

Montez donc vers une sphère supérieure,

Croissez toujours insensiblement,

A mesure que, pas son action éternelle et pure,

Vous fortifiera la présence de Dieu.

Car telle est la nourriture des Esprits,

Épandue dans l’éther libre :

La révélation de l’amour éternel,

Qui s’épanouit en béatitude.129

Que l’amour, qui représentait la loi existentielle et morale de la nature, se transforme en béatitude, cela signifie que nous dépassons le principe de l’unité des êtres pour entrer dans le principe de la communion intérieure de tous les êtres. En effet, l’unité assurée par l’amour restait une unité extérieure entre des êtres isolés ayant en commun un même principe médiateur. Avec la béatitude, il s’agit d’une participation intérieure des êtres aux autres êtres, d’une ouverture de chaque être à l’autre. C’est en ce sens que la béatitude est un degré supérieur de l’amour.

C’est aussi en ce sens que la béatitude permet une médiation entre le visible et l’invisible, ainsi que l’exprime le Choeur des enfants bienheureux :

“CHOEUR D’ENFANTS BIENHEUREUX

(tournoyant autour des cimes les plus élevées)

Unissez vos mains

Dans la joie pour la ronde,

Élancez-vous et chantez

Pleins de sentiments pieux !

Instruits par la divinité,

Vous pouvez avoir foi ;

Celui que vous vénérez,

Vous le verrez.” 130

Le dernier vers est tout à fait significatif de cette transition entre le visible et l’invisible : ce qui est invisible, mais que ce principe de béatitude permet de pressentir, deviendra visible.

La béatitude est donc le stade supérieur de la loi existentielle de l’amour qui est le fondement de la nature : elle permet la médiation entre le visible et l’invisible.

A travers cette description de l’Au-delà, il devient donc de plus en plus clair que Goethe met en place une ontologie de la nature.

5 – Le noyau impérissable de l’entité humaine et la nature

Puis il est de nouveau question de Faust : des anges portent son essence immortelle. Celle-ci est définie par les anges :

“DES ANGES (planant dans l’atmosphère d’en haut et portant l’élément immortel de Faust)

Sauvé du Malin est le noble adepte

Du monde des Esprits :

«Celui qui s’efforce toujours et cherche dans la peine,

Nous pouvons le sauver.»

Et si, surtout, l’amour

D’en haut intercède en sa faveur,

La troupe bienheureuse vient au devant de lui

Et fête de tout coeur sa bienvenue.” 131

Pour simplifier, on peut dire que cette essence immortelle est caractérisée par un principe fondamental : l’action.

Goethe exprime ainsi ce lien entre l’action et le noyau indestructible de l’entité humaine dans ses maximes :

“J’ai la ferme conviction que notre esprit est un être d’une nature entièrement indestructible; il se poursuit d’éternité en éternité. Il est semblable au soleil qui paraît seulement se coucher à nos yeux terrestres, mais qui en vérité ne se couche jamais et continue de briller sans cesse. Un esprit entreprenant et actif prend pied partout.” 132

Il prend pied partout, c’est-à-dire qu’il se fonde sur l’Être pour exister. L’Être est le support de l’action.

Car l’être actif provoque un répondant au niveau de la sphère invisible, et ce répondant est l’amour, comme le montre l’image des roses qui ont permis d’intercéder en faveur de Faust dans la scène précédente.

L’action, quand elle est une quête de la vérité, trouve donc un écho dans le monde suprasensible. C’est ce qu’exprimait le personnage du seigneur au début de la pièce :

“LE SEIGNEUR

Il me cherche ardemment dans l’obscurité, et je veux bientôt le conduire à la lumière. Dans l’arbuste qui verdit, le jardinier distingue déjà les fleurs et les fruits qui se développeront dans la saison suivante.” 133

Quand un être fonde son existence sur le principe de l’action en tant que quête de la vérité, dans le monde visible, alors cet être est « vu » du monde de l’invisible car son essence est alors commune aux deux mondes. L’acte est ce qui permet de perdurer dans l’Être, ainsi que Goethe l’exprime de manière poétique dans l’Un et le Tout :

“Et pour créer la créature, afin

Qu’elle ne s’arme point pour l’engourdissement,

L’Acte éternel agit, vivant !

