Publié par : gperra | 16 Mai 2012

Pourquoi témoigner sur le milieu anthroposophique ?

Pourquoi témoigner ?

Lorsqu’on témoigne, on est toujours suspecté de vouloir régler des comptes, ou de poursuivre une quelconque vengeance. Il est très difficile de lever un tel soupçon, surtout quand le témoignage met en évidence des faits douloureux que l’on a subis. A notre époque, on ne connaît plus grand chose de certaines motivations profondes comme le besoin de remplir son devoir envers la société, ou celui de dire la vérité. Et pourtant, de telles motivations sont bel et bien présentes en l’être humain. Elles peuvent parfois s’avérer plus puissantes que des motivations égoïstes. Plus impérieuses mêmes, comme on s’en apercevrait si on savait davantage entendre les témoignages de ceux qui se sont battus leur vie durant pour une cause juste. Ainsi, bien que mes écrits contiennent parfois en creux le récit de souffrances que j’ai eu à subir en fréquentant le milieu des anthroposophes pendant près de trente ans, je voudrais que le lecteur comprenne que ce qui a motivé ma démarche est de l’ordre de ce que j’appellerais « une nécessité intérieure ». Il était devenu en effet nécessaire pour moi de témoigner, non pas pour satisfaire quelque rancœur, mais pour trouver une forme de cohérence propre, pour ressaisir le fil de ma vie et en percevoir le déroulement. Et pour accomplir mon devoir ! En effet, lorsqu’au cours de l’été 2010 je décidais de prendre contact avec une association d’aide aux victimes des dérives sectaires pour leur faire le récit de mon parcours chez les anthroposophes, j’éprouvais surtout le besoin de rencontrer des représentants de la société civile qui pourraient m’aider à porter un regard extérieur sur ce que j’avais traversé. Tant qu’on est encore dans un milieu comprenant un risque de dérive sectaire, surtout quand on y a été placé dès son enfance, on voit en effet le monde et sa propre vie avec les repères que ce milieu a placé dans notre esprit. Pour passer définitivement de l’autre côté, il faut pouvoir comprendre ce qui nous est arrivé avec d’autres yeux. Les yeux du monde réel et des gens normaux. C’est ainsi que je rencontrais l’un des membres de l’UNADFI et que cette personne, après quelques discussions, me demanda de rédiger un petit témoignage. Celui-ci ne devait à l’origine pas faire plus de quelques pages. Il n’était pas spécifiquement prévu non plus qu’il soit publié. Mais la complexité et le caractère subtil du système qui relie les écoles Steiner-Waldorf à l’anthroposophie eurent pour conséquence que bien vite les 10 000 signes qu’on m’avait proposés s’avérèrent insuffisants : au fil de la plume, je déroulais inlassablement l’écheveau de mon vécu, emmêlé depuis tant d’années, je décodais les ruses de ce milieu, mettais au jour son réseau de racines souterraines et perçais la nature de l’insidieuse emprise qu’il est capable de produire. Je commençais enfin à y voir clair. Je découvrais la cohérence d’ensemble qui avait constitué mon univers et, ce faisant, par cet acte de la pensée, je me plaçais enfin en dehors de lui. Pendant plusieurs mois, je procédais avec circonspection à l’analyse de ce dont j’avais été témoin, reliant entre eux les faits, référençant systématiquement mes propos, relisant et soupesant chacune de mes affirmations, les soumettant méthodiquement à un regard critique extérieur avant de les valider. J’interrogeais aussi d’autres témoins. La cohérence de ce système prenait peu à peu une forme évidente. Mon esprit respirait.

Ancien élève, puis enseignant des écoles Steiner-Waldorf de Verrières-le-Buisson et Chatou, ancien anthroposophe et ancien étudiant de l’Institut de Formation pédagogique Rudolf Steiner de Chatou, j’ai été placé dans des situations où j’ai observé, subi et participé aux dysfonctionnements que je décris dans mon article paru sur le site de l’UNADFI (site). Philosophe de nature et de formation, je pouvais tenter d’en comprendre les causes, d’en examiner les fonctionnements, d’en exposer les mécanismes. Citoyen conscient de mes devoirs, constatant que ces dysfonctionnements ne seraient jamais traités de manière interne, mais occultés comme ils l’ont toujours été, je me devais d’en témoigner. Tout simplement parce ce qu’ils conduisent à la souffrance d’êtres humains. La société civile doit parler au sujet de ces écoles et de cette pédagogie. Et elle doit pouvoir le faire librement. La Fédération des Ecoles Steiner-Waldorf de France se serait grandie en reconnaissant l’existence de ces dysfonctionnements, ou tout du moins qu’il est légitime d’exposer au sujet de cette pédagogie autre chose que des éloges ou des « études » dont la seule fonction et finalité sont de cautionner ce qui existe. Elle n’en a pas été capable publiquement. Diaboliser, salir ou tenter de faire condamner celui qui les a dénoncés ne fait que confirmer le problème. C’est une erreur aussi grossière que révélatrice.

