Publié par : gperra | 26 juillet 2011

L’animal et le pouvoir des représentations – hommage méditatif au dragon des mers feuillu

hypocampeL’animal et le pouvoir des représentations – hommage méditatif au dragon des mers feuillu

Qu’est-ce qu’une représentation ? Quel est son pouvoir ? N’est-elle qu’une image dans la conscience ? Ou bien plonge-t-elle ses racines si profondément dans le psychisme et dans le corps que son pouvoir sur nous dépasse de loin le simple domaine de la connaissance, mais affecte notre être tout entier ?

Dans un petit aquarium de l’Océonarium de Lisbonne, un drôle d’hypocampe (le Phycodurus eques) se confond si bien avec les algues qui constituent sont environnement qu’il ressemble à l’une d’entre elles. Il n’est à première vue qu’une algue coupée flottant au gré des courants. Son corps est verdâtre. Chacune de ses extrémités ressemble à une sorte de feuille, partant de multiples embranchements qui font penser à des ramifications. Il semble dériver.

Ce n’est qu’en s’approchant de très près qu’on remarque le vrombissement de ses petites nageoires invisibles, qui lui permettent de se déplacer là où il le veut, mais à un rythme si tranquille qu’on ne perçoit pas qu’il commande et dirige son propre mouvement. Son œil et son torse trahissent encore légèrement son animalité. Mais le reste de son corps possède non seulement la forme, mais la texture et la rigidité apparentes du végétal. Il imite donc non seulement l’algue dans sa structure, mais également dans son déplacement sous l’eau. Cette dissimulation est sa seule protection. Rien d’autre que ce ce déguisement ne le protège des prédateurs.

Lui, pourtant, est un animal. Bien qu’on ait peine à le croire, un coeur bat dans son poitrail, siège probable de quelques désirs, frayeurs, appétits. Mais c’est comme s’il avait renoncé à tout ce qu’il est, à son animalité même, pour la simple possibilité d’exister. Cette dissimulation ne semble pas seulement affecter son apparence, mais entamer son être-même. Dans nos vies d’êtres humains, ne connaissons-nous pas également certains rôles sociaux qui, loin d’être de simples rôles, nous affectent au point de nous faire oublier, puis perdre qui nous étions ? Dans cet Océanorium, j’ai vu d’autres animaux capables de dissimulations ingénieuses, comme ces grenouilles dont le vert de la peau et l’immobilité rend difficile de les distinguer des feuilles de même couleur où elles se sont installées. Mais cette transformation ne semble en aucun cas s’implanter aussi profondément qu’elle ne le fait chez l’hypocampe feuillu.

Cette étrange métamorphose interroge la nature même de la représentation. Pour imiter une algue, il faut en effet en avoir une représentation précise. Puis il faut que tout le corps soit capable, à un moment ou à un autre de l’évolution de cette espèce marine, de se modeler en fonction de la représentation choisie. Le corps doit pouvoir épouser plastiquement une représentation qui n’est que mentale.

Plus étonnant encore, cet animal ne fait pas que ressembler à une algue, mais sa forme toute entière est une sorte de compromis entre la représentation de l’algue et celle de sa propre espèce. Comme si, après une négociation, il avait cherché le moyen de parvenir à ressembler le plus possible à une algue en perdant le moins possible de sa forme originelle. Car il ne pouvait se transformer sans avoir simultanément en main la représentation initiale de lui-même (sa forme d’hypocampe) et sa représentation d’arrivée (celle de l’algue). Il ne s’agit donc pas simplement, comme on pourrait le croire superficiellement, d’imiter une algue : il faut parvenir à combiner, à fusionner, deux représentations hétérogènes sans toutefois faire disparaître totalement ni l’une ni l’autre. Il faut que l’essentiel de la forme de l’hypocampe soit conservé dans celle de l’algue, mais que l’algue soit parfaitement lisible dans la forme de l’hypocampe. En ce sens, cette tricherie touche au génie. Quel ordinateur pourrait modéliser cela ? Il s’agit de quelque chose de bien plus complexe qu’un simple mélange ! C’est un jeu créatif entre deux concepts qui s’épousent sans renoncer à leur propre définition.

Cet animal pose une autre question encore. Aucune des deux représentations que nous avons évoquées, ni celle de l’algue, ne celle de l’hypocampe, ne sont conscientes. Pourtant, n’y-a-t-il pas une différence entre la représentation de l’algue, que l’hypocampe a pu construire par observation, et la représentation de sa propre forme, qui semble plutôt appartenir à son hérédité, son génome ? Apparemment non. L’une comme l’autre semblent avoir le même pouvoir de transformation de sa corporéité. Chez cet animal, les représentations semblent donc étroitement connectées avec l’hérédité.

Et si les représentations que nous nous faisons des choses qui nous entourent avaient le même type de lien ? Si nos représentations nous façonnaient ? Peut-être pas sur une vie humaine, mais sur de nombreuses générations ? Imaginons une lignée humaine qui conserveraient les mêmes représentations. Quelles conséquences cela aurait-il jusque dans la forme des lointains descendants ? Imaginons également, un instant, que ce pouvoir ne soit pas seulement lié à l’espèce, mais qu’il affecte aussi l’individu. Que savons-nous vraiment des liens mystérieux qui unissent le psychisme au corps, et du pouvoir de nos représentations sur celui-ci ? Osons l’hypothèse qu’il nous soit resté quelque chose de cette étrange connexion entre nos représentations et le pouvoir de transformation de notre structure corporelle, que le dragon des mers feuillu manifeste si clairement. Ne pourrait-on alors observer comment certaines représentations que nous avons de nous-mêmes nous affectent, nous modèlent, changent certains aspects de notre apparence ? N’en verrait-on pas quelque chose, à la longue, sur les traits de nos visages, dans nos démarches, dans nos gestes ?

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L’animal et le pouvoir des représentations – hommage méditatif au dragon des mer feuillu de Grégoire PERRA est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transcrit.


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