Et ce qui n’était pas, veut être, veut enfin

Au soleil, à la terre, aux couleurs se mêler ;

Nulle chose jamais ne se peut reposer.

Il faut que tout agisse et soit mouvant et crée

Et que la forme change aussitôt que formée.

Tu n’es qu’une apparence, ô repos du moment !

Partout au plus profond se meut l’éternité,

Car toute chose ira se dissoudre au Néant

Si dans l’Être immobile elle veut demeurer.” 134

L’action en tant que principe existentiel de l’entité de Faust est donc le trait d’union entre le visible et l’invisible.

6 – La métamorphose des insectes et la vie après la mort

Cependant l’entité de Faust n’est pas encore complètement purifiée, elle est encore entachée de l’élément terrestre :

“LES ANGES ACCOMPLIS

Il nous reste un résidu terrestre

Pénible à porter,

Fût-il même d’asbeste,

Il n’est pas pur.

Quand une puissante force spirituelle

A attiré à elle

Les éléments,

Nul ange ne saurait séparer

La dualité unifiée

De deux natures intégrées,

Seul l’amour éternel

Les peut dissocier” 135

La force des éléments en tant que marque de la nature est encore présente au sein de l’entéléchie de Faust. Faust ne pourra se purifier complètement qu’après un temps très long. Pour, dans un premier temps, que son être se dépouille de la marque du monde visible pour pénétrer complètement dans le monde invisible, les enfants bienheureux, c’est-à-dire les êtres qui assurent la transition, aideront Faust.

Or, il est intéressant de remarquer de quelle façon ceux-ci le désignent :

“LES ENFANTS BIENHEUREUX

Avec joie nous le recevons

A l’état de chrysalide ;

En lui nous est donnée

La promesse d’un ange futur.

Défaites les flocons

Qui l’enveloppent !

Déjà il rayonne et grandit

En vie sainte.” 136

L’essence immortelle de Faust est comparée à une chrysalide, et son passage dans l’autre monde à la métamorphose de la chenille en papillon.

Si nous nous souvenons que, à plusieurs reprises au cours de la pièce, l’existence terrestre de Faust avait été comparé à celle d’un vermisseau, nous comprenons le sens que prend cette métaphore.

Goethe avait en effet, au cours de ses investigations zoologiques, porté une grande attention au phénomène de la métamorphose des insectes. Ce n’est cependant pas dans les essais scientifiques que l’on trouvera la trace d’un lien entre l’insecte et la vie post-mortem, mais, de façon très claire, dans sa poésie. Ainsi, dans le Divan on trouve le poème suivant :

“BIENHEUREUX DÉSIR

Ne le dites à personne, sinon au sage,

Car la foule est prompte à railler :

Je veux louer le Vivant

Qui aspire à la mort dans la flamme. (…)

Nulle distance ne te rebute,

Tu accours en volant, fasciné,

Et enfin, amant de la lumière,

Te voilà, ô papillon, consumé.

Et tant que tu n’as pas compris

Ce : Meurs et deviens !

Tu n’es qu’un hôte obscur

Sur la terre ténébreuse.” 137

Pour Goethe, les insectes étaient donc en rapport étroit avec le phénomène de la mort et du devenir de l’âme après la mort.

Il se produisait, selon lui, pour l’âme après la mort, un phénomène analogue à celui de la métamorphose des insectes.

5 – L’éternel féminin et la nature

Faust s’éveille alors, et son essence immortelle a pour nom Docteur Marianus. La première chose qu’il voit est la Reine du Ciel :

“DOCTOR MARIANUS

Voici que passent des femmes,

Voguant vers les hauteurs.