Une institution incapable de retours critiques honnêtes vis-à-vis de ses propres pratiques se condamne elle-même inexorablement. La nécessité que ces retours soient publics, et non souterrains, saute aux yeux de toute personne qui s’intéresse au devenir des institutions. D’où vient cette foncière incapacité à procéder dans le sens de la réalité ? Je crois que cela s’explique notamment par l’acte inaugural par lequel Rudolf Steiner a fondé la pédagogie Waldorf. En effet, elle est selon lui « un don des dieux », comme il le stipule très clairement dans la pierre de fondation de la première école. Je ne me prononce pas sur la possibilité qu’une intuition transcendante ait pu présider à la conception de ces principes pédagogiques, mais je sais qu’une pédagogie présentée au départ comme une « Révélation » ne pouvait plus être transmise que sous la forme d’une tradition. Et défendue de manière dogmatique. Ce qui devait nécessairement en empêcher toute évolution, en interdire toute remise en cause et conduire impérativement à en nier les dysfonctionnements lorsque ceux-ci apparaîtraient. Quatre-vingt-dix années en dehors du temps ! Tout l’apport culturel du XXème siècle glissant sur ces écoles sans les pénétrer ! Tout vient de cette erreur tragique du commencement. Le problème s’origine dans ce lien fondamental entre une pédagogie qui pourrait prétendre à certaines qualités, mais qui dès le berceau est enchaînée à une nouvelle religion, l’anthroposophie, et à « l’église » qui veut la promouvoir, la Société Anthroposophique.

Les liens qui unissent les écoles Steiner-Waldorf et l’anthroposophie sont profonds. On pourrait trop facilement s’illusionner en se disant que les dérives que je décris proviendraient du fait que la pédagogie Steiner-Waldorf ne se serait pas encore assez détachée de la doctrine ésotérique de son fondateur. Ou qu’il serait possible d’imaginer un dégagement progressif permettant aux innovations pédagogiques de ces institutions de devenir plus ouvertes au monde d’aujourd’hui, afin que « ne soit pas jeté le bébé avec l’eau du bain », si elles avaient enfin le courage de rompre clairement tous les liens institutionnels ou officieux avec la Société Anthroposophique. Cependant, l’un des hauts dirigeants de la Société Anthroposophique Universelle, Serge Prokofieff, définit l’institution qu’il préside en la qualifiant de « porteuse fondamentale du Mouvement Anthroposophique1 ». Autrement dit, la Société Anthroposophique se conçoit elle-même comme le socle commun de toutes les institutions issues de l’anthroposophie, au premier rang desquelles les écoles pratiquant la pédagogie Steiner-Waldorf. C’est pourquoi il était également nécessaire de décrire le milieu anthroposophique, dont la Société Anthroposophique est comme le centre de gravitation. Car tant que  ce dernier ne sera pas connu, c’est-à-dire tant que ne seront pas mis à jour ses modes de vie, son univers intellectuel, son fonctionnement, ses pratiques, on ne pourra saisir l’origine des dysfonctionnements que j’ai pu décrire, ni voir qu’il ne saurait en fait s’agir d’accidents de parcours.

Le lecteur pourra prolonger utilement la lecture de cet article par celui intitulé Qui sont les anthroposophes ?

1 Serge Prokofieff, Rudolf Steiner et les Mystères angulaires de notre temps, Ed. Branche Paul de Tarse, p.5.

2 Sur le concept de « milieu anthroposophique », lire mon article Qui sont les anthroposophes ? Les cinq cercles du milieu anthroposophique, ainsi que Le milieu anthroposophique, une animalisation de la vie de la pensée.

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Réponses

  1. A reblogué ceci sur La Vérité sur les écoles Steiner-Waldorf.

  2. « Mon esprit respirait » : c’est bien cela que vous provoquez aussi chez autrui, malgré que l’on puisse aussi préférer continuer à ne pas respirer. Vous lire et relire, permet un approfondissement, une chasse à ce qui nous a étouffé… Cette démarche est transférable à de nombreuses situations vécues, bien au-delà de la simple question de l’anthroposophie. Ça « vaut le coup » de fréquenter vos écrits, et ça fait aussi « bouger ».
    Merci Monsieur


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