Au milieu d’elles,

En sa couronne d’étoile,

Magnifique, la Reine du ciel,

Je la reconnais à sa splendeur. (En extase)

Sublime souveraine du monde !

Laisse-moi contempler

Ton mystère sous la tente bleue,

Déployée du ciel.

Agrée l’émotion grave et douce

Qui pénètre un coeur d’homme

Et qu’avec une sainte ardeur

Il t’apporte en offrande.

(…) Vierge, pure au sens le plus sublime,

Mère digne d’hommages,

Reine élue de nos coeurs,

Qui va de pair avec les dieux.” 138

Nous serions tenté de dire que l’apparition de cette Reine du Ciel n’est autre qu’une incarnation de la nature. Si Faust dit qu’il la reconnaît, c’est bien qu’il l’a déjà vue. Et le fait qu’il l’appelle la souveraine du monde présage bien de cette identité entre la Reine du Ciel et la nature.

Ainsi, la première expérience de Faust, lorsqu’il franchit le seuil de l’autre monde, est de contempler l’entité de la nature.

De son vivant, il s’était approché d’elle et de son mystère à travers ses multiples êtres autant qu’il l’avait pu ; de l’autre côté de la mort, il la contemple dans son unité.

La nature, qui dans le monde visible est invisible car elle ne se manifeste qu’à travers la pluralité de ses créatures, devient visible dans le monde invisible.

Cette unité des êtres dispersés de la nature, Goethe en rendait compte de multiples façons dans ses écrits. Ainsi, dans ses maximes :

“Avec un zèle heureux, voici bien des années, mon esprit s’efforçait de découvrir et d’apprendre comment la nature vit et crée. C’est l’éternelle unité qui se révèle dans la diversité (…).” 139

La nature est l’entité maîtresse du monde de l’Au-delà, ainsi qu’en témoigne la façon dont tous les êtres la vénèrent.

Certes, on pourrait objecter que cette figure est aussi celle de la Vierge Marie. Mais il faut savoir que Goethe, comme nous l’avons vu déjà au début de la pièce, utilise l’iconographie chrétienne dans le seul but d’y véhiculer ses propres conceptions du monde.

C’est pourquoi on est en droit affirmer que cette Reine du Ciel n’est autre que la nature.

Faust reconnaît ainsi en elle le principe supérieur qu’il a cherché sa vie durant et aspire désormais à lui obéir :

“DOCTOR MARIANUS (prosterné le visage contre terre)

Levez les yeux vers le regard sauveur,

Âmes tendres et repentantes,

Afin de vous métamorphoser, reconnaissantes,

Et de vous élever à la félicité.

Que tout esprit supérieur

S’offre à te servir ;

Vierge, Mère, Reine,

Déesse, reste-nous propice !140

Le fait que Faust utilise indifféremment, pour nommer cette femme, des termes comme Vierge, Mère, Reine ou Déesse montre bien que nous ne sommes pas dans la représentation d’un Au-delà chrétien.

En quittant le monde, Faust ne délaisse pas derrière lui la nature. Au contraire, il en rencontre l’essence sous la forme imagée de la Reine du Ciel. Jusqu’ici, il n’avait fait que la pressentir à travers ses manifestations et ses êtres ; à présent il la contemple. Comme s’il était passé de l’autre côté du monde de la manifestation pour entrer dans celui qui manifeste. Goethe exprimait, par ailleurs, cette présence de la nature au-delà des seuils de la naissance et de la mort dans l’Hymne à la Nature :

“A chacun elle apparaît sous forme particulière. Elle se cache sous mille noms et mille termes, et elle est pourtant toujours la même. C’est elle qui m’a placé en ce monde, elle m’en fera aussi sortir. Je me confie à elle. Qu’elle me traite à sa guise. Elle ne haïra pas son oeuvre. Ce n’est pas moi qui ai parlé d’elle. Non, ce qui est vrai et ce qui est faux, elle a tout dit. Tout est sa faute, tout est son mérite.” 141

Dans la pensée de Goethe, l’Au-delà n’est donc que l’envers de la nature telle qu’elle se manifeste sur terre et dans l’univers. L’Au-delà est l’autre face de la nature.

6 – Le Chorus Mysticus et le langage de la nature

Les dernières paroles du Chorus Mysticus expriment ce lien entre le manifesté et la manifestation, entre l’essence de la nature et la nature que l’on rencontre dans le monde :

“CHORUS MYSTICUS

Tout ce qui passe

N’est que symbole ;

L’Imparfait

Ici trouve l’achèvement ;

L’Ineffable

Ici devient acte ;

L’Eternel-Féminin

Nous entraîne en haut.” 142

Nous avons déjà eu l’occasion de considérer la fonction symbolique et sa différence avec la notion d’allégorie dans notre étude du Faust, aussi comprenons nous facilement le premier vers : «Tout ce qui passe n’est que symbole». Le symbole est le langage de la manifestation naturelle.

De même, que l’imparfait trouve ici son achèvement, nous sommes également en mesure de le comprendre : tous les êtres de la nature sont imparfaits, mais, dans l’Au-delà, ils s’intègrent dans l’harmonie de la Reine du Ciel et l’ensemble des êtres qui constituent cette entité parfaite qu’est la nature.

Quant à «l’ineffable qui devient acte», cela signifie que les manifestations surnaturelles qui étaient invisibles dans le monde sensibles sont le résultat d’actes accomplis dans le monde suprasensible.

Enfin, la dernière phrase, «l’Eternel-Féminin nous entraîne en haut», est l’expression de cette impulsion au progrès, à l’évolution, qu’insuffle la nature à chacun de ses êtres. Nous avions déjà rencontré l’expression de cette impulsion au début de la seconde partie de la pièce au moment du réveil de Faust :

“FAUST

Les artères de la vie battent avec une vitalité nouvelle

Pour saluer doucement l’aube éthérée ;

O terre, cette nuit aussi tu fus constante,

Tu respires à mes pieds dans un renouveau de fraîcheur,

Déjà tu commences à m’environner de joie,

Tu éveilles et stimules en moi la ferme résolution

De tendre à jamais vers la perfection de l’existence.143

Le secret ultime de la nature, telle que Goethe l’exprime dans le Faust, est donc cette tendance au dépassement de soi qu’elle insuffle dans ses êtres.

Vouloir la connaître, l’atteindre, la saisir, c’est vouloir être meilleur que ce que l’on est.

Le principe fondamental de la nature, tel qu’il s’exprime à travers cette ultime image de l’Eternel-Féminin, est le devenir.

Conclusion partielle

A travers cette description de la vie après la mort, Goethe pose donc une véritable ontologie de la nature. Nous y découvrons les diverses strates existentielles de cette dernière :

• L’Être : coexistence des êtres de la nature.

• L’Amour : unité des êtres de la nature.

• La Béatitude : communion des êtres de la nature.

• L’Action : trait d’union entre la nature visible et la nature invisible.

A mesure que nous pénétrons dans l’Au-delà, la nature, qui était dispersée dans l’espace en une multiplicité d’êtres, se reconstitue en une unité indivisible.

Cette idée de l’unité de tous les êtres vivants en une seule entité nommée nature se retrouve dans la pensée de Goethe lorsqu’il tente de définir une sorte de communion synthétique de l’ensemble des organes des sens des êtres vivants :

“Les choses terrestres et célestes forment un si vaste empire que seuls les organes de tous les êtres ensembles peuvent les saisir.” 144

C’est pourquoi, passant de l’autre côté du monde manifesté, Faust rencontre, sous la forme de la Reine du Ciel, l’incarnation de l’essence de la nature.

A travers les dernières paroles du Chorus Mysticus il découvre l’ultime secret de la nature, c’est-à-dire qu’il déchiffre les principes de son langage.

Puis, il comprend le principe primordial de son être qui est le devenir.

Nous pouvons donc compléter notre énumération des principes existentiels qui fondent la nature par le plus essentiel, celui du devenir.

Conclusion

1 – Le drame de Faust à la lumière de la problématique de la nature

De façon sans doute trop simpliste mais néanmoins justifiée, nous pouvons maintenant, à la lumière de toute de notre étude, mettre en relation le drame de Faust à l’ensemble de la problématique de la nature.

Mais pour cela nous devons nous rappeler les principales caractéristiques de cette dernière :

La nature procède selon le même modèle que l’art dramatique Elle se produit elle-même. Ses multiples créatures jouent pour elle un spectacle. La nature jouit d’elle-même dans ses créatures par une sorte d’auto-représentation. Elle donne vie à ses créatures en projettant sa lumière immatérielle dans les formes sensibles afin de les animer, tout en se maintenant du côté de l’invisible. De fait, le théâtre est un principe fondamental de compréhension de l’invisible, puisque le surnaturel procède selon le monde d’action de l’art dramatique.

Faust veut connaître la nature. Mais, dans cette aventure, il rencontre un adversaire redoutable en la personne de Méphistophélès. Celui-ci est l’être qui n’a de cesse de perturber ce rapport à la nature, d’y glisser l’erreur ou l’illusion.

Pourtant, Méphistophélès est lui-même un être naturel : son opposition à la nature vient d’une compréhension partielle de celle-ci. En effet, Méphistophélès ne comprend de la nature que la sphère cosmique des schèmes et la sphère terrestre. La nature est, pour lui ,constituée sous le mode binaire, alors qu’il faut également penser l’existence de la sphère intermédiaire du mouvant, de l’Esprit de la Terre.

Le but ultime de Méphistophélès est le suivant : il a conscience que la nature se projette en chacune de ses créatures pour jouer un spectacle. Mais il sait que le spectacle aura une fin, et que la nature voudra alors retirer de la « scène » ses forces de vie, se lumière invisible qui anime les êtres. Son but est de rendre impossible ce retrait le moment venu, afin que la nature reste prisonnière de ses propres manifestations, de son propre théâtre, et sombre avec lui dans la destruction.

Or, un seul être peut faire en sorte que la nature puisse se retirer du spectacle du monde, c’est l’homme, par le biais de sa faculté cognitive. Car, lorsque l’homme connaît la nature, il la libère du monde créé. C’est là son aspiration fondamentale, incarnée par le personnage de Faust.

Pour parvenir à ses fins, Méphisto doit donc absolument empêcher Faust d’établir un rapport juste à la nature.

Aussi, à la lumière de ce qui précède, nous devons comprendre que l’aventure de Faust n’est pas encore véritablement achevée, puisque l’enjeu essentiel de la pièce, la libération de la nature, n’est ni atteinte ni contrecarrée.

Étant donné la croyance en la réincarnation, diffuse dans toute l’oeuvre de Goethe mais néanmoins nettement présente, il est permis d’imaginer que cette pièce appelle une suite. Mais ceci n’entre plus dans le cadre de notre propos.

2 – La représentation de la nature dans le Faust et les limites de l’analyse synthétique

Le mystère du rapport à la nature est donc la clef qui ouvre la compréhension de tout le Faust. Rares sont les moments de l’oeuvre dont l’analyse approfondie pourrait se passer d’une véritable réflexion sur la connaissance de la nature ou le lien à la nature.

Si notre but avait été de vouloir définir synthétiquement la nature dans le Faust, malgré tout ce que nous avons pu formuler au cours de ce travail, malgré tous les aspects mystérieux que nous avons pu mettre en lumière, malgré tous les concepts cosmogoniques que nous avons su forger pour comprendre la cohérence de cette représentation goethéenne, il nous faudrait cependant nous rendre à l’évidence : cette tentative aurait échoué.

Car, tout ce que nous avons pu découvrir de la nature dans le Faust, ne permet absolument pas de se la représenter sous une forme définie, fixe et déterminée. Au contraire, l’oeuvre de Goethe nous a contraint de partir dans toutes les directions du monde naturel littéraire qu’il met en place dans sa pièce, et à découvrir ainsi une infinité de modes de relations à la nature.

En effet, quand Goethe décrit la nature dans son Faust, il ne construit pas un monde, il explore un monde.

Il ne cherche pas à s’en faire unereprésentation mais plûtot desimages.

C’est pourquoi, malgré toute la cohérence et l’intelligence d’une cosmogonie que nous avons eu l’occasion d’apprécier à de nombreuses reprises au cours de notre analyse, nous n’avons mis en évidence que certains de ses aspects, nous n’avons pas pu en donner une vision globale.

Cette analyse ne nous a donc pas permis de saisir cette «nature infinie» qui se déploie dans le Faust, ainsi que la citation que nous avions choisi de mettre en exergue à notre travail le suggérait, et ce justement parce que la nature, dans ce drame théâtral de Goethe, est infinie. La nature reste insaisissable et infinie, même et surtout après en avoir compris le rôle, l’importance et la logique interne.

Si, en un certain sens, ce travail a échoué, cet échec tient à la nature de l’oeuvre et de la problématique choisies.

Par contre, la pièce de Goethe nous a montré qu’il existe un théâtre occidental qui pense la relation au surnaturel de façon au moins aussi cohérente et profonde que les traditions dramatiques ou rituelles des anciennes civilisations.

La cosmogonie goethéenne du Faust n’a par exemple, à notre sens, rien à envier en profondeur et en complexité aux cosmogonies, mythologiques ou religieuses, de l’Orient.

Par ailleurs, ce théâtre pense les termes de la relation au monde naturel et surnaturel, non plus sur le mode de la croyance, mais sur celui de la connaissance.

L’oeuvre scientifique de Goethe est en effet, comme nous avons maintenant pu l’établir, le soubassement de tout l’univers naturel et magique mis en place dans le Faust.

A ce titre, il est permis de penser que l’oeuvre dramatique de Goethe, tout au moins en ce qui concerne le Faust, ouvre la voie à un théâtre occidental du rite et du mythe qui ne fasse plus appel à la résurgence d’une tradition et de symboles contenus dans un « répertoire anthropologique », mais qui sache au contraire créer lui-même les propres modalités de son rapport à l’invisible sur la base d’une démarche cognitive.

NOTES DE LA DEUXIÈME PARTIE

1 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 107

2Opus cité pages 107 et 108

3Opus cité page 108

4Opus cité pages 115 et 116

5Opus cité pages 116 et 117

6Opus cité page 110

7 Paul-Henri Bideau – in Goethe – Vendôme – Que sais-je ? – PUF – 1984 – page 119

8Goethe – Maximes et pensées – Mondeville – Editions André Silvaire – 1992 – page 20

9 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 112

9bisGoethe – Maximes et pensées – Mondeville – Editions André Silvaire – 1992 – page 19

10Opus cité page 32

11Opus cité page 111

12Opus cité page 72

13Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – page 68

14Opus cité pages 244-245

15Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 150

16Opus cité page 151

17Opus cité page 151

18 Paul-Henri Bideau – in Goethe – Vendôme – Que sais-je ? – PUF – 1984 – page 119

19 Goethe – Métamorphose des plantes – Paris – Edition Triades – 1992 – page 303

20 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 151

21Opus cité page 151

22Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – page 110

23 Goethe – Maximes et pensées – Mondeville – Editions André Silvaire – 1992 – page 30

25Opus cité page 151

26Opus cité page 151

27Opus cité page 151

28Opus cité page 151

29Opus cité page 154

30 Goethe – Traité des Couleurs – Clameçy – Edition Triades – 1990 – page 282

31 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 181

32Opus cité page 181

33Opus cité page 181

34Opus cité page 182

35 Goethe – Traité des Couleurs – Clameçy – Edition Triades – 1990 – page 72

36 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 182-183

37 Goethe – Maximes et pensées – Mondeville – Editions André Silvaire – 1992 – page 12

38 Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 188

39Opus cité page 199

40Opus cité page 196

41 Goethe – Métamorphose des plantes – Paris – Edition Triades – 1992 – page 329

42 Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – page 1

43Opus cité page 2

44Opus cité page 2

46 Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – page 1

47Opus cité page 2

48Opus cité page 2

49Opus cité page 55

50 Goethe – Poésies – Mayenne – Editions Aubier – 1979 – page 373-375

51 Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – page 2-3

52Opus cité page 3

53Opus cité pages 16-17

54Opus cité pages 20-21

55Opus cité pages 21-22

56Opus cité pages 24-25

57Opus cité page 26

58Opus cité pages 27-28

59Opus cité pages 32-33

60Opus cité page 36

61Opus cité page 41

62Opus cité page 43

63Opus cité pages 44-45

64Opus cité page 45

65Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 111

66Opus cité page 111

67Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – page 52

68Opus cité page 53

69Opus cité pages 54-55

70Opus cité page 55

71 Paul-Henri Bideau – in Goethe – Vendôme – Que sais-je ? – PUF – 1984 – page 117

72 Rudolf Steiner – Une théorie de la connaissance chez Goethe – Genève – Editions Anthrophosophiques Romandes – 1985 page 111

73Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – pages 60-61

74Opus cité pages 59-60

75Opus cité page 63

76Opus cité page 65

78Opus cité page 61

79Opus cité page 62

80Opus cité pages 63-64

81Opus cité page 63

82Opus cité pages 65-66

83Opus cité page 84

84Opus cité page 77

85Opus cité page 108

86Opus cité page 109

87Opus cité page 109

88 Paul-Henri Bideau – in Goethe – Vendôme – Que sais-je ? – PUF – 1984 – page 113

89 Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – page 121

90Opus cité page 122

91Opus cité pages 124-125

92Opus cité page 125

93Opus cité page 128

94Opus cité page 129

95Opus cité page 130

96Opus cité page 166

97Opus cité page 180

98Opus cité page 181

99Opus cité page 181

100Opus cité page 184

101Opus cité pages 184-185

102Opus cité page 185

103Opus cité page 185

104Opus cité page 186

105Opus cité page 189

106Opus cité page 190

107 Goethe – Métamorphose des plantes – Paris – Edition Triades – 1992 – page 308

108 Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – pages 190-191

108bis Rudolf Steiner – Goethe et sa conception du monde – Genève – Editions Anthroposophiques Romandes – 1985 – page 178

109Opus cité page 191

110Opus cité page 192

111Opus cité page 192

112Opus cité page 193

113Opus cité pages 193-194

114Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990 – page 424

115 Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – page 194

116Opus cité page 240

117Opus cité pages 241-242

118Opus cité pages 228-229

119 Goethe – Métamorphose des plantes – Paris – Edition Triades – 1992 – page 304

120 Goethe – Maximes et pensées – Mondeville – Editions André Silvaire – 1992 – page 37

121Opus cité pages 39-40

122 Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – page 250

123 Goethe – Maximes et pensées – Mondeville – Editions André Silvaire – 1992 – pages 144-145

124 Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – pages 250-251

125 Goethe – Maximes et pensées – Mondeville – Editions André Silvaire – 1992 – page 12

126 Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – page 251

127 Goethe – Métamorphose des plantes – Paris – Edition Triades – 1992 – page 305

128 Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – page 252

129Opus cité pages 252-253

130Opus cité page 253

131Opus cité page 253

132 Goethe – Maximes et pensées – Mondeville – Editions André Silvaire – 1992 – page 119

133Goethe – Faust – traduction de Gérard de Nerval – Tours – GF Flammarion – 1964 – page 45

134 Goethe – Élégie de Marienbad – Saint-Amand – Editions NRF Poésie / Gallimard – 1993 pages 99-103

135 Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – pages 253-254

136Opus cité page 254

137 Goethe – Le Divan – Saint-Amand – Editions NRF Poésies / Gallimard – 1984 – pages 43-44

138 Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – page 255

139 Goethe – Maximes et pensées – Mondeville – Editions André Silvaire – 1992 – page 25

140 Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – page 258

141 Goethe – Métamorphose des plantes – Paris – Edition Triades – 1992 – page 305

142 Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980 – page 258

143Opus cité page 3

144 Goethe – Maximes et pensées – Mondeville – Editions André Silvaire – 1992 – page 25

BIBLIOGRAPHIE

TRADUCTIONS DU FAUST

Goethe – Faust – traduction de Jean Malaplate – Manchecourt – GF Flammarion – 1990

Goethe – Faust – traduction de Gérard de Nerval – Tours – GF Flammarion – 1964

Goethe – Faust – traduction de Henri Lichtenberger, collection bilingue – Alençon – Aubier – 1980

COMMENTAIRES DU FAUST

Rudolf Steiner – L’Esprit de Goethe – Suisse – Editions Triades – 1979

P. Witkop – Goethe, sa vie, son oeuvre – Abbeville – Editions Stock – 1932

OEUVRES SCIENTIFIQUES DE GOETHE

Goethe – Métamorphose des plantes – Paris – Edition Triades – 1992

Goethe – Traité des Couleurs – Clamecy – Edition Triades – 1990

COMMENTAIRES DES OEUVRES SCIENTIFIQUES DE GOETHE

Paul-Henri Bideau – in Goethe – Vendôme – Que sais-je ? – PUF – 1984

Rudolf Steiner – Une théorie de la connaissance chez Goethe – Genève – Editions Anthrophosophiques Romandes – 1985

Rudolf Steiner – Goethe et sa conception du monde – Genève – Editions Anthroposophiques Romandes – 1985

OEUVRES PHILOSOPHIQUES ET POETIQUES DE GOETHE

Goethe – Maximes et pensées – Mondeville – Editions André Silvaire – 1992

Goethe – Poésies – Mayenne – Editions Aubier – 1979

Goethe – Élégie de Marienbad – Saint-Amand – Editions NRF Poésie / Gallimard – 1993

Goethe – Le Divan – Saint-Amand – Editions NRF Poésies / Gallimard – 1984

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos 7

INTRODUCTION :

LE FAUST ET L’OEUVRE SCIENTIFIQUE DE GOETHE 9

PREMIÈRE PARTIE :

ÉLÉMENTS D’UNE COSMOGONIE

ET D’UNE ÉPISTÉMOLOGIE GOETHÉENNES

I LES TROIS SPHÈRES DE LA NATURE DANS LA

COSMOGONIE GOETHÉENNE 15

II LE THÉÂTRE ET LA NATURE 22

III Le savoir et la nature 31

IV LE SOLEIL ET LA NATURE 46

V LES SENS ET LA Nature 52

VI Le SENTIMENT et L’Intuition 59

VII Méphistophélès et la nature 66

VIII Nature et surnaturel 75

NOTES DE LA PREMIÈRE PARTIE 76

DEUXIÈME PARTIE :

L’EXPLORATION DES MYSTÈRES DE LA NATURE

I L’animal et la nature 89

II L’ÂME ET LA NATURE 97

III LES FORCES ÉLÉMENTAIRES ET LA NATURE 106

IV Le sommeil et la nature 114

V LA NATURE ET LA SOCIÉTÉ 121

VI Les archétypes et la nature 131

VII L’incarnation et la nature 139

VIII La poésie et la nature 145

IX La généalogie et la nature 150

X La liberté et la nature 155

XI La nature et l’Au-Delà 162

Conclusion 173

NOTES DE LA DEUXIÈME PARTIE 175

BIBLIOGRAPHIE 178

Licence Creative Commons
Faust et la Nature (mémoire de maîtrise de théâtre à Paris III) de Grégoire Perra est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.


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